Wolfgang von Trips
19 juillet 2020

Récit de voyage : Suède 1955

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Par Wolfgang von Trips, cinéaste amateur

Nombre d’entre vous l’ignorent sans doute, mais Wolfgang von Trips était un grand cinéaste amateur. Il ne se déplaçait jamais sur les circuits automobiles sans être accompagné de sa caméra. Et quand il ne pilotait pas, il filmait.

René Fiévet

Dans le documentaire que je vous ai communiqué sur Wolfgang von Trips il n’y a pas longtemps (Wolfgang von Trips, une histoire allemande – 28 novembre 2019), on peut le voir plusieurs fois avec sa caméra. Son biographe principal, Reinold Louis, a retrouvé un film où il participe à une expédition de l’équipe Mercedes en Suède en août 1955. Il a également retrouvé une bande magnétique, où von Trips commente ce film lors d’une séance de projection, et il a synchronisé l’ensemble. C’est le document que je vous montre ici, auquel j’ai ajouté la traduction en sous-titres (1). Quel est l’intérêt de ce document filmé, somme toute d’assez médiocre qualité comme la plupart des films d’amateur de cette époque ? Tout simplement, vous transporter dans le temps, à une époque révolue, comme nous aimons le faire sur Classic Courses.

Vous transporter dans le temps, c‘est d’abord vous faire revivre ce que pouvait représenter un voyage dans les année 50. Voyager n’était pas donné à tout le monde, et quand on pouvait se le permettre, cela prenait du temps, et c’était souvent une expédition, pleine d’embûches et d’inattendues, voire d’improvisations. Rien à voir avec notre époque moderne, où l’industrie du tourisme s’arrange pour que les gens partent en voyage en sachant à l’avance exactement ce qu’ils vont trouver ;  et si ce n’est pas le cas, les clients portent plainte.  C’était donc une autre époque, et c’est bien ce que nous montre ce film, où Wolfgang von Trips et Denis Jenkinson partent à l’aventure, vers le grand Nord, jusqu’au cercle polaire, sans trop savoir ce qui les attend et ce qu’ils vont découvrir.

Vous transporter dans le temps, c’est aussi essayer de vous donner une idée de ce que représentait le film amateur à cette époque. Voyager et disposer d’une caméra n’était pas donné à tout le monde. Celui qui disposait de cette double possibilité se faisait un devoir de ramener et commenter les images de son voyage. Cela donnait lieu à ces séances de projection entre amis qui étaient une des formes courantes de la sociablilité dans la moyenne et plus haute bourgeoise de ce temps. C’était l’époque où l’image filmée était rare, où le récit de voyage était dominé par l’écrit et la narration orale, qui accompagnaient les images photographiques. Tout ceci a évidemment complètement disparu de nos jours, envahis que nous sommes par les images video.

Certains propos de von Trips laissent penser qu’il a commenté ce fim trois ou quatre ans plus tard, probablement vers 1959 ou 1960. En effet, il utilise parfois l’expression « à l’époque ». Il s’émerveille à propos d’un magnifique échangeur routier à Stockholm (« c’était encore une sensation pour nous à l’époque », dit-il) , ou des immeubles d’habitations modernes (« en Allemagne, on ne connaissait même pas les maisons modernes à l’époque », précise-t-il encore). Au milieu des années 50, l’Allemagne portait encore les traces des destructions de la guerre. Mais quelques années après, les choses avaient sans doute beaucoup changé. 

Quelles sont les circonstances de ce voyage en Suède ? Wolfgang von Trips, jeune pilote prometteur, a été remarqué par l’équipe Mercedes qui a décidé de lui donner sa chance. L’occasion est le Grand Prix de Suède qui va se dérouler à Kristianstad le 7 août 1955. Il est engagé pour piloter la 300 SL dans une des épreuves prévues à cette occasion (catégorie GT). L’épreuve phare est réservée aux voitures de sport. C’est une date importante pour le sport automobile suédois puisque c’est le premier Grand Prix international organisé en Suède depuis 1939. Selon tous les comptes rendus de l’époque, cette course de Kristianstad fut d’un ennui absolu. Les deux Mercedes de Fangio et Moss s’envolèrent dès le départ, sans être inquiétées par leurs deux principaux rivaux : la Ferrari de Castelotti et la Maserati de Behra. En plus, von Trips nous indique qu’il n’y eut pas compétition entre Fangio et Moss, l’ordre d’arrivée ayant été décidé avant le départ par Neubauer. Une information intéressante, si on se rappelle qu’une des grandes inconnues de l’histoire du sport automobile est de savoir si, oui ou non, Fangio avait laissé Moss remporter le Grand Prix d’Angleterre à Silverstone trois semaines auparavant. Je suis plutôt enclin à penser que l’affaire avait été arrangée dès le départ.

A la suite de ce grand prix, Von Trips est prévu pour participer à une autre course à Karlskoga, une semaine plus tard. Et comme nous montre le film, c’est à la suite de cette deuxième épreuve qu’il entreprend son voyage vers le Nord, en compagnie du journaliste Denis Jenkinson qu’il est inutile de présenter aux lecteurs de Classic Courses. Le film suffit à rendre compte des péripéties de ce voyage. On notera que Jenkinson a fait un long compte rendu de ce voyage dans la grande revue anglaise Motor Sport, où il est fort peu question de géographie et beaucoup question de la Mercedes 300 SL (2). Von Trips laisse clairement entendre que ce voyage fut organisé de façon impromptue, à la suite d’une rencontre fortuite avec Jenkinson. A vrai dire, j’ai quelques doutes à ce sujet : je n’imagine pas trop Neubauer confiant ce superbe engin pour une expédition hasardeuse, sur les routes improbables qui mènent vers le cercle polaire, sans la promesse d’une contrepartie équitable. Le journaliste Denis Jenkinson était l’homme idoine pour cela, d’autant plus qu’il n’était pas un inconnu pour l’équipe Mercedes puisqu’il avait été le coéquiper de Moss lors de la victoire de Mercedes aux Mille Miglia trois mois auparavant. Et si mon hypothèse n’est pas la bonne, cela veut dire que Jenkinson n’était vraiment pas un ingrat puisqu’il vente les mérites de la 300 SL de façon quasi publicitaire (3).

Pour ce qui est de la suite de l’aventure de vonTrips avec Mercedes, on connait la suite : il courra encore une fois  au mois de septembre avec Mercedes au Tourist Trophy, cette fois-ci sur la SLR avec André Simon comme coéquipier. Puis, à la fin de l’année, l’équipe Mercedes se retirera de la compétition.

Une dernière chose : un lecteur et observateur attentif (je pense à Olivier Favre, évidemment) ne manquera pas de me questionner sur une bizzarerie apparente. Comment se fait-il que von Trips pilote à Karlskoga avec une 300 SL portant le numéro 24, et part le lendemain en voyage avec une 300 SL portant le numéro 25 ?  En fait, l’équipe Mercedes avait engagé deux voitures à Karlskoga, dont l’une réservée au pilote suédois Eric Lundgren. C’est de cette dernière voiture dont von Trips et Jenkinson prirent possession pour leur voyage.

Pour le reste, je vous invite à vous laisser transporter, sans résistance aucune, dans le temps et vers le grand Nord, en compagnie de Wolfgang von Trips et Denis Jenkinson

Notes

(1) La traduction a été effectuée par une étudiante allemande, Sophia Blochowitz, et j’ai moi-même mis les sous-titres.

(2)  https://www.motorsportmagazine.com/archive/article/october-1955/19/300sl-arctic-circle.

La fin de l’article  mérite d’être citée : « Après plus de 2 000 miles dans cette voiture issue directement d’une piste de compétition, c’est avec une certaine admiration pour l’usine Daimler-Benz que nous l’avons ramenée, convaincus que la 300 SL, sans être une voiture parfaite, est certainement une des grandes voitures de notre époque. » 

(3) Il convient de préciser que Jenkinson, dans son article, donne la même version que von Trips.  « En Suède, il fait très chaud en été et pendant une pose durant les essais de la petite épreuve qui se tenait à Karlskoga, pendant que je buvais une bière bien fraiche, j’observais paresseusement une des équipes engagées sur des voitures Mercedes-Benz 300 SL. Le pilote était un Allemand, le comte Berghe von Trips, un nouveau venu prometteur qui avait été récemment intégré à l’équipe Mercedes-Benz, et au cours de la conversation, celui-ci m’informa qu’après la course il empruntait l’une des voitures SL et partait pour une semaine de vacances. Il me demandait si je connaissais quelqu’un qui avait une semaine à perdre et qui serait disposer à l’accompagner pour un voyage vers le Nord de la Suède. » Mais cela ne contredit pas forcément mon hypothèse : il n’est pas interdit de construire un récit sympathique autour de ce voyage, où tout semble improvisé, y compris la formation de l’équipage von Trips-Jenkinson.

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16 Commentaires
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Pierre Ménard

Images vacillantes et pas toujours très nettes, mais quel charme ! Une époque effectivement à des années lumières du sport automobile contemporain (au départ de la course sport de Karlskoga, un des concurrents pilote en short, jambes nues !). Et la voix de Trips (que je ne connaissais pas) est un élément attractif supplémentaire. Je découvre également qu’on pouvait rouler portes papillon ouvertes avec une 300 SL. Merci René pour cette pépite !

Orjebin Jean-Paul

René a l’art de dénicher ces merveilleux docs et de nous les proposer en VoSt. Celui-ci est charmant, désuet et plein d’humour. Quel plaisir de voir la jolie cousine de Bonnier et Jenkinson en vacances, une situation rare.

ferdinand

Les vacances d’un monsieur tout le monde à la langue bien pendue (« Voici le gros Neubauer ») et de ses amis de légende.
Merci pour ce voyage.

Laurent Riviere

René fievet nous fait découvrir un remarquable document authentique et intime de von Trips avec des prises de vue inédites. Le TT en 1955 ne fut pas la fin de l’aventure pour von Trips sur Mercedes car il participa en 1956 à la Mille Miglia avec une 300 SL allégée préparée officieusement par l’usine et fut victime d’une sortie de route avec son équipier Horst Straub. Lors de cette épreuve Piwco sur une 300 SL perdit la vie, cette grande GT était moins performante que les berlinettes Ferrari et il fallait tout le talent de Moss pour rivaliser avec la… Lire la suite »

Manel Baró

Certes Laurent, toutefois, comme on le sait, la 300SL speciale de Moss ( chassis 5500640), fut victime d’une faute electrique capriciese dans la deuxièmme partie du TDF.

Laurent Riviere

Manuel d’accord Moss aurait pu l’emporter sans ses ennuis mais il n’en aurait pas été de même si les Ferrari au potentiel supérieur avaient été conduites par Castellotti et Collins. L’année suivante Moss ne put rien faire contre la meute de Ferrari devenues « Tour de France ».

Manel Baró

Oui Laurent, le tandem Moss-Garnier (l’editeur de la revue britanique « Autocar ») ne se trouvait jamais a son aise dans de TdF 1957.

Olivier Favre

Si maintenant René devance mes remarques et objections…. Mais j’attendrai d’être revenu de vacances pour visionner ce film, sur un smartphone je n’ai même pas envie d’essayer.

Daniel Boutonnet

Formidable document !

Pierre Besson

Formidable document pour son côté naturel et authentique. Juste pour chipoter, René, je crois bien que c’est à Aintree et non pas à Silverstone que Fangio a – peut-être- laisser gagner Moss en 1955.

René Fievet

Tu ne chipotes pas, Pierre, tu rétablis une vérité : il s’agit bien d’Aintree et non de Silverstone. Dans Classic Courses, on est très tolérant : on admet les imprécisions, les approximations, les interprétations erronées, la mauvaise foi éventuellement, mais on n’accepte pas les erreurs matérielles

François Blaise

Merci beaucoup René pour ce reportage que je n’avais pas vu dans cette version complète . La secrétaire de Taffy , Madame Elfried Flossdorf que je connaissais bien m’avais procurée une vidéo  » Die Berghe von Trips Story  » provenant du MUSEUM de la VILLA TRIPS . Un mot sur le journaliste Denis Jeckinson , un grand journaliste , un homme extraordinaire , d’une grande simplicité , il avait toujours ses lunettes de vue de l’époque des années ou il avait gagné les 1000 / 1000 en 1955 avec Stirling . MOSS , Je l’avais hébergé une année à l’occasion… Lire la suite »

Manel Baró

Bien sur François, « DSJ  » était vraiement un gars hors serie: il faut savourer, parmi beacoup d’autres, l’article du grand Bill Boddy dans le magazine « Motorsport » (dec 2008, pag 61-64). pour apprecier. la personaliyé polyedrique, vitaliste et peut-être excentrique de cet musclé p’tit garçon, une de les plus prestigieuses et originales plumes du monde de les courses de tous les temps, sans oublier son courage comme navigateur en 1949 du sidecariste champion du monde Eric Oliver ou ses memorable MM avec son ami Stirling, six ans plus tard.

Manel Baró

Merci encore Mr Fiévet.
Pour les aimamts des petits details on peut ajouter qur la camèra de WvT était la magnifique Paillard-Bolex H16 de 16 mm, similaire á celle de Fon de Portago.

FGerbo

Merci pour ce document exceptionnel…que je fais partager au groupe « En quarantaine avec Auto hebdo »

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