Monaco 1988, Ayrton Senna se qualifie en pole position avec 1,4 seconde d’avance sur son coéquipier Alain Prost. Un gouffre impressionnant et une performance presque stupéfiante, qui sidère alors tous les observateurs. Un tour mémorable qui fait figure de référence en matière de pilotage. Senna lui-même avouera avoir vécu ce jour-là une expérience singulière et dépassé les limites du raisonnable. Ces explications quasi-surnaturelles contribueront d’ailleurs à forger le mythe « Monaco 88 » et donnent avec le recul une autre dimension au surnom « Magic Senna ».
Bertrand Allamel
Que s’est-il passé lors de cette fameuse séance de qualification ?
Simple concours de circonstances favorables, voiture bien réglée, pilote bien disposé ?
La légende dit que Senna se serait senti, pendant ces tours de qualification, comme hors de la voiture, et même hors de son corps : il ne pilotait plus la voiture, il se voyait « du dessus ». Au cours d’un entretien avec le fameux journaliste Denis Jenkinson, alias Jenks, en 1990, Senna est revenu sur cet épisode monégasque et a essayé d’expliquer… l’inexplicable : « Tout ce que je crois, c’est que ce jour-là à Monaco, j’ai réussi à expérimenter une chose que je n’avais jamais faite auparavant, à un niveau que je n’avais encore jamais atteint. […] J’avais conduit trop vite. Je m’y étais pris de telle manière que c’était comme si ma voiture avait été montée sur des rails. […] A un moment, j’ai eu l’impression que le circuit n’était plus vraiment un circuit, seulement un tunnel de glissières. Je me suis alors d’un seul coup rendu compte que j’avais dépassé la limite que je considérais comme… raisonnable. […] Je me suis dit que j’avais atteint un niveau inconnu. Je n’ai pas vraiment compris comment j’y étais parvenu, et je n’ai d’ailleurs toujours pas compris tout le phénomène. Seulement une petite partie, qui est encore loin de satisfaire mon besoin de comprendre ce qui se passe quand on entre dans ce domaine. Aussi, j’ai levé le pied, et je suis rentré doucement aux stands. Je me suis dit : « Aujourd’hui, c’est spécial. N’y retourne plus. Tu es vulnérable… Tu t’es placé dans une situation où tu as presque laissé l’initiative à ton subconscient. » Cette constatation m’a mis mal à l’aise. »
Comment comprendre ou traduire les propos de Senna dans un registre plus intelligible ?
A-t-il simplement connu ce que l’on appelle, sans pouvoir l’expliquer plus, un « état de grâce » ?
S’est-il mis en état d’hyper-concentration ?
A-t-il atteint un niveau de conscience supérieur ?
Ou était-ce une expérience surnaturelle ?
A moins que ce ne fût que de l’autosuggestion ? Ou encore, délire mystique d’un pilote que l’on savait tourné vers la chose religieuse ?
Difficile à dire, et certains préfèreront sûrement s’en tenir à des considérations plus rationnelles comme la maîtrise technique, en faisant l’impasse sur cette logorrhée mystique. Il y aurait pourtant, peut-être, car tout ce qui va suivre n’est que spéculatif et hypothétique, une approche intéressante qui pourrait nous aider à comprendre ce que Senna a pu ressentir dans les rues étroites de Monaco, aux volant de sa McLaren : l’approche orientale, dont relève le « zen ». Certains crieront au grand écart douteux et non pertinent. Ceux pour qui « le hasard n’existe pas » diront que le brésilien, avec son moteur Honda, avait une énergie japonaise dans le dos, et que dans Senna, il y a « Sen ».
C’est un petit livre remarquable, intitulé Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc , probablement connu de tous ceux qui pratiquent un art martial à un certain niveau (et qui est d’ailleurs un ouvrage de référence), qui m’a fait me pencher à nouveau sur l’histoire monégasque de mon idole de jeunesse. Dès les premières pages en effet, dans la préface, on peut lire ceci : « un des caractères qui nous frappe le plus dans l’exercice du tir à l’arc, et en fait de tous les arts tels qu’on les étudie au Japon (…) c’est qu’on n’en attend pas des résultats simplement utilitaires ou des jouissances uniquement esthétiques, mais qu’on y voit un moyen de former le mental, et même de le mettre en contact avec la réalité ultime. Aussi le tireur à l’arc ne se propose-t-il pas seulement de toucher la cible ; l’escrimeur ne manie pas son épée uniquement pour triompher de son adversaire ; le danseur ne danse pas simplement pour exécuter avec son corps certains mouvements rythmés. Il faut d’abord que le mental se mette au diapason de l’Inconscient. »
Et si Senna avait mis son « mental au diapason de l’Inconscient » ? Tout ça reste un peu vague. La suite du texte permet de comprendre un peu mieux ce dont il est question : « Dans le cas du tir à l’arc, celui qui lance et celui qui reçoit (NDA : la cible) ne sont plus deux entités opposées, mais une seule et même réalité. » Un peu comme Senna, ne faisant plus qu’un avec sa voiture, elle-même étant « montée sur des rails ». Poursuivons : « L’archer n’a pas conscience de lui-même comme d’un être occupé à atteindre le centre de la cible devant lui. Et cet état de non-conscience ne s’obtient que lorsque l’archer [est] parfaitement vidé et débarrassé de son ego… »
Ne serait-ce pas, finalement, ce qui est arrivé à Senna ? Peut-être s’est-il retrouvé dans un tel état de lâcher-prise, si recherché par ceux qui pratiquent la méditation, qu’il a cru que sa F1 se pilotait toute seule. L’auteur du livre dont il est question explique comment lui-même a eu du mal à comprendre l’enseignement principal de son maître : ce n’est pas l’archer qui tire. L’archer doit attendre et se mettre en disposition pour que « ça » tire tout seul. L’auteur écrit ainsi : « Quand tout découle de l’oubli total de soi et du fait qu’on s’intègre à l’événement sans aucune intention propre, il convient que, sans aucune réflexion, direction ou contrôle, l’accomplissement extérieur de l’acte se déroule de lui-même. »
Peut-être Senna, malgré son obsession pour la victoire, a-t-il basculé dans ce mode d’oubli total de soi, et d’absence d’intention ? N’oublions pas également que le brésilien travaillait sa respiration, laquelle est à la base de toute pratique méditative.
Tout ça me rappelle un peu la posture du jazzman. Christian Vander, leader du mythique groupe Magma dit par exemple qu’il ne faut pas chercher à « faire la musique », mais à « être en musique ». C’est la musique qui « appelle » et qui se joue à travers le musicien.
Bref, pour moi, c’est désormais clair, Senna a piloté à Monaco en 88 dans une posture Zen. Qui sait, si un moine Shaolin, ayant entendu les propos de Senna, trouvera normal ou banal ce qui nous paraît énigmatique ?
Quoiqu’il en soit, et même si je suis à côté de la plaque, Senna colla ce jour là 1,4 seconde à Alain Prost. Dès lors, quel enseignement tirer de tout ça pour les jeunes pilotes ? Elément de réponse dans le fameux livre, en guise de conclusion : « Comment remédier à cela, faire devenir spirituel le pouvoir, passer de la maîtrise souveraine de la technique au maniement magistral de l’épée ? L’unique réponse est : que l’élève se dépouille de toute idée et perde toute son individualité ; il doit arriver au point où, non seulement il se détache de l’adversaire, mais encore de lui-même. Il faut qu’il franchisse le stade où il se trouve encore et en finisse définitivement avec lui, au risque de sombrer tout à fait. »
Illustrations Portait Senna © Yan Denes
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