24/05/2025

Monaco 1972 : Ce que Beltoise n’avait jamais raconté.

Jean-Pierre Beltoise est mort il y a dix ans. En guise d’hommage, je suis heureux de vous livrer l’entretien  que j’avais eu avec lui, publié à l’époque dans la revue Grand Prix. J’avais demandé à JPB cette rencontre pour qu’il revisite près de trente ans plus tard sa fameuse victoire au Grand Prix de Monaco 1972. C’est une course dont tout le monde se souvient. Parce que Beltoise a gagné. Parce que ce fut une épreuve dantesque et très longue. Parce qu’il a battu à plate couture les meilleurs pilotes du monde. Et parce que Monaco était l’un des rares Grands Prix diffusés en direct à la télévision française.

Propos recueillis par Eric Bhat

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Monaco 1972

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Jean-Pierre Beltoise a souvent raconté sa cavalcade héroïque. Je lui ai demandé de fouiller  plus encore sa mémoire en revivant cette course mythique. C’était dans un bistro qu’il adorait porte de Saint-Cloud. Le photographe Emerick Houplain et moi, nous étions suspendus à ce qu’il racontait. J’adorais bosser avec Beltoise. Ce n’était jamais neutre, toujours engagé et parfois même à la limite de la mauvaise foi. Comme le soulignait son ami Johnny Rives, « JPB est sincère dans sa mauvaise foi ! » Dans cette interview, il fut d’une franchise absolue. Juste avant le Grand Prix de Monaco, je vous propose de partager à nouveau ce régal. Ces lignes sont un hommage.

Jean-Pierre Beltoise – BRM P160 – GP Monaco 1972 © DR

Eric Bhat : Cette victoire à Monaco a-t-elle changé ta vie ?

Jean-Pierre Beltoise : Absolument, cette victoire a transformé ma vie. Pas exactement cette victoire, mais la façon dont je l’ai acquise. Une course longue, difficile.  J’ai mené de bout en bout, meilleur temps à l’appui. J’ai gagné devant Jacky Ickx, considéré comme le roi sous la pluie, qui a fini à plus d’une demi-minute derrière moi ; Fittipaldi 3e à un tour ; Stewart 4e à deux tours. Auparavant, il y avait toujours quelqu’un pour critiquer : « Beltoise c’est un casseur, il maltraite la mécanique, il sort de la route. » A partir de Monaco 1972, tous ceux qui disaient du mal de moi se sont écrasés. Monaco, c’est l’un des jours où le Bon Dieu a été formidable avec moi.

Ton téléphone a certainement chauffé ! Quel a été le premier appel ?

Jean-Pierre Beltoise : J’ai reçu beaucoup d’appels le soir-même. Le premier appel, très chaleureux, venait de Jacques Martin, l’animateur télé. Il avait suivi la course à la télé chez mon frère à Villeneuve-le-Roy. C’était un de nos bons copains. Nous le connaissions par l’intermédiaire de Stéphane Collaro. Jacques Martin m’aimait bien. Il s’est arrangé pour m’appeler après la course pour me dire son enthousiasme. Ce n’était pas rien : à l’époque, nous n’avions pas chacun un téléphone portable dans la poche !

As-tu conservé un exemplaire du journal  l’Equipe du lendemain de ta victoire ?

Jean-Pierre Beltoise : C’est marrant ta question. Je dois l’avoir gardé, oui.

Dans son édito, Edouard Seidler, le patron de la rubrique auto, avouait que vous étiez en froid. Que s’était-il passé ?

Il n’avait pas été très correct en commentant mon accident avec Giunti, il avait écrit que je pouvais tout à fait être sanctionné et arrêter ma carrière car j’avais mis beaucoup d’argent decôté. Quelleconnerie ! Nous n’étions pas payés très cher à ce moment-là. J’en ai voulu à Seidler de m’enfoncer.

Revenons à Monaco. On connaît l’histoire jusqu’au podium.  Tu fais quoi, une fois descendu du podium ?

Je me fais engueuler gentiment par Jacqueline. Elle était folle de joie, mais elle aurait voulu que je fasse plus attention à elle, que je la ramène sur ma monoplace pendant le tour de décélération car le panneautage était à l’autre bout du circuit, que je la fasse monter avec moi sur le podium comme Stewart avec sa femme Helen. A Monaco, ce n’est pas toujours facile ! En riant elle me balançait tout de même que les pilotes étaient de sacrés égoïstes !

GP de Monaco 1972
Jean-Pierre Beltoise – GP Monaco 1972 © DR

Le soir, tu es resté à Monaco ?

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Oui, il y a d’abord eu la remise des prix, où Lou Stanley m’a chipé la Coupe du vainqueur sous prétexte de la copier. Je ne l’ai jamais revue, ni elle ni la copie ! Puis nous sommes allés dîner au Pirate avec toute l’équipe Marlboro. Nous avons formidablement fêté la victoire. J’avoue que je ne voyais plus très clair en rentrant !

Pour la remise des prix, tu avais apporté un smoking ?

A Monaco, on apportait toujours un costume sombre. Si je l’oubliais, Jacqueline, elle, ne l’oubliait jamais.

Monaco 72, ce fut la plus grande joie de ta carrière ?

J’étais très content. Mais je n’exultais pas. J’avais attendu trop longtemps.

Le lendemain, tu as fait quoi ?

Réveil heureux à Monaco, avec le beau temps revenu. C’était un privilège, de se réveiller là. C’était un privilège, d’avoir gagné à Monaco. Puis nous avons filé à Saint-Tropez où je louais une villa. Nous sommes allés faire un tour à la plage tellement il faisait beau. Et j’ai reçu un magnifique cadeau de Georges Bain, le patron du Café des Arts,  Place des Lys à Saint-Tropez En l’honneur de ma victoire, il a fermé le Café des Arts, pour organiser une grande soirée. Il y avait tous mes copains de Saint-Tropez, Cacharel, Collaro, François Cevert, François Mazet, Eddy Barclay et toute sa bande, Dédé Pousse, Moustache, Jean-Marie Dubois, Daniel Hechter, et bien d’autres. Et Georges Bain m’a offert la soirée ! « Tu nous as fait tellement plaisir en gagnant hier à Monaco, répétait-il, à nous de te faire plaisir. » Un grand moment !

Combien t’a rapporté cette victoire ?

A peu près 100.000Francs (aujourd’hui une somme équivalente à 100.000 euros, ce qui est une grosse somme, mais une paille par rapport aux salaires actuels en F1. Ndlr). C’est-à-dire 50.000 francs de BP et 50.000 francs de primes diverses. C’est un ordre de grandeur.

Monaco, c’est ton circuit-fétiche : tu avais déjà gagné en Formule 3 en 1966. Déjà !

Oui. Je courais alors en Formule 2, la formule au-dessus. L’ingénieur Bernard Boyer prétend dans son livre que je lui ai lancé un défi : « Fais-moi une F3 pour Monaco, je gagne la course ! » Bon, ça, je n’en ai aucun souvenir, mais ça ne me ressemble pas, surtout à Monaco. Bref, par le hasard deschoses, dans cette fameuse course, je me suis porté en tête après que Piers Courage ait heurté un mur. Chris Irwin me suivait à 3 secondes, nous roulions à la même cadence, il me fallait cravacher. A  un moment, mon moteur a faibli, j’ai perdu 1 à 2 secondes au tour, il restait une dizaine de tours à couvrir, je me suis dit que c’était foutu. Mais Irwin ne remontait pas, toujours trois secondes derrière. Après la fin de la course je vais le voir, pour lui demander ce qui s’était passé. Incroyable ! Exactement au même moment que moi, il a commencé à connaître des ennuis d’embrayage. Voilà comment j’ai gagné. C’est un grand souvenir. J’ai été ravi de retrouver récemment une photo de Monaco 1966 en faisant des rangements avec Jacqueline.

En arrivant à Monaco en 1972, tu voyais venir une nouvelle victoire ?

Je savais dès le départ que je pouvais bien faire. Quelques semaines auparavant, à Silverstone, j’avais terminé à 2 secondes seulement du vainqueur, Emerson Fittipaldi. Donc j’étais confiant en ralliant la Principauté. J’aimais bien les circuits tracés en ville. J’ai toujours adoré courir à Pau et à Monaco, plus encore à Pau car on traversait le magnifique Parc Beaumont.
(Hello les palois ! Ndlr)

Tu étais arrivé en Principauté en voiture, en avion, en hélicoptère ?

En voiture, dans ma Mercedes 6,3 avec Jacqueline. Nous amenions partout notre chienne Enna, un berger allemand, une bête magnifique et très affectueuse. La chienne, elle, n’a pas passé un très bon week-end. Elle s’est écrasé le nez contre une porte d’ascenseur et elle est restée groggy quelques minutes.

Jean-Luc Lagardère, le patron de Matra, annonçait la veille de la course que tu allais gagner. Tu as commencé à y croire ?

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Oui, la veille au soir, on a dîné ensemble, dans un bistro derrière le Casino, avec mon épouse Jacqueline, et notre copain Jean-Marie Dubois, directeur de la communication chez Moët et Chandon. Un moment Lagardère m’a dit : «Demain, Jean-Pierre, c’est vous qui allez gagner la course ! » Et il l’a répété une fois encore, pour bien insister. Tu te rends compte ? Lagardère, patron de Matra, ne dînait pas avec son équipe mais avec moi. Et en plus, il m’annonçait que j’allais gagner !

Un autre avis m’a galvanisé. Après les essais je remontais à pied à mon hôtel avec Jacqueline. Stirling Moss m’a vu et m’a interpellé : « Hé, Jean-Pierre, j’ai passé la journée au  virage du Casino. Tu étais de loin le plus rapide. Demain c’est pour toi. »

Jean-Luc Lagardère © DR

Et puis patatras, dimanche il pleut. Toutes les pendules remises à zéro, tous les réglages à refaire. Un peu de pagaille, non ?

Pas trop, non. J’ai à peine tourné pendant le warm-up. Ma voiture était très équilibrée. Contre l’avis des techniciens,  j’ai demandé à faire débrancher mes barres anti-roulis. Chez BRM ils hallucinaient.  Je suis sans doute le seul pilote de toute l’histoire de la Formule 1 à avoir pris le départ avec les barres antiroulis débranchées. Sinon, sur le mouillé, ma voiture aurait été trop sous-vireuse. J’ai également demandé à faire démonter les butées de contrebraquage, pour pouvoir contrebraquer plus fort.

Franchement tu n’as gagné que quelques millimètres. C’était du pinaillage ?

Non, j’étais très méticuleux. J’avais toujours deux sacs de course, deux casques, deux paires de gants, héritage du temps de la moto et de la démerde. Quand un boulon était assuré par du fil de fer sur ma Jonghi j’ajoutais toujours du shatterton dessus, au cas où le fil de fer casserait.  J’étais un malade de la double sécurité, très pointilleux dans les réglages. Je ne suis pas le seul. Didier Pironi raisonnait de la même façon, et on lui doit plusieurs avancées techniques, la barre antiroulis réglable, le répartiteur de freinage, etc.

Les points forts de ta course ?

Un super départ sans trop patiner, une visibilité totalement nulle par moments, à tel point qu’il m’est arrivé de freiner « à l’oreille », en fonction du régime moteur atteint et en comptant les secondes. Un moment, j’ai été obligé de m’appuyer sur la Surtees de Tim Schenken qui me bloquait depuis plusieurs tours, ce qui permettait à Ickx de diminuer son retard. L’épreuve a été très longue, deux heures quarante. D’ailleurs c’est depuis ce jour-là que les Grands Prix ont une durée limitée à deux heures.

GP de Monaco 1972
Jean-Pierre Beltoise – BRM P160 passe Tim Schenken – Surtees TS09B – GP Monaco 1972 © DR

Est-ce que les deux victoires monégasques de ton fils Anthony t’ont apporté autant de satisfaction que les tiennes ?

Autant de plaisir, et même beaucoup plus ! Il a gagné deux fois en Clio V6, c’est formidable. En Formule 3, par contre, je me suis permis de l’engueuler : il avait signé le 2ème temps en course, puis s’était relâché et avait terminé plus loin dans le classement, à la 5e place.

Est-ce que tu retournes souvent sur le circuit monégasque ?

Tous les ans Jacqueline me traîne là-bas. En réalité j’y vais très volontiers car nous y avons de nombreux copains. Jean-Pierre Taziaux nous y reçoit chaleureusement. Je vais très peu sur la piste ou dans les stands, où je connais de moins en moins de gens. Par contre, il y a des personnages  que j’admire. Adrian Newey, c’est un génie, il ne doit jamais dormir la nuit tellement il est inventif. J’adore également Patrick Head. Il tient l’écurie Williams à bout de bras avec de petits moyens. Et c’est un grand amateur de vin !

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Une histoire d’eau
Le 14 Mai 1972, il tombe des trombes sur Monaco, au départ du Grand Prix le plus connu du monde. Au volant de sa BRM P 160, Jean-Pierre Beltoise jaillit de la seconde ligne, déborde Ickx et Fittipaldi  et sort en tête du virage de Sainte-Dévote. « J’ai bénéficié de la souplesse de mon V12 à bas régime et d’une piste un peu moins mouillée de mon côté.», raconte JPB. Il est modeste. Il s’est sublimement élancé, au 1/10e de seconde près, dès le début du baissé du drapeau. C’était parti pour 80 tours d’anthologie, sur une piste inondée d’un bout à l’autre de la course. Les projections d’eau dues à la largeur des pneus se sont ingéniées à épaissir le brouillard. Virtuose, en état de grâce,  JPB s’est joué des difficultés tour après tour. Relisez toutes affaires cessantes « Beltoise, le roman d’un champion » : Johnny Rives y livre un éblouissant récit de la course de Beltoise. Le plus drôle, comme Malraux a écrit La Condition Humaine sans jamais être allé en Chine, est que le journaliste n’avait pas assisté au Grand Prix. Comment voulez-vous qu’on n’ait pas été vacciné à vie par la F1, après une telle course et de telles lectures !

Beltoise au jour le jour
JPB a  74 ans et il court toujours ! C’est sa marque  de fabrique. On le rencontre en maintes occasions publiques : au Mondial de l’auto, à Rétromobile, aux 40 ans du circuit du Castellet, au GP de Monaco historique, au Reims revival de Franz Hummell, sur les circuits «Conduire Juste » de Trappes (78) ou de Saintonge (17) (à 45 km au nord de Saint-Emilion) où il soutient son fils Julien qui dirige et développe les activités de « Conduire Juste », encourage son premier fils Anthony qui multiplie les courses, ou encore se précipite à Montlhéry pour une démonstration de sport automobile à l’attention des handicapés, et il trouve le moyen de défendre le projet le plus abouti de Grand Prix de France à Paris, passant inlassablement d’une radio à l’autre, d’une chaîne TV à l’autre, et courant à tous bouts de champs à l’Assemblée nationale ou au Sénat pour tenter de convaincre tel ou tel parlementaire. Etourdissant d’énergie, d’activités et d’enthousiasme !

Entre-temps il trouve volontiers le temps de disputer une pétanque d’enfer, ou de partager une bonne bouteille entre copains. Dans son verre il met toujours un glaçon (ce qui est un blasphème pour les œnologues) et prétend mordicus que dans cinquante ans tout le monde fera comme lui : « quand on a le vin dans la bouche on le réchauffe. Grâce au glaçon, le vin est avalé à la température adéquate. »

Il vient d’écrire un livre  passionnant « Mon album-photo » publié chez Michel Hommell par le journaliste-éditeur Dominique Pascal et travaille déjà sur un deuxième tome. Ne manque jamais l’occasion d’acheter ou de vendre des jouets anciens superbes. Comme il n’aime vraiment pas le froid il file souvent avec Jacqueline se réchauffer l’hiver au doux soleil du Sénégal. Et adore par-dessus tout tenir son petit-fils dans ses bras. « Je courais tous les dimanches, je n’ai pas vu suffisamment mes fils pousser. Je me rattrape avec le petit Jules ».

Il a toujours des réflexes inouïs. Passant un jour en Citroën CX break devant le Louvre où poussait la Pyramide de Peï, il pila et demanda aux ouvriers : « que faites-vous de ces pierres ? » Les ouvriers rétorquèrent : « que voulez-vous qu’on en fasse ? On les portera à la déchèterie. » Beltoise récupéra la plupart des vieilles pierres, rentra chez lui à Saint-Vrain, et en fit un ravissant bassin… en pierres du Louvre !

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