Mille Milles 1955 Moss-Jenkinson - Photo : Klemantasky/Getty
08/09/2025

Mille Milles 1955 : Millésime d’exception

Une course hors-normes, un champion exceptionnel, une voiture indestructible, voilà la recette appliquée lors des Mille Milles 1955 par Mercedes pour écrire le scénario que personne n’envisageait réalisable : battre les Italiens sur leurs terres dans leur épreuve la plus mythique.

Pierre Ménard

Une ferveur populaire sans égale pour une course hors-normes © D.R.

Retrouvez le reportage complet de Denis Jenkinson publié par le magazine Motor Sport quelques jours après cette victoire historique :

Chasse gardée

À deux exceptions près, en 1931 et 1940 (1), la grande classique italienne créée en 1927 fut la chasse gardée des voitures et pilotes italiens. Course titanesque sur routes ouvertes, une boucle de 1600 km Brescia-Rome-Brescia, sans véritables limites, plus de dix heures au volant (beaucoup plus pour les éditions les plus anciennes), les Mille Milles constituaient une épreuve de prestige que les constructeurs rêvaient de gagner au moins une fois. Depuis la reprise après la guerre, le palmarès se limitait toutefois aux usines transalpines, Alfa Romeo en 1947, puis un long règne Ferrari de 1948 à 1953 avant une victoire Lancia en 1954. Les Mille Milles 1955 allaient tout bouleverser, et c’est en cela que l’édition resterait à tout jamais dans les annales du sport automobile.

Jaguar, Aston Martin, Porsche, Renault, Gordini, pour ne citer que les plus célèbres, avaient pourtant tenté leur chance, mais toutes avaient trébuché sur ces routes italiennes bourrées de pièges sournois. Lors de son retour à la compétition en 1952, Mercedes Benz plaça deux de ses nouvelles 300 SL aux deuxième et quatrième places du général, mais sans pouvoir réellement inquiéter le grand vainqueur, Ferrari. En 1954, l’ambitieuse marque allemande fit un spectaculaire retour en F1 avec ses W196 dominatrices et annonça clairement ses visées pour 1955 : les deux championnats du monde, Formule 1 et Sport. Les Mille Milles faisant partie de ce dernier, il fut décidé à Stuttgart d’aborder le problème de la façon la plus sérieuse qui fut, d’autant que la nouvelle 300 SLR y ferait ses grands débuts.

Un tracé éprouvant long de 1600 kilomètres © Pierre Ménard

Le professionnalisme à l’allemande

À la différence de tous les prédécesseurs précités, Mercedes mit sur pied pour ce grand rendez-vous un énorme plan de campagne étalé sur plusieurs mois et ne laissant rien au hasard. Aucune équipe ayant visé la victoire n’avait mobilisé tant d’énergie et de temps que ne le fit l’Étoile lors des premiers mois de 1955. Quatre équipages furent constitués : Juan Manuel Fangio et Karl Kling piloteraient chacun une 300 SLR, Hans Herrmann et Hermann Eger seraient dans la troisième, et le nouveau venu Stirling Moss ferait équipe sur la quatrième avec son compatriote, l’éminent journaliste de Motor Sport, Denis Jenkinson.

Si Fangio et Kling estimèrent inutile d’embarquer un passager « sac de sable », Herrmann trouva prudent de s’adjoindre un mécanicien. Moss et « Jenks » analysèrent, eux, le problème autrement. Une des forces des pilotes italiens était de bien connaître les routes traitresses. L’autre était de disposer des barquettes les plus puissantes : le 8 cylindres de la Mercedes rendait environ 30 chevaux au 6 en ligne de la Ferrari 121 LM (300 contre 330), mais la barquette métallisée bénéficiait d’une tenue de route exemplaire qui pouvait faire la différence. Restait donc une difficulté à résoudre : pouvoir rouler le plus vite possible sans appréhension. Le duo anglais allait mettre au point une tactique qui ferait date dans l’histoire.

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Sur l’autodrome d’Hockenheim, Moss s’entraine à changer le plus rapidement possible une roue © D.R.

Des gestes précis

Durant trois mois, de février à fin avril, Alfred Neubauer et son équipe initièrent une série de tests, en Italie et sur le circuit d’essais d’Hockenheim, destinés à améliorer point par point l’efficience de cette 300 SLR née fin 1954 sur la base d’une W196 biplace au moteur porté à 3 litres. On affina les panneaux latéraux pour empêcher l’air d’entrer dans l’habitacle, on améliora l’aérodynamique en vue des longues lignes droites où la vitesse frôlerait les 270 km/h, et on installa même au tout dernier moment un linguet de sécurité sur la grille de la boîte de vitesses inversée pour éviter à Moss de confondre la 5 avec la 3 en pleine accélération.

La voiture fut l’objet de toutes les attentions, mais les pilotes n’étaient pas en reste : on les entraina à changer une roue ou un parebrise le plus vite possible, sans parler de la formation mécanique de base sur l’injection ou les suspensions. A l’inverse de la coolitude italienne, tout devait être maîtrisé chez les Allemands. Un véritable commando se mettait en place ! N’oublions pas que Neubauer fut le premier à avoir codifié avant-guerre la stratégie en course. Parallèlement à ce programme, Moss et Jenkinson échafaudèrent dans leur coin leur plan de communication.

Denis Jenkinson, Stirling Moss et Alfred Neubauer fin prêts pour le grand jour © D.R.

Ils définirent une quinzaine de gestes correspondant chacun à une indication précise, gauche, droite, freinage, accélération, bosse, etc. Il était impossible de mémoriser tous les changements de ce parcours si long et même les Italiens fonctionnaient un peu au pif-au-mètre. Le code ainsi établi permettait au copilote d’indiquer clairement ce qui allait survenir pour que le pilote puisse attaquer en toute confiance, ce qu’aucun autre équipage ne pouvait se permettre. Les notes prises par le journaliste lors des reconnaissances sur le terrain furent retranscrites sur un ruban en papier de cinq mètres de long, enroulé sur deux rouleaux dans un boîtier métallique en aluminium que Stirling fit exécuter par une boîte anglaise : l’ancêtre du roadbook venait d’être créé !

7h22 !

Mercedes ayant volontairement fait l’impasse sur les deux premières manches des six que comptait le championnat, Buenos Aires et Sebring, on comprend mieux l’impérieuse volonté des dirigeants de Stuttgart de remporter la victoire sur les routes italiennes. De façon humble, le nouveau-venu Stirling Moss avait ouvertement avoué qu’il se voyait bien compléter un podium dominé par les expérimentés Fangio et Kling. Son immense travail de préparation réalisé avec Jenkinson allait le faire changer d’avis au fil des kilomètres. On peut d’ailleurs se poser la question : le rusé Stirling s’était-il autant cassé la nénette pour n’ambitionner que la troisième place ?

A 7h22 le 1er mai 1955, la 300 SLR de Moss et Jenkinson s’élance de la rampe de Brescia. Derrière le carabinier à droite, on note la présence de l’ingénieur Rudolf Ulenhaut, responsable de l’ingénierie à Stuttgart © D.R.

Au petit matin du 1er mai 1955 à Brescia s’élancèrent les « sports plus de deux litres », autrement dit les prétendantes à la victoire. L’heure de départ avait été tirée au sort la veille, donnant ainsi le temps aux artistes dans les écuries de peindre sur les carrosseries les numéros correspondant à cet horaire. La 300 SLR de Moss-Jenkinson portait le 722 et jaillirait donc à 7h22 de la rampe de lancement entourée par une foule compacte et chauffée à blanc.

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Cette effervescence serait un des problèmes à gérer par les concurrents : à l’approche de Rome par exemple où il aurait pu allègrement titiller les 270 km/h sur les longues rectilignes, Moss devra se contenter d’un « modeste » 210 tant les spectateurs envahissaient le macadam, inconscients du danger représenté par ces missiles déboulant à des vitesses vertigineuses. Sans parler du revêtement dégradé de la chaussée. Les données de la tragédie de 1957 étaient, hélas, déjà posées.

Dans cette épreuve sans limite, les bolides passaient à des vitesses effrayantes quasiment sur les pieds des spectateurs © D.R.

Maîtrise totale et coups de bol monstrueux

On ne rentrera pas en détail dans le déroulé de cette course aussi longue, par ailleurs excellemment relaté par Denis Jenkinson dans son fameux reportage cité en début de note. On se bornera à constater deux choses.

Premièrement que le jeune Moss fit étalage d’un immense talent : il n’était alors qu’un pilote « prometteur » et cette première grande victoire s’inscrirait dans les plus prestigieuses de sa carrière. Il alterna savamment le pilotage agressif sur les belles portions de routes dégagées, parfaitement navigué par les précieuses indications fournies par son copilote, et la conduite sur des œufs dans les passages délicats. Il préserva ainsi ses pneus, une de ses marques de fabrique dans de nombreux grands prix à venir. Ce « qu’oublia » de faire un de ses adversaires les plus sérieux, Eugenio Castellotti, qui fusilla ses gommes en passant à la hussarde la Mercedes, avec un passage par la case « stands » plus tôt que prévu.

Deuxièmement que, malgré son sens inné de la course, l’Anglais et son compère manquèrent « d’aller au tas » à trois reprises, rappelant à quel point cette course démente était sujette aux aléas les plus inattendus. A Padoue, Moss freina un chouïa trop tard et partit dans les décors, bignant au passage le nez de sa voiture dans les ballots de paille, mais parvenant in-extremis à la remettre sur la route sans trop perdre de temps. A l’approche de Pescara, une bosse mal évaluée lors des reconnaissances fit s’envoler la 722 sur une quarantaine de mètres ! Le pilote maintint le volant droit et évita ainsi un « atterrissage de colonel ». Enfin en montant au Col de Radicofani après Viterbo, le frein avant droit se grippa soudainement, envoyant la Mercedes dans le bas-côté !

La Mercedes portant les stigmates d’une des escapades hors piste arrive à un contrôle © D.R.

Là encore, un morceau de chance, comme disaient les Bretons : à coup de marche arrière et de première, Stirling réussit à faire mordre le goudron aux roues arrière et à repartir de plus belle. On rappellera, si besoin en est, la dureté exceptionnelle de cette course unique : plus de dix heures dans un habitacle surchauffé puant l’essence et les gaz d’échappements (le petit déjeuner de Jenkinson ne resta pas longtemps dans son estomac !), la poussière et le bruit assourdissant du moteur poussé dans ses derniers retranchements, la fatigue sournoise, assurément les Mille Milles représentaient une épreuve au sens premier du terme !

Rires et larmes

Ayant pris la tête au classement entre Pescara et L’Aquila, l’équipage Moss-Jenkinson conforta son avance jusqu’au drapeau à damiers, se permettant de battre tous les records établis, dont celui de la montagne avant Bologne et celui de la vitesse entre Crémone et Brescia. La fin du parcours fut avalée tambour battant et la 300 SLR maculée d’huile et de poussière passa en trombe la ligne d’arrivée avec un temps total de 10h7’48’’ à une moyenne frisant les 160 km/h, pulvérisant le précédent record détenu par Gianni Marzotto sur sa Ferrari en 1953 avec 10h37’19’’. Soit une demi-heure ! Moss estima même que, sans ces problèmes de foule incontrôlée à l’approche de Rome, ils auraient pu descendre sous la barre symbolique des 10 heures !

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Grâce à son pilotage inspiré, Stirling Moss battit le record de la vitesse dans les montagnes © D.R.

Dans le clan italien, le minestrone passait mal : l’humiliation était énorme. Les favoris ayant tous abandonné, seul Umberto Maglioli parvint à placer sa Ferrari 118 LM en troisième position, mais à 45 minutes du vainqueur ! L’ambiance était évidemment autre dans le camp allemand : l’équipe scorait une victoire historique en terre hostile et Moss jubilait d’être le premier Anglais à triompher au nez et à la barbe des Italiens. Sans l’avouer ouvertement, il savourait également le plaisir d’avoir battu la référence Fangio (2e au final) et ne pouvait que se féliciter avec son compagnon Jenks de la pertinence de leur énorme travail de préparation qui ferait école dans l’avenir de la course automobile.

On ne peut pas terminer l’évocation de cette épopée sans aborder les qualités de celle qui autorisa cet exploit : sale, cabossée, huileuse, la Mercedes 300 SLR n’en demeurait pas moins une voiture ayant parfaitement tenu le choc sur des routes parfois effroyables. Quelques jours plus tard à Stuttgart, les techniciens mirent le 8 en ligne au banc : il affichait encore 296 chevaux. Après dix heures d’enfer ! Stirling Moss dira à propos de cette auto : « C’est la voiture de course la plus robuste et la plus fiable que j’aie jamais pilotée ».

Jenks et Stirling n’eurent pas besoin d’huile solaire pour protéger leur visage lors de cette course mémorable © D.R.

Elle lui procurera deux autres succès dans le championnat 1955, au Tourist Trophy avec John Fitch et à la Targa Florio avec Peter Collins. Le titre mondial était acquis, parallèlement au sacre en F1. Cette saison exceptionnelle se terminerait néanmoins par la fermeture en fin d’année du département compétition à Stuttgart : un mois après la joie de Brescia avaient coulé les larmes du Mans.

En 1956 et 1957 l’ordre fut rétabli entre Brescia et Rome, si l’on peut dire : deux éditions certes remportées par Ferrari, mais le glas sonna la fin des Mille Milles après la tragédie de Guidizzolo. La fédération internationale interdit définitivement cette course si meurtrière (déjà en 1938, un grave accident avait causé la mort de plusieurs spectateurs). Bizarrement, la Targa Florio sicilienne, autre épreuve routière, garderait son agrément jusqu’en 1977. De nos jours, ces joutes mécaniques sans limites sur routes ouvertes n’ont évidemment plus cours… sauf à moto lors du fameux, et dangereux, Tourist Trophy de l’Île de Man en Angleterre, nation pourtant très à cheval sur la sécurité. Mais, comme disait un Gaulois célèbre : « Ils sont fous ces Bretons » !

Note

(1) En 1931, les Mille Milles furent remportées par Rudolf Caracciola sur une Mercedes SSKL. En 1940, c’est Huschke Von Hanstein sur sa BMW 328 persofrappée du sigle des Waffen SS auxquels appartenait le baron – qui enleva l’épreuve, mais sur un circuit très raccourci qui se parcourait à plusieurs reprises pour totaliser à peu près 1500 km.

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