7 juin 2017

Grand Prix d’Allemagne 1959 : Plein gaz !

Notre tour d’horizon des « Grands Prix d’une seule édition » se termine en Allemagne, dans une zone historiquement tourmentée, et sur un circuit dont on peut encore se demander en quoi il servit la course automobile tellement son tracé était bête ! Eh bien justement parce qu’il se trouvait à cet endroit, dans un pays au sinistre passé pas si lointain et au présent sujet à de grands enjeux politiques. En ce 2 août 1959, le Grand Prix d’Allemagne retrouvait l’AVUS de Berlin-Ouest, qui accueillait pour la dernière fois une épreuve majeure d’un calendrier mondial.

Pierre Ménard

CC AVUS 1L’AVUS et son fameux virage nord relevé vu dans les années trente © D.R.

Quand on connaît un tant soit peu l’histoire des Grands Prix d’Allemagne essentiellement liés au majestueux Nürburgring, on peut à bon droit se demander quelle mouche piqua les organisateurs pour offrir en 1959 aux amateurs de Formule 1 un écrin aussi terne que cet AVUS insipide ! Il y avait là une double raison, financière et politique. En 1959, le vieux Ring (32 ans d’âge) avait besoin d’un sérieux lifting qui nécessitait naturellement un déblocage de fonds important. Voyant la belle manne arriver avec le Grand Prix de Formule 1, il semble que les autorités gérant le circuit de l’Eifel se soient montrées un peu trop gourmandes et aient, de fait, rebuté les organisateurs. Quelle alternative alors pour le Grand Prix ? Le circuit d’Hockenheim, situé plus au sud dans le Bade-Wurtemberg, n’était guère enthousiasmant et surtout peu adapté aux courses de haut niveau (1). Mais une autre piste – aux deux sens du terme – commençait à se dessiner, poussée en avant par les instances politiques ouest-allemandes.

Un enjeu historique

La guerre froide battait son plein entre les Etats-Unis de Eisenhower et l’URSS de Khrouchtchev. Dans l’Allemagne partagée en deux, la vitrine du capitalisme que constituait Berlin-Ouest était considérée par les Soviétiques comme une « tumeur cancéreuse » fichée dans leur empire. La prospérité économique de cette partie de la ville ralliée à la RFA était de plus pour l’Ouest un sérieux outil de propagande qui exaspérait au plus haut point les dirigeants de la RDA. En novembre 1958, Khrouchtchev tapa du poing sur la table et adressa un ultimatum aux alliés occidentaux : ils avaient six mois pour démilitariser la zone qui deviendrait dans la foulée une ville « libre de toute activité subversive ». Autant dire qu’à Washington, Londres, Paris et Bonn, ça toussa fort !

De réunions en réunions, on déborda allègrement sur 1959 et le jeu d’échec en était au point mort entre les Russes et les occidentaux qui prônaient la fermeté, comme ils l’avaient fait avec succès dans le délicat blocus de Berlin en 1948 et 1949. L’idée de narguer les Soviétiques et de leur montrer qu’on était prêt à leur faire face poussa donc les politiques allemands à suggérer aux organisateurs du Grand Prix de Formule 1, sport capitaliste s’il en était, de déplacer leur manche du championnat sur le « célèbre » circuit de l’AVUS, tracé dans la forêt de Grunewald à l’ouest de l’ancienne capitale. Aussitôt dit, aussitôt fait : l’ADAC informa la FIA que le Grand Prix d’Allemagne 1959 se tiendrait sur ce « circuit » qui avait vu s’affronter les Mercedes et Auto-Union dans des années que beaucoup d’Allemands s’efforçaient alors d’oublier. A l’annonce de la nouvelle, les plus déçus furent bien entendu les pilotes.

La fierté du Reich

CC AVUS 2

Le mur de briques relevé à 45° permettait des vitesses de l’ordre de 200 km/h ! © D.R.

Projet lancé en 1907 par le Kaiser Guillaume II, ajourné en 1914 à cause de la guerre (2), puis repris à l’issue de celle-ci et achevé en 1921, l’AVUS (3) fut à la base la première autoroute construite en Europe. Le tracé du circuit était des plus simplement idiots : les deux lignes droites de l’autostrade, chacune de 9 km, furent reliées par un virage large au nord, et une courbe plus serrée au sud, portant le développement total à près de 20 km. En ces temps où les autos de course mettaient du temps à atteindre leur vitesse optimale et avaient besoin de longues distances pour freiner, c’était surtout un exercice de puissance auquel les compétiteurs se livraient, le pilotage et la tenue de route n’ayant qu’une importance minimale.

Après quelques épreuves mineures organisées sur le tracé, c’est le Grand Prix d’Allemagne qui s’y invita en 1926, remporté par un jeune inconnu sur sa Mercedes : la légende de Rudolf Caracciola était en marche, tout comme celle de l’AVUS. Dans les années trente, le circuit de la capitale allemande devint le théâtre des fameuses « Avusrennen » où était décuplée la nouvelle puissance du Reich, tant au niveau des moteurs sans cesse améliorés des Mercedes ou Auto Union qu’autour du circuit avec les oriflammes et fanions portés fièrement par des soldats aux chemises brunes. Très vite, l’AVUS devint le lieu de propagande préféré des Nazis, aux portes de leur ville éternelle à l’inverse du lointain Nürburgring paumé au fin fond du massif de l’Eifel. En 1936, le virage nord fut totalement transformé par l’adjonction d’un mur de briques relevé à 45° qui autorisa des passages beaucoup plus rapides et des temps au tour proprement ahurissants : dans ce mur, les plus rapides tournaient à 200 km/h, et Rosemeyer sur son Auto Union en 1937 réussit à établir le tour le plus rapide du circuit avec un ébouriffant 276,32 km/h !

La piste devint un terrain d’essai de choix pour les deux constructeurs allemands qui se disputaient âprement les lauriers de la gloire en matière de vitesse pure en ces années folles. Mercedes et Auto Union y alignèrent de fantastiques voitures profilées qui frôlaient les 400 km/h dans les interminables lignes droites. La mort de Rosemeyer lors d’une tentative de record en janvier 1938 sur l’autoroute Francfort-Darmstadt mit en lumière la dangerosité de ce genre de circuit et, malgré l’immense succès populaire de l’édition 1937, les Avusrennen n’eurent plus lieu dans les années qui suivirent, le Grand Prix d’Allemagne se maintenant, lui, sur le Nürburgring. Puis vint la guerre, la reprise des courses, et la création du championnat du monde de Formule 1 avec la manche allemande se disputant sur le géant de l’Eifel que tous, pilotes et public, adoraient. On peut donc comprendre la grise mine que firent les participants au championnat 1959 en apprenant qu’ils allaient devoir tourner comme des idiots sur cet archaïsme appartenant à une époque révolue.

Autorennen Avus Berlin an der Zonengrenze

GP de Berlin 1954, le public pouvait admirer de l’intérieur les bolides © D.R.

La chance de Ferrari

Il y avait bien eu une épreuve hors championnat en 1954, le Grand Prix de Berlin (remporté haut-la-main par les puissantes Mercedes W196 face une opposition faiblarde de Maserati, Gordini et Ferrari), le tracé avait été réduit à 8,3 km par la réduction des deux lignes droites car l’ancienne courbe sud était désormais dans le secteur Est de Berlin, les organisateurs avaient prudemment divisé le Grand Prix en deux manches pour éviter un éclatement de pneu dans le virage relevé (4), mais l’essentiel demeurait : ce tracé inepte ne présentait strictement aucun intérêt pour une course de Formule 1, il était éminemment dangereux, et il ne fallait pas être grand devin pour annoncer qui allait l’emporter.

CC AVUS 4

GP d’Allemagne 1959, Ferrari mène devant Cooper © D.R.

Cette année voyait les cartes rebattues par l’apparition des petites et légères Cooper T51 à moteur arrière qui tournaient comme des moustiques hystériques autour des lourdes Ferrari Dino 246 et BRM 25 à moteur avant. Une ère nouvelle était en train d’apparaître, avec à la pointe de l’attaque Jack Brabham et le jeune Bruce McLaren au volant des Cooper officielles, et Stirling Moss sur sa Cooper de l’écurie Walker. BRM avait réussi à tirer son épingle du jeu avec Jo Bonnier remportant le Grand Prix de Hollande, et Ferrari avait habilement profité de sa puissance supérieure sur les longues lignes droites de Reims pour s’offrir le Grand Prix de l’A.C.F. via Tony Brooks. Mais personne n’était dupe : c’était le chant du cygne des monoplaces à moteur avant et les titres pilotes et constructeurs iraient de toute évidence chez Cooper.

Mais sur ce circuit ne nécessitant « que » des chevaux et… des chevaux, ceux de Maranello avaient évidemment la faveur de tous les pronostics. On ne tuera pas le suspense en disant d’ores et déjà qui gagna ce jour-là, tant la course fut attendue et monotone : à l’instar des Mercedes en 1954, les Ferrari avantagées en puissance pure annihilèrent toute opposition et établirent un éclatant tiercé gagnant, avec Brooks devant Gurney et Hill. Classés, mais à un tour, venaient la Cooper de Trintignant, puis la BRM de Bonnier. Moss et Gregory sur leurs Cooper voulurent crânement tenir le rythme des Dino 246 et, fort logiquement, explosèrent leur boîte pour l’un et leur moteur pour l’autre. La seule véritable animation de cette procession fut à mettre au crédit de Hans Hermann, mais de façon bien involontaire : au freinage de la courbe sud, le pilote allemand perdit le contrôle de sa BRM (5) qui partit dans une effrayante – et spectaculaire – série de tonneaux dont Herrmann se sortit miraculeusement avec juste quelques égratignures. De façon bien plus dramatique, la mort de Jean Behra mit en évidence les lacunes criantes de ce circuit en matière de sécurité.

CC AVUS 5

Premier passage du virage sud, Bonnier mène encore la danse, mais plus pour longtemps © D.R.

Depuis son éviction de la Scuderia Ferrari un mois plus tôt lors d’un tumultueux Grand Prix de l’A.C.F. (6), le populaire pilote français s’était concentré sur la mise au point de sa Behra Porsche F2, qu’il avait alignée pour le Grand Prix d’Allemagne. La veille avait lieu une épreuve pour voiture de sport et Behra, qui n’avait initialement pas prévu d’y participer, se vit proposer le volant d’une Porsche RSK privée. Pourquoi pas, finalement ? En voulant coller au train des Porsche d’usine, il en demanda certainement trop à la sienne et partit dans un infernal dérapage en plein dans le mur de briques. La Porsche décolla et alla se fracasser contre un plot de béton en haut du mur. La course ne fut même pas interrompue et les concurrents passèrent longtemps devant la voiture du malheureux pilote que les secours parvinrent à désincarcérer, mais bien trop tard, en passant de l’autre côté du mur. L’engouement pour le circuit berlinois était certes très loin d’être à son comble parmi les écuries, mais ce drame joua vraisemblablement dans le sort de l’AVUS : ce fut la fin des courses de haut niveau sur ce tracé.

CC AVUS 6

Le podium Ferrari, Hill, Gurney, Brooks © D.R.

Il y eut par la suite des épreuves de portée nationale ou régionale, tant en monoplace qu’en voitures de tourisme, mais le temps de gloire de ce circuit appartenait désormais au grand livre des souvenirs. Le virage en briques fut détruit dans les années soixante et l’autoroute est désormais un axe extrêmement fréquenté qui mène à la partie ouest de la capitale de l’Allemagne réunifiée. Quant au championnat 1959, la victoire de Brooks à Berlin le relança de façon inattendue dans la course au titre, à tel point qu’il conserva toutes ses chances face à Moss et Brabham jusqu’au dernier Grand Prix à Sebring aux USA, titre qui revint finalement à Brabham. Comme quoi, même quand le décor est moche, il faut quand même jouer la pièce à fond, ça peut en valoir le coup !

 

 

Notes

(1) Long haricot de près de 8 km de déroulant dans une forêt sombre, il servait surtout à l’époque de piste d’essai et était notamment dépourvu de son fameux Stadium qui ne verrait le jour qu’au milieu des années soixante.

(2) Durant la première guerre mondiale, le projet fut malgré tout avancé dans son terrassement grâce à l’emploi de milliers de prisonniers russes.

(3) AVUS est un acronyme voulant dire « Automobil Verkehrs und Übungs Straße » (Route d’essai et de trafic automobile).

(4) Deux manches de 30 tours chacune étaient programmées, avec naturellement autorisation de changer de pneus entre deux. Seuls les concurrents terminant la première manche avaient accès à la deuxième, et le classement final tenait compte de l’addition des temps.

(5) C’était la BRM 25 vert pâle du British Racing Partnership – écurie managée par le père de Moss, Alfred, et son manager, Ken Gregory – que Moss avait pilotée à Reims et à Aintree quelques semaines plus tôt.

(6) S’estimant mécontent du traitement qu’il recevait chez Ferrari par rapport aux pilotes anglo-américains Brooks, Gurney, Hill, Behra eut à son retour aux stands après son abandon une discussion « animée » avec le directeur technique de la Scuderia, Romolo Tavoni, discussion que l’impétueux pilote termina par une gifle dans la figure de l’Italien !

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