9 mai 2014

Ayrton Senna, par Eric Bhat

Un café à Milan

Lionel Froissart est d’une drôlerie gestuelle fabuleuse, et dans les méandres du 7 rue de Lille je l’ai surpris plusieurs fois dans des glissades à la Senna chaque fois qu’il dévalait ou escaladait l’escalier biscornu. Nous débutions tous dans ce chaudron magique. Lionel était un fan de kart ;  le lundi matin, lorsqu’il revenait d’un week-end de course, il avait de la confiture dans la bouche en évoquant le jeune et prometteur pilote brésilien. C’est ainsi que pour nous tous, grâce au charisme de Lionel, nous avons porté très tôt un regard admiratif sur la progression – époustouflante – d’Ayrton Senna Da Silva

Eric Bhat

Puis Senna devint Senna, ça claquait mieux. J’étais attaché de presse de l’écurie Renault F1 quand il débuta chez Toleman. Il m’arriva de le croiser parfois  quand il intégra le cockpit d’une Lotus Renault. Mon interlocuteur officiel chez Lotus était le gentil Tony Jardin qui me surnommait Eric Bhatman,  propos auquel je renvoyais un amical Antoine Jardinier. Senna était très observateur et c’est ainsi qu’il me « photographia », d’autant que je rendais souvent visite à mon compatriote Gérard Ducarouge, patron technique de l’équipe anglaise.

J’étais au contact permanent des ingénieurs de chez Renault. Bernard Dudot, habituellement très mesuré, virait à l’extase dès qu’il s’agissait de Senna. C’était d’autant plus sincère que les débuts avaient été un peu rugueux. Dudot avait frisé la crise cardiaque en entendant Ayrton, après sa course inaugurale avec le V6 Renault, fustiger son moteur qui consommait trop, au point d’avoir causé sa panne d’essence ! Aux yeux de Dudot c’était un blasphème. Cette petite agacerie vira rapidement à une profonde admiration. La victoire de Senna à Estoril, sous un déluge, a été saluée chaleureusement chez les jaunes. « Avec lui, disait Dudot, plus besoin de télémétrie à bord des monoplaces. La télémétrie c’est lui ! » Je me souviens être revenu de Spa avec un Bernard Dudot abasourdi : «Après les essais, Senna nous a décortiqué le circuit virage par virage, avec une précision inouïe. Plus d’une heure, ça a duré ! C’est nous, les techniciens, à qui il fournissait une foule d’informations utiles, qui n’en pouvions plus ! »

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De son côté, Gérard « Ducared » lançait les grandes orgues en décrivant son protégé : « De tous les pilotes que j’ai approchés, il est celui qui m’impressionne le plus. Parvenir à un tel niveau de professionnalisme et de performances en si peu de temps, c’est la première fois que je vois ça. C’est absolument « incrédible » ! (authentique)

D’autres opinions grinçaient. Jean Sage pouvait avoir la dent dure et l’eut ce jour-là quand il me confia (au même Grand Prix à Spa ; décidément Ayrton avait marqué bien du monde) : « Je le déteste, c’est un arriviste. Il ne pense qu’à lui, qu’à ce que peuvent lui apporter les gens et à sa propre promotion. »

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Ayrton, il est vrai, savait y faire. A deux reprises au moins, lorsqu’il arriva chez Lotus, puis à nouveau, trois ans plus tard, chez McLaren qu’il venait de rejoindre, je l’ai observé mener un manège étonnant. Une pile de tee-shirts à son effigie sur l’épaule, il allait voir chaque membre de son équipe,  donnant une accolade fraternelle à chacun (un abraçao mode brésilienne) ainsi qu’un tee-shirt.

En février 1986, je devins le rédacteur en chef de l’émission Grand Prix, sur la 5 version Berlusconi. Mais je ne m’entendais pas à la perfection avec Hubert Auriol qui la présentait. Auriol pilotait certainement très bien sa moto au Dakar, mais multipliait les approximations sur les sujets de F1. Excédé, je suis allé me détendre dans les couloirs de cet univers télévisuel. Au détour d’un couloir, je croisais soudain… Ayrton Senna ! Nous ne nous étions jamais parlé. Mais mon visage lui était plus ou moins familier : il m’avait vu à plusieurs reprises en blouson Renault-Sport, puis avec un micro RMC venir souvent poser des questions à Gérard Ducarouge. Bref, il ne me cernait pas vraiment.

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Lui aussi, ce jour-là à Milan, s’emmerdait à cent sous de l’heure dans une opération publicitaire. Il m’invita à partager un café. J’abandonnais Auriol à son enregistrement fastidieux, et passais une heure d’anthologie avec Senna. J’étais journaliste, mais c’est Ayrton qui posait les questions.  Pourquoi j’avais quitté Renault. Comment je connaissais Ducarouge. Qu’est-ce que je faisais à Milan, etc…  Très à l’écoute, il apprit dans un grand sourire que ma famille habitait Rio de Janeiro. Il était chaleureux. J’ai presque cru à l’esquisse d’une amitié.

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