22 novembre 2019

Targa Florio 1919 : C’est pour la France !

Il y a exactement un siècle la course automobile renaissait en Europe, après une terrible parenthèse de quatre ans. La première (et unique) compétition internationale de l’année 1919 était organisée dans les montagnes de Sicile et les voitures et pilotes français étaient donnés favoris.

Olivier Favre

Les années en « 9 » nous ont aussi inspiré

Ce film d’archives concernant l’année 1919 monté par l’ECPA D pourrait aussi vous intéresser :

https://www.youtube.com/watch?v=qVktlg0W53Y

Près de 10 millions de morts rien que parmi les soldats, encore plus de blessés, atteints dans leur chair et leur esprit. En 1919 l’Europe sort hébétée d’un conflit absurde qui la laisse exsangue. Les canons se sont tus (pas partout cependant, la guerre continue en Russie entre les bolcheviks et les blancs), mais les diplomates n’ont pas réussi à tracer les contours d’un ordre mondial durable et acceptable par toutes les puissances européennes. Le Traité de Versailles a bien été paraphé le 28 juin, mais l’Allemagne ne l’a signé que contrainte et forcée et nourrira contre ce « Diktat » une rancune tenace que certains ne se priveront pas d’exploiter.

Traité de Versailles 1919

Convulsions

Les soldats ont quitté les champs de bataille, mais la paix sociale ne règne pas pour autant. Durement éprouvées par quatre années de guerre auxquelles s’est ajoutée la grippe espagnole (2 à 3 millions de morts en Europe), les sociétés européennes sont en proie à de violentes convulsions. L’agitation révolutionnaire est grande, en particulier dans l’Allemagne vaincue où la République de Weimar succède dans la douleur au IIème Reich. Que la Belle Époque est loin !

Evidemment, dans ce contexte d’extrême tension, la compétition automobile n’est pas la priorité. Aussi n’est-ce que le 24 août 1919 que la première course d’après-guerre est organisée, dans un pays épargné par le conflit : un sprint sur le kilomètre lancé sur la plage de l’île de Fanø au Danemark. Il est remporté par l’Italien Nando Minoia, futur premier vainqueur des Mille Miglia, au volant d’une Fiat.

Bien que dans le camp des vainqueurs, l’Italie n’est pas épargnée par les troubles prérévolutionnaires et vit ses « deux années rouges » (Biennio Rosso). Ainsi, en mars 1919 le jeune directeur du journal Il Popolo d’Italia, Benito Mussolini, a créé les Faisceaux italiens de combat, organisation encore clairement ancrée à gauche. En novembre, alors que le Sénat américain s’apprête à refuser de ratifier le Traité de Versailles (19 novembre), les élections législatives italiennes du 16 novembre sont remportées par les socialistes et les catholiques. Le positionnement de Mussolini à gauche est un échec complet, il va en tirer les conséquences et se diriger désormais vers l’autre extrémité de l’échiquier politique.

Conseil d’usine à Turin en 1919-1920 – © DR

Reprise

Malgré ce contexte plus que troublé, les initiatives se multiplient, afin que l’automobile et la course reprennent le cours d’une histoire interrompue durant quatre ans. Alors que Ugo Zagato fonde à Milan une entreprise de carrosserie promise à un bel avenir, Fiat est avec la 501 le premier constructeur européen à réagir avec un nouveau modèle à la tentative de conquête du marché européen par Henry Ford et son modèle T. Pour ce qui est de la compétition, la reprise intervient le 5 octobre 1919 avec la 3e édition de la course de côte Parme-Poggio di Berceto (1). Quant au Comte Vincenzo Florio, il a sillonné l’Europe pendant plusieurs mois pour convaincre les concurrents potentiels de revenir en Sicile et d’y faire renaître la Targa Florio, créée en 1906 et déjà légendaire.

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Ugo Zagato (à gauche) – © DR – Le Comte Vincenzo Florio – © DR

C’est donc le 23 novembre, au sein d’une actualité politique dense, que va être organisée la première grande épreuve internationale de l’après-guerre. Internationale car les efforts de Monsieur le Comte ont payé : en plus des nombreux Italiens, on compte parmi les 24 partants deux Anglais et trois Français.

Engagés à la Targa Florio 1919

Quelques noms célèbres d’avant-guerre et aussi, logiquement, de nombreux débutants inconnus . Mais dont certains n’allaient pas le rester. Jugez plutôt.

  • René Thomas : c’est le plus connu de tous. Motard, aviateur et pilote auto, il a gagné les 500 Miles d’Indianapolis en 1914 et s’est encore illustré sur le « brickyard » quelques mois plus tôt en y signant la pole et le record du tour. Il pilote une Ballot 8 cylindres officielle avec laquelle il est venu par la route depuis Paris, non sans mal.
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Ernest Ballot, entouré par ses pilotes Albert Guyot (à gauche) et René Thomas. – © DR
  • André Boillot : son nom est connu, mais grâce à son frère Georges qui fut l’un des grands pilotes français de l’avant-guerre, vainqueur notamment du GP de l’ACF 1913. A 28 ans, André entend reprendre le flambeau de son aîné, abattu dans un combat aérien au-dessus de la Meuse en 1916. Comme lui, il a piloté des avions de combat et il achève la guerre avec 5 victoires, la Croix de Guerre et la Médaille Militaire. Et bien sûr, il court aussi pour Peugeot, avec une L25 4 cylindres de 2,5 litres, qui a déjà une longue histoire. Conçue pour son frère en 1914, utilisée pour convoyer des hauts gradés pendant la guerre, la Belle Hélène (d’après le nom de l’opéra-bouffe d’Offenbach) a été pilotée à Indy quelques mois auparavant. Sa course s’est achevée par un accident peu avant la fin, alors que Boillot était troisième.
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André Boillot et la Belle Hélène – © DR
  • Antonio Ascari : déjà âgé de 31 ans, cet ancien mécanicien de la firme De Vecchi est un quasi-débutant, mais il s’est tout de suite fait remarquer en gagnant les deux premières épreuves italiennes de l’après-guerre, un mois plus tôt : Parme-Poggio et la Coppa della Consuma, autre course de côte près de Florence.  Pour la Targa, sa Fiat de 1914 modifiée porte le n°13, considéré comme porte-bonheur en Italie.
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Antonio Ascari et sa Fiat Grand Prix, vainqueur de la course de côte Parma-Poggio di Berceto 1919 – © DR
  • Giuseppe Campari s’est fait remarquer dès avant la guerre en terminant 4e de la Targa de 1914 avec une Alfa Romeo, marque pour laquelle il officie comme pilote essayeur et dont il défend donc les couleurs pour cette Targa du renouveau.
  • Ugo Sivocci est lui aussi un ancien de chez De Vecchi pour laquelle il a disputé les dernières Targa d’avant-guerre, après avoir commencé, avec succès, comme coureur moto dans les premières années du siècle. Il est à présent pilote d’essai chez CMN (Costruzioni Meccaniche Nazionali), marque qui a absorbé De Vecchi.
  • Le Comte Giulio Masetti fait ses débuts au volant d’une Fiat, dans une course qu’il marquera de son empreinte, pour le meilleur et pour le pire (2). Son frère cadet Carlo est lui aussi engagé, avec une Aquila Italiana.
  • Engageant une Diatto, Giacinto Ghia est quant à lui le fondateur (en 1915) de l’entreprise du même nom, l’un des futurs grands de la carrosserie italienne.
  • Cyril Snipe est le seul ancien vainqueur (en 1912 avec une SCAT) au départ. Lui et Jack Scales  pilotent les deux Eric-Campbell, toute jeune marque (3) créée quelques mois plus tôt à Cricklewood, un quartier de Londres où va s’installer également un autre constructeur, beaucoup moins éphémère : Bentley.
Targa Florio
Les deux Eric-Campbell de Snipe et Scales paraissent bien frêles pour affronter le parcours et la météo de cette fin novembre – © DR

On trouve aussi des Lancia, Itala, Nazzaro, … avec à leur volant des Italiens dont l’Histoire n’a pas retenu grand-chose. A une exception près : parmi eux figure un jeune Modénais de 21 ans qui a fait ses débuts quelques semaines plus tôt lors de la course Parme-Poggio. Nommé Enzo Ferrari, il s’aligne à la Targa Florio avec une CMN, marque dont il est depuis quelques mois assistant pilote d’essai, aux côtés de Sivocci avec lequel il s’est lié d’amitié. Les deux hommes sont venus de Milan par la route et ont enduré quelques tracas dans les Abruzzes : stoppés par une tempête de neige, ils sont attaqués par une meute de loups que le jeune Enzo repousse avec le revolver qu’il avait sous son siège et l’aide des « rangers » du coin, armés de fusils et de torches. Ils arriveront à Naples juste à temps pour embarquer sur le navire mis à disposition des concurrents par le Comte Florio (4).

Targa Florio
La CMN n°22 d’Enzo Ferrari et son mécano Nino Berretta – © DR

A l’exception des CMN et de la Gallanzi que pilote son constructeur éponyme, toutes ces voitures sont de conception d’avant-guerre car la plupart des marques en sont encore à reconvertir leur production de guerre en engins civils.

Tempête sur la Targa Florio

A l’origine long de 146 km, le tracé de la Targa Florio a été raccourci à 108 km pour cette édition du renouveau. Il est à parcourir quatre fois. Ce ne serait déjà pas une sinécure à la belle saison ; mais nous sommes fin novembre et il a fait un temps épouvantable dans les jours précédant la course. Les routes siciliennes n’en avaient vraiment pas besoin ! Car si elles n’ont pas subi les outrages des combats et bombardements, elles restent ce qu’elles sont : des pistes de terre qui s’apparentent parfois plus à des sentiers de chèvres qu’à des voies pour engins à moteur.

Au matin de la course, pas de réelle amélioration météo : ciel sombre, fortes rafales de vent, pluie se transformant en neige sur les hauteurs. Avant de lutter contre ses adversaires, chaque conducteur devra déjouer les pièges des routes rendues boueuses par les intempéries et s’accrocher au volant de son engin à ciel ouvert pour affronter les éléments. Avec comme seules protections une casquette et un masque sur la bouche, les lunettes étant d’un emploi hasardeux en cas de neige.

Comme le veut la tradition (mais aussi le parcours évidemment), les concurrents sont lâchés un par un. Le premier part de Cerda à 7 heures pile et les autres vont le suivre toutes les trois minutes, dans l’ordre des numéros qui est aussi l’ordre décroissant des cylindrées. Avec sa grosse Ballot, Thomas part avec le numéro 7, Boillot près de trois quarts d’heure plus tard avec le 21, juste devant Enzo Ferrari.

Targa Florio
Campari, Ascari et Sivocci (de gauche à droite) – © DR

A fond !

Pour André Boillot et son mécano, la tactique est simple : leur Peugeot est deux fois moins puissante que la Ballot du favori René Thomas, donc attaque à outrance. Ça passe ou ça casse ! A la fin du premier tour parcouru en 1 heure et 54 minutes, ça passe : Boillot mène avec près de 4 minutes d’avance sur Thomas. Le duel franco-français se profile clairement car le troisième est déjà à près d’un quart d’heure. Pas moins de neuf concurrents ont déjà abandonné au cours de cette première boucle de la Targa Florio ; dont le 3e Français Rémy Réville sur la seconde Peugeot et Antonio Ascari qui a disparu, avalé par un ravin dans lequel on mettra longtemps à le retrouver.

Boillot continue son effort au deuxième tour et accentue même son avance sur Thomas : 7 minutes. Et pourtant, sa course n’est pas exempte d’émotions : il sort de la route plusieurs fois mais arrive toujours, en pataugeant dans la boue avec son mécano, à se remettre dans le droit chemin. Encore une boucle et à l’entame du dernier tour Boillot compte un peu plus de 10 minutes d’avance sur Thomas. Il pourrait lever un peu le pied, mais voilà : le temps s’est nettement amélioré et il est persuadé que Thomas va profiter des routes à présent sèches pour faire parler la puissance de la Ballot et le remonter. Il continue donc à fond jusqu’au bout, sans savoir que son adversaire ne terminera pas ce dernier tour : Thomas a loupé un virage et percuté un mur, heureusement sans mal pour lui.

Targa Florio
La Diatto de Gamboni, qui finira troisième – © DR

Une arrivée rocambolesque

L’arrivée de la Targa Florio est proche et Boillot déboule donc à pleine vitesse. Que se passe-t-il dans les derniers hectomètres ? Les sources diffèrent : est-ce la fatigue ou bien la foule qui a envahi la route prématurément ? Toujours est-il que la Peugeot dérape, part en tête-à-queue et percute les gradins en marche arrière avant de s’arrêter à quelques mètres de la ligne d’arrivée. Epuisé, choqué mais indemne, Boillot se dégage, enclenche la marche arrière et franchit la ligne à l’envers ! Voyant cela, Ernest Ballot, le constructeur, se jette sur lui pour l’enjoindre de repasser la ligne dans le bon sens, faute de quoi il risque la disqualification. Boillot repart donc pour quelques centaines de mètres, fait demi-tour et revient au ralenti. Sitôt la ligne franchie, il s’évanouit d’épuisement, non sans avoir, dit-on, prononcé ces mots « C’est pour la France ! ».

Targa Florio
André Boillot au GP de Tours 1923 – © DR

Presque huit heures de course à une moyenne de 55 km/h. Vu l’état des routes c’est une belle performance, confirmée par l’écart avec le 2e, Antonio Moriondo (Itala) : une demi-heure ! André Boillot a encore une belle carrière devant lui (5), mais cette victoire au bout de l’effort sera sans doute sa plus belle. Seuls huit concurrents sont classés. Ce n’est pas le cas du jeune Enzo Ferrari qui est pourtant bien arrivé au terme de l’épreuve, en un peu plus de dix heures. Mais, comme il le racontera bien plus tard (6), il a perdu beaucoup de temps dans son dernier tour, bloqué à Campofelice par une foule énorme venue fêter l’ex Premier ministre Orlando, Sicilien d’origine et figure du camp des vainqueurs de la guerre, aux côtés de Clemenceau, Lloyd George et Wilson.

Ferrari se rattrapera l’année suivante en terminant 2e, mais l’essentiel pour l’heure n’est pas là : avec cette Targa Florio du renouveau la compétition automobile a repris en Europe à l’échelle internationale. Profitant des avancées techniques issues de la guerre et de la création d’épreuves frappant l’imagination (24 Heures du Mans, Mille Miglia, Grand Prix de Monaco), elle va progresser à vitesse grand V durant tout l’entre-deux-guerres et s’installer définitivement comme l’un des sports phares du XXe siècle.

Targa Florio
La banale 7e place au général de Sivocci est négligée au profit de la 2e place de sa catégorie, alors que Ferrari est classé pour les besoins de la cause. Comme on le voit, ce n’est pas d’hier que les constructeurs tordent un peu les faits pour mieux exploiter les résultats de leurs voitures ! – © DR

Notes :

  1. En France la reprise aura lieu deux semaines plus tard, avec la course de côte de Gaillon, près de Rouen (gagnée par René Thomas).
  2. Giulio Masetti remportera la Targa à deux reprises (1921 et 1922) et y perdra la vie en 1926, écrasé par sa Delage portant le n°13. Cet accident faisant suite à la mort de Paul Torchy à Saint-Sébastien en 1925, également sur une Delage n°13, la tradition fut de ne plus attribuer ce numéro en course.
  3. L’un des fondateurs de la marque Eric-Campbell était Noel Campbell Macklin, le père du futur pilote Lance Macklin.
  4. Enzo Ferrari racontera sa Targa Florio 1919 et cet épisode en particulier 55 ans plus tard dans son Libro Rosso de 1974, édité à quelques exemplaires distribués à ses amis et invités.
  5. Toujours fidèle à Peugeot, André Boillot décrochera encore quelques beaux succès, le plus souvent dans des courses d’endurance pour voitures de tourisme. On le verra aussi prendre la 6e place du GP de Monaco 1931. Un an plus tard, il succombera à ses blessures, après que sa Peugeot 201 X se soit écrasée contre un arbre lors de la course de côte d’Ars près de La Châtre. Son fils Jean (1926-2010) deviendra PDG de Peugeot et sera considéré comme le « père » de la 205.
  6.  « À l’arrivée, les chronométreurs et les spectateurs avaient déjà disparu avec le dernier train pour Palerme. Un carabinier, équipé d’un réveil, enregistrait patiemment les temps des retardataires, les arrondissant à la minute ». (Enzo Ferrari, Libro Rosso, 1974)
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