Les nostalgiques et autres « regretteurs » d’hier pleurent à l’envi sur la course d’antan. Souvent sur le thème de la perte. Perte esthétique : les voitures se sont enlaidies. De diversité : les circuits se ressemblent tous. Perte onirique : les pilotes ne font plus rêver. Toutes ces opinions se discutent. Mais un fait apparaît peu contestable : la course automobile a bien changé. En conséquence, les vieux « fanatiques » ont perdu leurs repères.
Olivier Favre
Qu’est-ce qu’un circuit de F1 pour un jeune qui suit les grands prix d’aujourd’hui et n’a donc pas connu ceux du siècle dernier ? Un ruban gris entre des vibreurs bicolores et des zones de dégagement colorées qui serpente, le plus souvent à plat, entre des panneaux publicitaires et des murs de pneus surmontés de grillages démesurément hauts. Des « circuits Tilke » (1). Presque des circuits de jeu vidéo (2).
Des circuits de caractère
Gardons présent à l’esprit que ce que nous nommons « l’âge d’or de la course », c’était aussi deux ou trois fois par an des pilotes vêtus de noir rassemblés autour du cercueil de l’un des leurs. Tout comme les voitures, les circuits sont devenus de plus en plus sûrs et on ne peut que s’en féliciter. Mais ce faisant ils ont perdu leur identité spécifique et se sont uniformisés. Cette homogénéité est particulièrement flagrante sur la ligne droite des stands. Il y a 50 ans, en voyant la photo d’une grille de départ vous saviez immédiatement sur quel circuit vous étiez. Aujourd’hui, hormis quelques cas particuliers assez reconnaissables (Monaco, Interlagos, Spielberg), bien malin qui peut dire devant une telle photo sur quel circuit elle a été prise. A moins qu’une passerelle enjambant la piste arbore le nom d’un sponsor local qui vous donnera la solution.

Je ne suis plus jeune et je ne regarde plus les grands prix depuis plus de vingt ans. Aussi, quand je pense à un circuit de F1, ce sont des images anciennes qui me viennent à l’esprit. Pourtant, je n’y étais pas. Mais j’ai assisté à des dizaines de courses à la télévision et vu des milliers de photos. Et ces clichés évoquent des paysages variés, des sensations climatiques liées aux saisons, des couleurs, voire des odeurs. Quasiment des leçons de géographie, en somme. Je ne puis me résoudre à en parler au passé.
Circuits-repères
Ainsi, pour moi, Reims, c’est un ruban multicolore de monoplaces filant dans la chaleur de l’été à travers les champs de blé de la Champagne.

Le Nürburgring, ce sont les méandres d’un serpent de bitume alternant montées et descentes dans une forêt dense et souvent humide du massif de l’Eifel.

Brands Hatch, c’est la nature douce et aimable des collines du Kent, ce « jardin de l’Angleterre » avec ses vergers et houblonnières au sud-est de Londres.

Zeltweg (3), c’est l’ambiance alpine d’un grand huit dans le charme estival et bucolique des collines boisées de la Styrie.

Zandvoort, c’est le sable des dunes de la Mer du Nord que le vent sème sur la piste, en même temps que la pluie et les odeurs de poisson.

Rouen-les-Essarts, c’est un toboggan dans la forêt normande, bordé de fossés et de talus formant des tribunes naturelles.

Charade, c’est « le plus beau circuit du monde » (dixit Stirling Moss) serpentant à flanc de volcan avec ses ravins et talus gardés par des milliers de petits silex coupants comme des rasoirs.

Watkins Glen, ce sont les couleurs chatoyantes des arbres lors de l’été indien, cette saison qui n’existe que dans le nord de l’Amérique, comme le chantait Joe Dassin.

Et d’autres encore : les batucadas d’Interlagos, Anderstorp en pleine cambrousse, le cagnard du Ricard, Hockenheim et les rugissements du Stadium, …
Du relief et des noms
Quel était le point commun de la plupart de ces circuits ? Ils épousaient le relief. A cette époque, un grand prix c’était des différences de niveaux, donc des montées et des descentes. Certes, il y avait des exceptions. Tout comme Reims, Silverstone et Monza étaient et sont toujours plats. Mais l’absence de relief topographique y est compensée par la passion humaine et la légitimité historique.
Qu’ils fussent plats ou accidentés, les circuits d’alors vous donnaient l’impression d’être dans un temple sacré. On y pratiquait partout la religion de la course, mais la liturgie pouvait varier en fonction du terrain. Les autels étaient les virages qui faisaient référence à des éléments de la toponymie locale. Becketts, Lesmo, La Garenne, Druids, Pflanzgarten, Hunzerug, Nouveau Monde, Gravenoire, … Contrairement à des milliers d’autres dont la renommée ne dépasse pas les limites d’un canton, tous ces lieux-dits sont connus dans le monde entier. Pour les « fanatiques » ce sont des madeleines proustiennes qui ont le pouvoir de convoquer des images, des faits de courses, parfois aussi des tragédies, hélas. Sur les circuits récents, les virages ont des numéros ou portent le nom d’un sponsor. Quand ce n’est pas le circuit lui-même qui est baptisé du nom de son financeur : Red Bull Ring.

Saisons et calendrier
Il n’y a pas que les repères visuels, les jalons temporels se perdent aussi. Quand on a découvert et aimé la F1 dans les années 70 et 80, on a des habitudes. Une saison de F1 comporte une quinzaine de grands prix, elle doit commencer en Amérique du sud, se poursuivre à Kyalami, puis éventuellement à Long Beach. Ensuite la saison européenne commence en Espagne ou à Imola début mai. Puis, c’est Monaco et ainsi de suite jusqu’à Monza début septembre. Avec à la rigueur un intermède nord-américain (Montréal, Detroit) en juin. Les grandes vacances commencent avec le GP de France et se poursuivent avec ceux de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Autriche, des Pays-Bas (4). Et la saison s’achève en octobre outre-Atlantique, voire encore plus loin (Japon, Australie).
Quatre ou cinq décennies plus tard, il y a 50% de courses en plus et près de la moitié des circuits n’existaient pas il y a 20 ans. L’Europe n’organise plus qu’un gros tiers des courses alors que la péninsule arabique en accueille quatre. Il n’y a plus de grand prix en Allemagne ni en France. Mais il y en a un en Azerbaïdjan depuis bientôt dix ans et la saison s’achève en décembre. Bref, la géographie d’une saison de F1 a complétement changé.

L’argent n’a pas d’odeur
Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est le peu de cas que fait le F1 circus du respect de la démocratie et des droits de l’homme. Naguère il s’accommodait très bien de l’Argentine des généraux, de l’Espagne de Franco et de l’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, il ne voit aucun problème à se déplacer en Chine, en Azerbaïdjan, en Turquie ou dans des royaumes islamiques. Soit des Etats tous situés au-delà, voire très au-delà, de la 100e place au classement des pays selon l’indice de démocratie (5).
Ce n’est pas spécifique au sport automobile, la F1 va où est l’argent, au diable les principes ! Heureusement, il reste Spa, Monaco, Monza, Zandvoort. Mais pour combien de temps encore ? Si Tonton Bernie avait quand même une once de respect pour l’histoire du sport qui l’a fait roi, ses successeurs américains ne s’interdisent aucune « Liberty ». Y compris celle de remettre en cause des monuments comme Spa ou Monza. Si une autre pétromonarchie allonge plus de dollars, aucun état d’âme, on fera de la place pour un grand prix de plus au milieu du désert devant des tribunes vides. O tempora, o mores …
NOTES :
(1) L’Allemand Hermann Tilke est le créateur de la plupart des nouveaux circuits de F1 apparus ces 20 dernières années.
(2) Ce côté piste de jeu vidéo pourrait encore s’accentuer avec le projet extravagant de Qiddiya City en Arabie Saoudite : https://www.numerama.com/politique/1645616-ce-nest-pas-la-rainbow-road-de-mario-kart-mais-le-circuit-f1-fantasme-de-larabie-saoudite.html
(3) Lors de sa refonte il y a 25 ans, l’Österreichring a enfin pris le nom de la commune, Spielberg, où il se trouve. Mais pour moi et sans doute pour bien d’autres de ma génération, c’est Zeltweg, commune la plus importante à proximité et où se situait aussi le circuit initial, un aérodrome militaire à l’origine.
(4) Le GP des Pays-Bas s’est « baladé » entre le début de l’été (1970-71 et 74-75) et la fin de juillet (1973), avant de se fixer fin août (1976-85, hormis 82).
(5) Classement mis au point et tenu à jour depuis 2006 par le groupe de presse britannique The Economist. En 2023 la Turquie était 103e, le Qatar 114e, les Emirats Arabes Unis 133e, l’Azerbaïdjan 134e, Bahreïn 142e, l’Arabie Saoudite 150e, la Chine 156e. Notons également que la France n’est que 23e, l’Italie 34e et la Belgique 36e, alors que les pays nordiques trustent les places d’honneur. Pas de quoi trop pavoiser donc …