5 mai 2024

Senna 1984 : « Mozart » fait ses classes chez Toleman.

Nous avions abordé il y a un an la fin de saison 1983 de Formule 3 où Ayrton Senna eut le loisir d’essayer quelques F1 en vue de 1984. Le jeune Brésilien fit le choix, plus ou moins obligé, de l’écurie Toleman qui resterait dans l’Histoire comme le lien entre les triomphes dans les formules «de promotion» et ceux dans la catégorie reine. Loin d’être la meilleure structure du moment, l’équipe anglaise apprit pourtant beaucoup au Pauliste ambitieux.

Pierre Ménard

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Senna 1984 : « Mozart » fait ses classes chez Toleman

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En 1984, Ayrton Senna va se confronter au gratin du sport automobile mondial © DR

Avant tout, une chose essentielle est à retenir de cette saison d’Ayrton Senna au sein de l’écurie Toleman : de tout son parcours dans le sport automobile, karting compris, c’est la seule année où il ne gagna aucune course. Partant de là, lui qui avait pris l’habitude de s’élancer de façon quasi systématique en tête de la meute dut apprendre à voir le gros du peloton partir devant lui. Pour quelqu’un à l’ambition démesurée comme la sienne, c’était un changement énorme ! L’avenir proche allait rappeler que, dès qu’il aurait la monoplace idoine, il reprendrait ses bonnes habitudes. Il n’empêche : cet épisode lui enseignerait une certaine humilité, qualité bien nécessaire pour celui qui pensait sérieusement que le monde devait s’effacer devant lui. Mais il lui faudrait du temps pour intégrer cette vertu.

Ombres et lumières

On sait pourquoi Senna signa avec Alex Hawkridge, le patron de Toleman : les tests chez McLaren et Williams étaient purement évaluatifs, l’équipe pilotes de ces écuries était déjà fixée pour 1984. Et chez Brabham, les portes restèrent closes pour cause de préférence italienne de la part d’un sponsor et de susceptibilité mal placée de la part d’un champion du monde. Hawkridge avait, lui, besoin non pas d’un, mais de deux pilotes. Il signa donc celui dont il pensait qu’il serait un jour un grand, ainsi que l’ex-champion du monde moto, le Vénézuélien Johnny Cecotto. Sur ce strict plan de la cohabitation, Senna ne se compliqua pas la vie et fit comme il le faisait depuis qu’il tenait un volant sur les circuits : il se jura de battre son coéquipier du mieux qu’il le pourrait !

Grand Prix du Brésil 1984, le rêve de gamin est en train de se réaliser © DR

Cette saison chez Toleman fut une alternance de contrastes assez prononcés : plein feux sur des exploits personnels qui allaient écrire les premières pages de la légende Senna, et zones d’ombres sur des comportements révélateurs d’un caractère assez complexe. Les exploits, on les connaît plus ou moins. L’adjectif « personnels » est ici utilisé, car ils devaient totalement à un pilote en train de démontrer son stupéfiant talent au volant d’une voiture qui ne le méritait pas.

Muscle ton sport !

Lors des trois premières épreuves de 1984, les pilotes Toleman durent se faire les biceps sur la lourde TG183-Hart datant de 1982 ! Si en plus, vous lui enlevez son nez sur un tracé hyperrapide comme celui de Kyalami en Afrique du Sud, vous ne pourrez que convenir que la cinquième place récoltée dans ces conditions par Ayrton méritait tous les applaudissements. Dès son deuxième grand prix, le « phénomène » se classait dans les points au volant d’une voiture obèse amputée d’un appendice aérodynamique essentiel ! Une des conséquences inattendue de cette performance fut l’état de déliquescence alarmant dans lequel le pilote fut extrait de son cockpit une fois la ligne d’arrivée franchie.

Senna mène sans son nez devant son coéquipier Cecotto au Grand Prix d’Afrique du Sud © DR

Senna avait une hygiène de vie correcte et faisait du sport de façon modérée. Ce mode de vie tranquille convenait amplement pour les courses courtes en karting, Formule Ford et F3. Il découvrit à ses dépens que piloter une F1 puissante – surtout en surpoids – sur plus d’une heure et demie exigeait une autre condition physique. Fier, il refusa d’admettre en public l’évidence, mais il se mit discrètement au footing et au vélo.

C’est trop injuste !

Si la performance sud-africaine avait étonné, la monégasque sidéra. On ne va pas la retracer par le menu tellement elle est restée célèbre. On se contentera de rappeler que la nouvelle TG184, apparue au Grand Prix de France, était loin des standards de l’élite, même si elle était plus aboutie que sa devancière. Elle dépassait toujours la limite acceptable du poids idéal et surtout, son « quatre en ligne » Hart manquait cruellement de puissance et de fiabilité. Ce sont finalement ces défauts (lourdeur et  puissance moindre) que le Brésilien mit à profit sur le circuit détrempé de Monaco pour se taper allègrement la crème de la F1 et terminer… deuxième.

Que d’eau, que d’eau ! © DR

Senna pensait réellement avoir gagné puisqu’il avait passé le leader Prost roulant au ralenti juste avant le drapeau à damiers. Lorsqu’on lui apprit que le règlement prenait en compte le classement de l’avant-dernier tour, son sang ne fit qu’un tour : il fut, et resta longtemps, intimement persuadé que c’était là un « complot » de l’establishment de la F1 pour empêcher un petit jeune méritant de gagner devant un champion des plus reconnus. On peut considérer que sa quête de battre Alain Prost à tout prix naquit en ce jour de pluie sur la French Riviera. Mais le petit côté paranoïaque du Pauliste était en train de faire jour.

Entre ces deux casques, le début d’un très long affrontement ! © Cosmo Aletto

Je sais qui tu es

La Toleman ne proposait décidément rien de bien flamboyant : sur 16 grands prix, Senna n’en termina que 6, dont quatre dans les points et trois sur le podium. Ce qui était déjà remarquable compte tenu des armes dont disposait le Brésilien, et qui interpella très vite Peter Warr. Le directeur de Lotus aurait bien signé le jeune prodige (qu’il surnommait le « petit Mozart de la F1 ») dès 1983, mais le sponsor de l’écurie, John Player Special, voulait au moins un pilote britannique au volant des superbes monoplaces noir et or. Nigel Mansell sauva ainsi sa tête, malgré l’antipathie à peine masquée que lui portait Warr (1). En vue de 1985, le problème ne se poserait plus et l’ancien assistant de Colin Chapman fit une cour effrénée au pilote Toleman dès la première partie de la saison 1984.

Senna fit étalage de son talent devant le public connaisseur de Brands Hatch © DR

Senna fut d’autant sensible aux avances du patron de Lotus que le directeur technique de l’écurie de Ketteringham Hall s’appelait Gérard Ducarouge. Lors de la manche inaugurale au Brésil, le débutant aborda « Duca » confortablement installé au bord de la piscine de l’hôtel des pilotes. Il lui dit qu’il connaissait tout de son œuvre, Matra, Ligier, Alfa, et qu’il était sûr qu’un jour ils travailleraient ensemble. Dix-huit ans plus tard lors d’une rencontre chez lui dans les Yvelines, Ducarouge m’avoua qu’il était encore sidéré de l’audace de la démarche et de l’incroyable certitude qui animait ce drôle de bonhomme (2).

Senna épata une nouvelle fois la galerie en décrochant une probante 3e place au Grand Prix de Grande-Bretagne derrière Niki Lauda et Derek Warwick. Cette belle performance fut malheureusement ternie par le terrible accident aux essais où son coéquipier Cecotto se brisa les deux jambes. Nombre de pilotes allèrent consoler l’infortuné Johnny sur son lit de souffrance. Pas Senna. Il dut alors se défendre maladroitement face à une presse vindicative qui l’accusa de mélanger compétition et sentiments personnels. Des années plus tard, Ayrton admit qu’il avait eu tort.

Avec les bons pneus ça va mieux !

Le dernier joyau de cette première saison chez Toleman fut taillé lors de l’ultime épreuve au Portugal, et est révélateur de ce qui pouvait arriver si on donnait une bonne voiture à « Mozart ». Michelin quittant la Formule 1 après avoir tout gagné, son directeur technique Pierre Dupasquier ouvrit grand les portes des camions venus de Clermont-Ferrand et proposa à tous ses clients de prendre ce qu’ils voulaient. Pour Senna, c’était ni plus ni moins que la caverne d’Ali Baba qui s’offrait à lui : il n’avait eu durant l’année que du « deuxième choix » et là, il pouvait bénéficier des mêmes gommes que McLaren ou Brabham !

Avec des Michelin de premier choix au Portugal, Ayrton oublia ses anciens compagnons de fond de grille © DR

Nanti de ces pneus haut-de-gamme, il claqua le troisième temps absolu derrière Piquet et Prost, les trois hommes étant les seuls à passer sous la barre de la minute vingt au tour ! En course, il termina sans problème derrière le vainqueur Alain Prost et le nouveau champion du monde Niki Lauda. Peter Warr, qui avait signé Senna quelques semaines auparavant, se réjouit sans vergogne de cette performance, et Alex Hawkridge ne put qu’admettre qu’il n’avait effectivement pas eu les moyens de donner à Ayrton la monture qui correspondait à son talent.

Cet incroyable talent que l’ingénieur de piste de Senna, Pat Symonds, allait un jour découvrir lors du Grand Prix de Dallas, disputé sur un horrible tracé urbain délimité par des blocs de béton déposés sur le bitume par des grues. Après de bonnes qualifications (6e temps, pour une Toleman, c’était Byzance !), Senna mena bon train lorsqu’il accrocha un de ces fameux blocs et cassa sa transmission. Rentré aux stands, il expliqua le plus sérieusement du monde que le « mur avait bougé ». Symonds éclata de rire : « J’en entendu beaucoup, des conneries, mais celle-là, elle dépasse tout ! » déclara-t-il.

Totalement sûr de lui, le pilote força son ingénieur à venir sur la piste constater par lui-même. Effectivement, les commissaires confirmèrent qu’avant le choc avec la Toleman, le bloc avait été déplacé par une autre voiture en perdition : on voyait la trace sur le sol. « J’aurai dit pas plus de un ou deux inches, se rappela Pat Symonds. Mais Ayrton pilotait avec une telle précision que ça a suffi pour se mettre en travers de sa trajectoire ». Des « conneries » de ce genre, Gérard Ducarouge chez Lotus allait en vivre un petit paquet. Pour son plus grand bonheur !

Pat Symonds et son jeune poulain lors des tests de pré-saison à Jacarepaguá © DPPI

 (1) Histoire de situer le niveau d’affection qu’éprouvait Warr pour son moustachu de pilote, lorsque celui-ci percuta un mur à Monaco en 1984 alors qu’il menait la course, le directeur lâcha tout en finesse : « Nigel Mansell will not win a race as long as I have a hole in my arse» (entrez ça sur un traducteur en ligne et vous saurez). Ce qui, entre parenthèses, dut lui faire un peu mal à l’arrière-train puisque Mansell gagna par la suite 31 grands Prix et fut champion du monde.

(2) Interview en 2002 pour le livre Ayrton Senna, Au-delà de l’exigence, Ed.Chronosports, en collaboration avec Jacques Vassal.

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