Jim
9 avril 2022

Isabelle et Jim

Une accroche qui sonne comme un film de Truffaut, une histoire nouée et dénouée un 7 avril il y a 54 ans par la rencontre et la mort simultanée de Jim.

Patrice Vatan

Isabelle s’appelle de Bailleul. Un nom qui d’emblée nous frappa à la réception de son premier mail le 22 mars 2008, à Mémoire des Stands, blog que nous animions à l’époque sur la course automobile, parce que la ville de Bailleul est liée intimement à Marguerite Yourcenar dont nous terminions, transporté, la lecture de « Mémoires d’Hadrien » – mémoire, quand tu nous tiens.

Nos lecteurs avaient été saisis d’émotion par ses mots qui relataient avec une précision teinte du romantisme, le plus pur l’embrasement subi devant Jim Clark, à Hockenheim, le 7 avril 1968, dans les stands, à quelques heures de sa mort (lire ce texte ci-dessous ). Amie d’enfance de Jacqueline Beltoise, la toute jeune Isabelle était du voyage de Hockenheim dans la Mercedes 300 SEL 6.3 des Beltoise.

Le feu intérieur qui la dévora à l’apparition du timide éleveur de mouton et champion du monde de F1 (c’est ce qui est inscrit sur sa tombe), que la Sorcière aux dents vertes devait emporter le même jour, « ne se consumera qu’à ma mort – prochaine », vient-elle de nous écrire, alors qu’approchait la date maudite du 7 avril.

Oui, c’est la troisième manifestation d’Isabelle de Bailleul, après 2008 et 2018. La maladie la bloque dorénavant sur un fauteuil roulant qu’elle prie sa dame de compagnie de placer face à la baie de Sydney. Depuis que la vie a fait d’elle la veuve d’un gros éleveur australien et qu’elle s’est installée dans un appartement plus commode à Kirribilli Terrace, Isabelle de Bailleul s’abîme chaque jour dans la contemplation de l’opéra de Sydney, « au sommet duquel brille une étoile, l’étoile de Jimmy qui s’est allumée le 7 avril 1968 » écrit-elle.

Le hasard a voulu que nous parvienne, en même temps que son mail du 5 avril 2022, un message de René Fievet, l’historien phare de Classic Courses, tombé comme d’autres sous le charme de cette inconnue dont nulle trace ne figure sur le Net, au visage aussi délicat que son écriture, fragile témoin féminin de cet âge d’or de la course automobile qui faisait de ses pilotes des Dieux.

Après une enquête serrée, René nous informe être parvenu à identifier l’origine de la photo ci-dessus, qu’Isabelle nous avait transmise dans son deuxième courrier en 2018, reçue de Celia Endruweit, l’épouse du mécanicien-chef de Lotus. Il s’agirait d’un photogramme issu d’un film tourné le 7 avril 68 par un certain Martin Tague dont Fievet suppute qu’en le visionnant Celia Endruweit a reconnu Isabelle de Bailleul et en a fait une capture écran en noir et blanc qu’elle lui a donnée (https://bit.ly/3KyhPBz).

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« Cher Patrice, nous avoue-t-elle, ce mail est sûrement le dernier. la maladie me dépouille de mes facultés une à une. Ce texte, je le dicte à ma dame de compagnie. Je compare souvent ma mémoire à une orange qui, une fois la pelure des souvenirs récents ôtée, se désintègre tranche par tranche jusqu’à un ultime quartier, le dernier souvenir que je laisserai sur Terre, celui du 7 avril 1968. »

Image © David Phipps et Martin Tague

La lettre d’Isabelle de Bailleul à Mémoire des Stands le 22 mars 2008

Je vous écris ces lignes alors qu’à travers les baies vitrées le soleil se devine derrière les structures de l’Opéra de Sydney. Il fera jour dans dix minutes. Un café fume devant mon clavier. La météo a annoncé 30 degrés. Avouez qu’il y a pire comme situation en ce monde qui, dans votre continent et même dans tous les autres sauf celui qui m’héberge, sombre avant de couler dans quelques années. Aussi pourrait-on croire que cette journée du 7 avril 1968, presque 40 ans jour pour jour, est totalement diluée dans les souvenirs d’une femme qui a refait sa vie à 20 000 km de chez vous, après moult péripéties. Eh bien non ! Oh que non ! 

Chaque détail de ce funeste dimanche est gravé en moi comme dans du marbre.

J’accompagnais de temps en temps les Beltoise sur les circuits au tournant des années 70, en tant qu’amie de Jacqueline que j’avais connue durant l’enfance. Le hasard avait voulu que je fusse du voyage d’Hockenheim, malheur de moi ! Précisons que j’étais (et suis toujours) fan de course automobile ; aussi rouler à nettement plus de 200 à l’heure sur la nationale 4 (pas d’autoroute à l’époque) procurait une jouissance sans pareille, conduites que nous étions, Jacqueline, Enna et moi, par JPB dans sa Mercedes 300 SEL 6.3.

Enna, c’était la chienne. Elle voyageait à l’avant de la voiture et Jacqueline s’en servait l’hiver de chaufferette pour les pieds. Je m’en occupais pendant les courses. Les Beltoise ont toujours été « chiens ». Enna montait aussi dans la Miura. 

Un détail me revient à ce sujet, que Jacqueline m’avait raconté. La chienne, d’ordinaire très sage, se redressait quand JPB dépassait les 230. Ceci l’avait intrigué et il réalisa que le moteur chauffait à cette allure. L’ingénieur de chez Lamborghini refusant de croire que le moteur chauffait, Jean-Pierre l’a emmené faire un tour. Il paraît, d’après Jacqueline à qui JPB l’a raconté, que le type en avait les cheveux dressés sur la tête ! Bref, pour en revenir à Enna, tout le paddock la connaissait.

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Mais je m’égare, pardonnez-moi. Par pitié, cher Monsieur, coupez ce que vous voulez, c’est vraiment du bavardage de nana…

Le samedi, il avait fait beau à Hockenheim, pour autant que je m’en souvienne. Je vois encore Jacqueline aux chronos dans le stand Matra, et tous ces types qui l’air de rien, s’arrêtaient pour la filmer. 

La télé allemande, la ZDF je crois, avait projeté quelque temps après la mort de Jimmy le film de ce maudit week-end ; on n’y voyait que Jacqueline ! C’était une icône de ces années-là. JPB enleva la pole. JPB… ces initiales fonctionnaient comme une marque de fabrique. C’était amusant d’entendre tout le monde l’appeler JPB, même sa femme… Les Matra marchaient comme des avions, au contraire des Lotus, handicapées par leur injection. Jimmy était loin sur la grille, 7e ou 8e, un truc comme ça. Il avait eu un accident à Montjuich le dimanche précédent, heurté par Jacky Ickx en perdition. Ça aurait dû l’alerter, nous alerter sur ce qui planait sur lui. 

J’ai lu quelque part sur Mémoire des Stands une théorie selon laquelle un pilote est souvent « averti » d’un malheur par un accident, ou un pépin, la course d’avant. C’est la première fois que j’entends parler de ce genre de théorie.

Le ciel était plombé quand je me suis levée le dimanche matin. Gris, avec un crachin glacial. Brrr… Jacqueline m’avait fait entrer au paddock grâce au laissez-passer d’un gars de chez Matra. Le plafond bas s’éclaira soudain quand Jimmy s’avança vers nous, enfin vers Jacqueline. 

Je ne l’avais jamais vu qu’en photo. Je me souviens parfaitement de lui, du magnétisme qu’il dégageait, mêlé en même temps d’une simplicité qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez un double champion du monde. Sexy, je dirais… Oui, moulé dans sa combinaison blanche juste piquetée çà et là d’écussons publicitaires, il incarnait LE pilote de course, ce demi-dieu inaccessible. Je me souviens avoir pensé, le voyant s’avancer, que Jacqueline devait lui plaire. Ce n’était pour personne un secret qu’il aimait les femmes. J’ai lu dans le journal que tu t’es mariée avec Jean-Pierre, je suis très content pour toi… et pour lui aussi, lui a-t-il dit en riant, puis il lui a fait la bise. Graham Hill est venu lui aussi la féliciter, sur un registre plus rigolard. Ça, c’était juste avant le départ de la première manche.

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La nouvelle de la mort de Jimmy, je me rappelle que ce fut une traînée de poudre dans les stands mais je n’ai pas le souvenir qu’on l’ait annoncée au public entre les deux manches. Dans ma grande naïveté j’étais persuadée que la course serait arrêtée, que la seconde manche serait annulée. C’était mal connaître ce milieu, surtout les hommes qui le composaient, ces pilotes de course dont la mort était à l’époque la compagne la plus fidèle. 

Lorsque j’ai vu JPB monter dans sa Matra et se placer en pré-grille, j’ai cru être en présence d’un extra-terrestre. Un type merveilleux se tue à ses côtés, le plus grand champion, Fangio excepté, que ce sport avait enfanté, et Jean-Pierre Beltoise ne pense qu’à virer en tête dans le droite qui suit la ligne de départ. Idéaliste que j’étais. 

C’est après que j’ai saisi où les pilotes stockent leur douleur. Comment ils la gèrent.

Le podium fut d’une infinie tristesse. JPB avait gagné aussi la seconde manche, et du coup la course. 68 fut pour lui une grand année. Il retenait ses larmes, bloqué dans le silence. On n’a pas échangé trois mots durant le voyage de retour. Enna devait sentir que quelque chose clochait car elle n’a pas bougé une oreille. Assise à l’arrière, j’observais Jean-Pierre à la dérobée qui s’essuyait les yeux avec la main. Jacqueline se mouchait sans cesse tant elle pleurait. Moi qui croyais qu’un pilote de course ne pleurait jamais. Primaire que j’étais.

L’émotion me submerge en vous écrivant. Cette époque fut pour moi la plus heureuse de ma vie, pour plusieurs raisons dont la compagnie des Beltoise ne s’avéra pas la moindre. 

Je lève les yeux du clavier au moment où le soleil austral cogne le sommet des coquillages qui forment le toit de l’Opera. A cause de vous, ou grâce à vous, allez savoir, je vais passer la journée en rembobinant le film de mes souvenirs. Vous savez, ces quarante années ont passé comme un battement de cil.

Isabelle de Bailleul 

Sydney, le 22 mars

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