8 mars 2024

Les pionnières – 3 : Maria Antonietta Avanzo (1889-1977), l’indomptable

La vie de Maria Antonietta Avanzo est extraordinaire au sens premier du terme. Rien de moins ordinaire pour une femme de son temps que cette existence trépidante au carrefour des bouleversements politiques, techniques et culturels de l’Italie pendant toute la première moitié du XXe siècle.

Olivier Favre

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Maria Antonietta Avanzo l’indomptable

« J’ai tout eu de la vie, la beauté, l’argent, l’amour, deux merveilleux enfants, et j’ai toujours fait ce que je voulais ! » Tels sont les mots que l’on prête à Maria Antonietta Avanzo, la dernière pionnière de notre petite série. Avec elle, nous faisons un bond en avant d’une vingtaine d’années et abordons les Années Folles en Italie. Même si la Première Guerre Mondiale avait démontré, nécessité oblige, que les femmes pouvaient remplacer les hommes, il était alors très rare qu’une femme puisse faire ce qu’elle voulait, a fortiori en Italie.

Une jeunesse privilégiée

Maria Antonietta Bellan voit le jour en 1889 à Contarina, (aujourd’hui fusionnée au sein de Porto Viro), petite commune du delta du Pô, en Vénétie. Son père est un riche propriétaire terrien producteur de grains, qui possède un tricycle à moteur De Dion Bouton. Un jour, fascinée par l’engin, l’adolescente de 13 ans démarre et file dans les rues du village, en cachette de son père. Mais ce dernier sera vite au courant, car l’aventure se termine sur un choc avec un piéton qui n’est autre que le maire du village !

En 1908, à 19 ans, elle se marie avec Eustachio Avanzo, un autre riche propriétaire passionné par l’automobile. Les mariés s’installent à Rome où le Signor Avanzo édite un magazine dédié à ces deux fascinantes révolutions mécaniques que sont l’automobilisme et l’aviation. Mais pour Maria Antonietta l’heure n’est pas encore aux exploits au volant. D’abord parce que deux enfants naissent de cette union, Luisa en 1909, Renzo en 1911. Ensuite parce qu’éclate la Première Guerre Mondiale.

Maria Avanzo

C’est donc en 1920, à trente ans passés, que notre pionnière italienne débute sa carrière sportive, au volant d’une SPA Sport (1) offerte, dit-on, par son mari pour fêter la victoire des Alliés. Sa première course, le Giro del Lazio, se solde par une victoire de classe, déjà. Le mois suivant, elle est la première femme au départ de la Targa Florio, avec une Buick cette fois. Dès lors, la vie de celle que nous appellerons désormais plus simplement Maria sera jalonnée de rencontres avec des grands noms de l’automobile et de l’histoire italiennes.

Maria, pilote à part entière

Ainsi est-elle en 1921, pour une course autour du lac de Garde, la coéquipière d’un jeune débutant nommé Tazio Nuvolari. Quelques semaines plus tard, elle participe à des courses de vitesse sur la plage de Fanø au Danemark. Elle gagne la première, puis entre dans la mer lors de la seconde pour éteindre sa voiture en feu. Elle conduisait à cette occasion une Packard achetée à Antonio Ascari. Comme il l’écrira bien plus tard, les 12 cylindres de cette grosse américaine ont attiré l’attention d’un certain Enzo Ferrari. De là à y voir l’origine des futurs moteurs emblématiques de la Scuderia de Maranello …

Alfa Brescia 1921
Alfa Romeo ne se prive pas de célébrer la performance d’une “championne du beau sexe” lors du Gran Premio Gentlemen en septembre 1921 – © DR

En septembre 1921 elle décroche la 3e place du « Gran Premio Gentlemen » disputé autour de Brescia. Ce jour-là elle devance, excusez du peu, Alfieri Maserati, Giuseppe Campari et Felice Nazzaro ! La Baronne (2) fait désormais partie du club fermé des rois italiens de la vitesse. A ce titre, elle est invitée début septembre 1922 avec quelques-uns de ses célèbres collègues (Vincenzo Lancia, Felice Nazzaro, Antonio Ascari, …) à donner les premiers coups de pelle dans le parc de Monza, en vue de la construction du futur autodrome.

Enzo et Ernest

Les performances de Maria lui valent d’intégrer l’équipe d’usine Alfa Romeo, où elle a pour coéquipier Enzo Ferrari. Lors des essais de la Targa Florio 1922, ce dernier s’attire les foudres de la dame en prélevant le carburateur de sa voiture pour remplacer le sien, défectueux. Soucieux de rétablir l’honneur de Maria, d’ombrageux Siciliens lanceront des pierres et même un troupeau de moutons pour entraver la course du futur Commendatore. Bien des années plus tard, ce dernier écrira qu’elle avait un « style de conduite décontracté et précis ». Décontracté pendant la course, mais pas avant. Toujours franche, Maria ne cache pas sa peur et son anxiété avant un départ. Mais « je bois une gorgée de cognac et je me dis d’être courageuse. »

Avanzo Targa Florio 1922
Maria et la squadra Alfa Romeo à la Targa Florio 1922. Ne serait-ce pas Enzo Ferrari à l’extrême gauche de l’image ? – © DR

Évidemment, dans un milieu aussi masculin que la course, sa présence ne plaît pas à tout le monde. Surtout que la Signora quattro pistoni (un autre de ses surnoms) ne renie rien de sa féminité. Adepte des cheveux coupés à la garçonne et des jupes au-dessus du genou à la mode des Années Folles, elle affectionne les couleurs vives, en particulier le rouge. Elle ne passe donc pas inaperçue et attire l’attention des médias. Et ce bien au-delà des limites de la péninsule. Ainsi est-elle un jour interrogée par un jeune reporter, correspondant en Europe du journal canadien Toronto Star. Elle clôt l’interview en lui disant : « Vous êtes le seul journaliste qui ne me demande pas quel parfum j’utilise et quelle marque de bas je porte : vous ferez une grande carrière ». Bien vu : ce jeune homme s’appelle Ernest Hemingway.

Exil et Indy

La Mia vita a 100 km a l'ora

Changement radical en 1923. Ayant découvert que son mari la trompait, Maria le quitte et part à l’autre bout du monde avec ses deux enfants. Japon, Chine, Indonésie, Polynésie, elle relate ses aventures dans des articles, qui seront rassemblés dans un livre (La mia vita a 100 km all’ora) en 1928. Puis elle s’installe en Australie, où elle achète 400 acres (environ 160 ha) de terrain à Quakers Hill, au nord-ouest de Sydney. Elle y crée une ferme modèle, « Ca’Nera », où elle produit des légumes et élève du bétail. Elle fait ainsi taire les nombreux sceptiques qui doutaient qu’une femme, étrangère de surcroît, puisse réussir.

De retour en Italie en 1926, elle revient aux compétitions. En 1928 elle est la première femme à participer aux Mille Miglia. Que ce soit avec une Chrysler, une Bugatti ou une Alfa Romeo, elle les disputera au total quatre fois. Mais elle ne pourra jamais aller au bout. Y compris en 1932 avec une 6C 1750 GS de la Scuderia Ferrari. Cette même année son ami Ralph de Palma l’invite à faire quelques tours du brickyard d’Indianapolis. Mais sa moyenne se révèle trop basse pour espérer se qualifier pour les 500 Miles (3).

Scuderia Ferrari Modena 1932
Au volant d’une Alfa 8C 2300 Monza en 1932 devant le siège de la Scuderia Ferrari, viale Trento Trieste à Modène – © DR

Maria, symbole féministe

Maria disparaît progressivement de la scène sportive après 1933 (4). Pourtant, symbole d’émancipation et de liberté pour les Italiennes qui alors n’ont même pas le droit de vote, Maria est toujours en mouvement. Hors de question pour elle de lier à nouveau son destin à celui d’un homme. « Un moteur de voiture est plus fiable qu’un homme », selon elle. Mais sa vie reste émaillée de rencontres et d’amitiés avec des gloires nationales. Ainsi, elle aime pêcher avec Pietro Mascagni, le chef d’orchestre et compositeur d’opéra (Cavalleria Rusticana notamment). Et elle fascine l’écrivain Gabriele d’Annunzio, qui attache des amulettes à sa voiture pour la préserver des accidents, l’affuble de quantité de surnoms étranges et réclame sa présence à ses côtés dans l’extravagant complexe architectural qu’il s’est fait bâtir à Gardone Riviera, au bord du lac de Garde.

Quant au régime fasciste, il est ambivalent à son égard. Certes, la femme italienne est censée rester à la maison avec les enfants, nombreux de préférence. Mais, d’un autre côté, le fascisme exalte le sport, l’action, le courage, le mépris du danger. Et il célèbre le culte de la modernité technique, de la force mécanique et de la vitesse. Maria est une belle incarnation de ces vertus. Aussi, et bien qu’elle n’ait aucune sympathie particulière pour le régime, elle ne peut éviter de rencontrer Mussolini, qui la tient en haute estime et n’hésite pas à lui demander son avis.

Néoréalisme et altruisme

Dans les années qui précèdent la Seconde Guerre Mondiale Maria Avanzo commence à évoluer dans un autre milieu. En effet, sa sœur aînée, Elettra, a eu un fils, auquel sa tante a appris très jeune à conduire et à aimer la course. Mais c’est dans le cinéma que le jeune Roberto Rossellini se fait un nom à la fin des années trente en Italie (5). Puis dans le monde entier au lendemain de la guerre, avec des films emblématiques du néoréalisme, tels que Rome, ville ouverte ou Allemagne, année zéro. Dans la petite équipe que le réalisateur constitue autour de lui figure notamment le propre fils de Maria, Renzo Avanzo, à la fois acteur et scénariste.

Avanzo Rossellini

Dans les années 40 avec son fils Renzo (au milieu) et ses neveux Renzo (à gauche) et Roberto Rossellini

– © DR

Maria est donc aux premières loges de cette révolution du cinéma italien. A laquelle elle participe aussi en créant AVA films, une société de production de documentaires. En outre, l’épouse de son fils Renzo n’est autre qu’une des sœurs de Luchino Visconti. Un Visconti qu’elle a aidé à tirer des griffes de la tristement célèbre Bande Koch (6) à la fin de la guerre. Un conflit dans lequel elle a suivi sa conscience en convoyant clandestinement des juifs candidats à l’émigration hors d’Italie. Infatigable, une douzaine d’années plus tard, à 67 ans, elle reprendra le volant d’une Jeep pour aller chercher à la frontière austro-hongroise des réfugiés fuyant la Hongrie suite à l’entrée des chars soviétiques dans Budapest.

Maria, indomptable toujours

Icône féministe de tout un pays, cette grande dame, qui fut aussi journaliste et aviatrice et n’arrêta jamais de conduire, s’éteint en janvier 1977, à près de 88 ans. Tout au long d’une vie à l’avant-garde des évolutions de la société italienne au XXe siècle, Maria Antonietta a pleinement mérité l’épithète « indomptable » que lui a accolée son biographe Luca Malin (7). Ultime preuve s’il en fallait une, cette anecdote qui remonte au début des années 60. Un policier arrête une Alfa Giulietta Sprint qui filait dans les rues de Rome à une allure bien supérieure aux limites permises, même en Italie. Au volant, la Signora Avanzo, 70 ans passés, qui l’apostrophe en ces termes : « Et alors ? Si ma voiture peut faire du 180, je roule à 180 ! ».

NOTES :

(1) SPASocietà Piemontese Automobili – Marque fondée à Turin en 1906 et rachetée par Fiat en 1926. Elle produisit ensuite des autocars jusqu’à sa disparition en 1949.

(2) Maria est souvent nommée « d’Avanzo » voire « Donna Maria d’Avanzo », y compris dans les publications d’époque. Mais son mari avait seulement des prétentions nobiliaires, comme beaucoup d’hommes de sa classe et de son époque. Il n’était pas noble. Certaines sources affirment que ce titre laudatif de « baronne » lui aurait été décerné par un maharadjah de ses amis.

(3) Ce qui aurait nécessité une dérogation, les femmes étant alors interdites à Indy, y compris dans les stands. Cette règle ne sera levée qu’en 1971 !

(4) Maria Antonietta reprend le volant en 1939, à 50 ans, pour le raid Tobrouk-Tripoli, au volant d’une Fiat 1100 cc. Cette course en Libye (alors colonie italienne) fut organisée à la place des Mille Miglia, interdites suite à l’accident qui avait fait une dizaine de morts parmi les spectateurs lors de l’édition de 1938. Elle fut remportée par Consalvo Sanesi et Ercole Boratto, ce dernier étant le chauffeur personnel de Mussolini.

(5) Roberto Rossellini participera d’ailleurs aux Mille Miglia en 1953.

(6) Ancien officier de l’armée italienne, Pietro Koch forme en janvier 1944 la « Banda Koch », une unité chargée de traquer les partisans et de les livrer aux Allemands. Elle se signale par sa violence et sa cruauté, au point d’indisposer Mussolini lui-même, qui fait arrêter Koch. Celui-ci sera finalement jugé et exécuté en juin 1945 par le nouveau pouvoir italien.

(7) « Indomita – La Straordinaria Vita Di Maria Antonietta Avanzo » – Luca Malin – 2013

Avanzo Malin
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