3 juin 2019

Jackie Stewart 80 (1) – Son combat pour la sécurité

Le 11 juin prochain, John Young Stewart passera le cap des 80 printemps. Un âge respectable qu’il n’aurait peut-être jamais atteint s’il n’avait œuvré efficacement pour éloigner au maximum la grande Faucheuse des circuits. Celui qui demeure comme un des plus grands champions que le sport automobile ait connu avait coutume de dire : « Nous sommes payés pour notre talent, pas pour nous tuer ». Une prise de conscience qui remonte au Grand Prix de Belgique 1966, avec une mise en application trois ans plus tard sur le même circuit.

 Pierre Ménard

 

Spa 1966, descente vers Masta. La sécurité ? © Pierre Vassal

Spa 1966, descente vers Masta à près de 300 km/h sous la pluie. La sécurité ?… © Pierre Vassal

En 1966, Jackie Stewart aurait très bien pu mourir à Spa-Francorchamps. En 1969, considérant que rien de concret n’avait été entrepris pour la sécurité du grand circuit belge qu’il considérait comme l’un des plus dangereux qui soient, l’Ecossais fut le principal artisan de l’annulation du Grand Prix. Il ne se fit pas que des amis en entreprenant cette action remarquable (dans tous les sens du terme), mais il suivait là une intime conviction qui l’habitait depuis trois ans : « Si je conduis assez vite pour gagner un Grand Prix ou être champion du monde, c’est bien parce que je ne suis pas un lâche » rétorquait-il à ses détracteurs (1).

Il pouvait vraiment se permettre cette saillie : quand on a remporté une épreuve (c’est bien le mot) comme le Nürburgring dans la purée de pois de l’édition 1968 en collant plus de quatre minutes au deuxième qui n’était autre que Graham Hill, on peut s’autoriser à émettre un avis sur la question de la sécurité dans le sport automobile.

1er tour, Bonnier a frôlé le pire à Malmédy © DR

1er tour du GP de Belgique 1966, Bonnier a frôlé le pire à Malmédy © DR

Mauvaise histoire belge

Avant le premier tour du Grand Prix de Belgique à Spa en 1966, Jackie Stewart était grosso modo animé par les mêmes aspirations que ses confrères : baisser la tête, aller le plus vite et gagner la course ! Le reste, on n’en parlait pas, ou peu. Malgré le nombre important de pilotes qui se blessaient ou se tuaient chaque année. Lors des 500 Miles d’Indianapolis quelques jours auparavant, il y avait pourtant eu un sévère carambolage général peu après le départ, avec 11 voitures impliquées. Spectaculaire, mais aucun blessé. The show must go on, comme on dit là-bas. Et puis vint ce premier tour. Départ sur le sec, puis une belle « drache » qui surprend tout le monde après les Combes, quelques voitures qui partent au tapis à Burnenville, on dévale à près de 300 km/h sous des trombes d’eau la longue ligne droite de Masta, le S qui se précise et soudain, les pneumatiques qui n’assurent plus l’adhérence : trois BRM s’envolent dans les décors, celles de Bondurant, de Hill et de Stewart.

CC JYS 80 Sécurité 3

Quelques instants après Bonnier, Stewart part en toupie et sort à Masta © DR

Stew gît coincé dans son baquet sous sa monoplace retournée, les réservoirs déversant leur trop plein de carburant sur son corps. Malgré la douleur atroce qui lui cisaille le dos (il avouera plus tard avoir été persuadé d’être touché à la moelle épinière), c’est une peur panique qui l’assaille : une étincelle, et wouf ! Sa vie s’arrêtera là. Il faut de longues minutes pour que son coéquipier Graham Hill parvienne à le désincarcérer à l’aide d’outils empruntés dans une ferme voisine ! Une ambulance arrive enfin, on installe le malheureux à moitié inconscient sur une civière à même le sol jonché de mégots et autres immondices, Lou Stanley (le patron de BRM) monte aux côtés de son pilote et l’équipage démarre pour l’hôpital de Verviers. Qu’il n’atteindra que très longtemps après, le chauffeur s’étant perdu dans la campagne ! C’est à cet invraisemblable scénario que repensait Jackie Stewart trois ans plus tard en se dirigeant vers les locaux du Royal Automobile Club de Belgique quelques semaines avant la tenue du Grand Prix national.

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Visite royale incontournable

L’Ecossais s’était finalement tiré de son accident de 66 avec une simple omoplate cassée et quelques semaines d’incapacité. Un miracle compte tenu des circonstances. Mais Stew ne croyait plus aux miracles. Il était persuadé que lui et ses copains n’étaient pas là pour mourir, mais pour donner le meilleur spectacle qui soit au public. Persuadé également qu’il fallait améliorer grandement les circuits les plus dangereux, voire les abandonner si nécessaire. Au nom de l’Association des Pilotes de Grand Prix, le GPDA, il demanda aux autorités belges que le départ soit flexible dans la journée en fonction des aléas du temps, voire reporté. A Monza, les Formule 1 allaient aussi vite qu’à Spa, mais l’autodrome italien était conçu pour la course et bénéficiait de protections jugées – à l’époque – satisfaisantes. Et il y faisait toujours beau ! Ici, on avait affaire à des routes nationales absolument non protégées où piquets de clôtures, poteaux télégraphiques et arbres en tous genres étaient prêts à accueillir la malheureuse voiture en perdition. Et il y pleuvait souvent !

Les officiels lui rétorquèrent que la région n’avait pas les moyens de faire de grands travaux pour aménager un circuit de course automobile et, fait nouveau, que les assureurs refusaient de couvrir le Grand Prix. Quant à ce départ « modulable », c’était vraiment n’importe quoi ! Les commissaires et responsables locaux – et le public ! – aimaient avoir leur coupure de trois heures pour déjeuner et il était hors de question d’empiéter sur ce privilège. Dernier argument massue : le roi prévoyait de faire une visite durant la course, vous pensez ! On ne pouvait évidemment pas lui annoncer que celle-ci était reportée. Voilà ce que rapporta Jackie Stewart à son retour à Londres à ses confrères membres du bureau de l’association. La décision fut vite entérinée : devant un tel « professionnalisme » des autorités belges, les pilotes de Grand Prix ne se rendraient pas à Spa-Francorchamps le 8 juin 1969. De fait, le Grand Prix fut purement et simplement annulé !

Jackie Stewart, Graham Hill et Dan Gurney à Spa en 1966 © DR

Jackie Stewart, Graham Hill et Dan Gurney à Spa en 1966 © DR

Le lâche vous salue bien

La course revint à Francorchamps en 1970, pour une seule édition. On avait bien rajouté des rails de protection pour isoler la voie des stands de la piste, on avait construit une chicane à Malmédy pour ralentir les bolides avant la descente vers Masta, mais l’essentiel demeurait aux yeux des pilotes, Stewart en tête : Spa-Francorchamps appartenait à un passé révolu et il n’était dès lors plus raisonnable d’y faire tourner des Formule 1. On avait abandonné Reims l’année passée pour à peu près les mêmes raisons, le vieux Nürburgring était dans le collimateur de l’association des pilotes (2), et Charade commençait à concentrer des critiques de plus en plus vives sur ses bas-côtés dangereux. On était en train de changer d’époque.

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Jackie Stewart s’investit totalement dans ce combat. Il testa de nombreux équipements de sécurité, casques, gants, combinaisons, il fut toujours au premier plan dès qu’il s’agissait de dénoncer les aberrations cachées de certains tracés, comme ce tarmac de Zolder en 1973 qui partait en lambeaux sans que cela gêne apparemment les organisateurs. A ce sujet, l’Ecossais à la voix haut perchée fut la cible de certains responsables qui le jugèrent comme un empêcheur de tourner en rond venant contrecarrer leur beau spectacle, ainsi que de certains journalistes, voire d’une partie du public, qui le traitèrent de couard. Il est bien évidemment tellement plus simple d’accuser depuis son fauteuil celui qui est derrière le volant. A contrario, Stewart reçut une aide bienvenue de la part de son ancien boss de chez BRM, Louis Stanley.

With a little help from Big Lou (3)

Stanley était un personnage notoirement excentrique. Il aimait les fêtes et l’apparat, dispensait ses largesses à ceux qu’il aimait et ne dissimulait pas son antipathie aux autres. De forte carrure, il aimait parler plus que de raison et ses compétences managériales furent assez vite remises en question dès sa totale prise de pouvoir chez BRM à compter de la fin des années soixante (4). Lui aussi était d’une autre époque et il ne sut enrayer le lent déclin de son écurie. Mais il sut en revanche comprendre ce problème de la sécurité mieux que quiconque, car il était présent en 1966, sur une chaise brinquebalante, aux côtés de son pilote Stewart « agonisant » sur sa civière dans l’ambulance qui les mena après maints détours à Verviers. Dès lors que le natif de Dumbarton lança sa croisade contre l’insécurité sur les circuits, celui que tout le monde appelait Mister Stanley par devant, et Big Lou dès qu’il avait le dos tourné, suivit sans mégoter son ancien employé dans cette quête existentielle.

Jackie Stewart avec Louis Stanley et sa femme Jean en 1967 © DR

Jackie Stewart avec Louis Stanley et sa femme Jean en 1967 © DR

Ensemble, ils mirent sur pied un centre médical transportable sur tous les circuits dès 1967, prêt à administrer les premiers soins aux blessés avant évacuation. Stanley testa lui-même des matières anti-feu qui furent adaptées aux combinaisons des pompiers sur les circuits. Tout ceci fut le point de départ vers une sécurité accrue – toujours plus, diront certains – qui, au fil des ans, permit d’éviter ces morts révoltantes des années passées. Un jour où l’on parlait à Sir Jackie de cet « Âge d’or » qu’il avait vécu, il récusa fermement le terme en rappelant que cette « fameuse époque » voyait chaque année deux ou trois pilotes de renom payer leur passion de leur vie, sans parler des anonymes. Jackie Stewart a remporté 27 Grands Prix et 3 championnats du monde. Mais une de ses plus grandes victoires est certainement d’avoir su initier cette marche en avant vers des tracés, des voitures et des équipements plus sûrs, marche qui ne s’arrêtera pas car la course automobile reste dangereuse.

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Notes

(1) Extrait de « Jackie Stewart, Grand Prix » d’Eric Dymock, 1970-Editions Solar 2000.

(2) L’édition 1970 du Grand Prix d’Allemagne se déroula à Hockenheim, le temps de faire prendre conscience aux responsables du Ring qu’il leur fallait sérieusement rafraichir leur circuit légendaire au risque de le voir disparaître définitivement du calendrier. Ce qui arrivera finalement six ans plus tard à la suite de l’accident de Lauda.

(3) Avec un petit coup de main de Big Lou

(4) Louis Stanley avait épousé Jean, la sœur du propriétaire de BRM, Sir Alfred Owen. Celui-ci refusant d’assister aux courses le dimanche pour des raisons religieuses, Stanley occupa ce rôle de dirigeant à compter des mid-sixties, toujours accompagnée de son épouse arborant une délicieuse coiffure so british. Sir Alfred se retirant progressivement de l’affaire, Louis Stanley devint le patron officiel de l’écurie pour la racheter définitivement en 1974 lorsqu’Owen passa la main. Elle s’appela alors Stanley-BRM et traîna sa misère deux malheureuses années avant de disparaître totalement.

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