Une victoire 100% américaine
Ce 26 juillet 1921 est une date historique en matière de sport automobile, avant tout, pour deux raisons : il se dispute sur celui qui sera le premier circuit des 24 Heures du Mans, à partir de 1923. Et, fait exceptionnel dans les annales des Grands Prix de vitesse en Europe, il va être remporté par un pilote américain sur une voiture américaine. Honneur à Jimmy Murphy et à la marque Duesenberg.
Jacques Vassal
(Recherche iconographique par Classic -Courses)
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Le Mans – Grand Prix de l’ACF 1921
En 1906, déjà, Le Mans, la ville et sa région, se sont distinguées en la matière puisque le tout premier Grand Prix de l’ACF (Automobile Club de France) s’y est déroulé, sur un circuit long de 103 km allant jusqu’à La Ferté-Bernard et à parcourir 12 fois, soit 1238 kilomètres ! Cela sur deux jours, les voitures étant placées en parc fermé à l’issue de la première journée. Ce Grand Prix, organisé par l’Automobile Club de la Sarthe, l’ancêtre de l’Automobile Club de l’Ouest, fut remporté par la Renault de Ferenc Szisz, un mécanicien français d’origine hongroise devenu pilote. Cette épreuve pionnière a été relatée en détail dans Classic Courses : https://www.classiccourses.fr/magazine/grand-prix-de-lacf-1906premier-grand-prix-de-lhistoire/
Affaires franco-américaines
Mais avant d’en venir à l’ACF et aux 24 Heures, la région du Mans connut aussi des « Grands Prix de France » (à ne pas confondre avec ceux de l’ACF), en 1911, 1912 et 1913, disputés cette fois sur un circuit de 54,600 km qui comprenait l’épingle de Pontlieue et qui passait par Ecommoy. Celui de 1911 vit la victoire du Manceau Hémery (FIAT) devant Friderich (Bugatti); en 1912, ce fut au tour de Zucarelli (Peugeot) devant Champoiseau (Théo Schneider). Enfin, celui de 1913 vit la victoire des Delage (Bablot et Guyot) devant les Mercedes (Pilette et Salzer).
Tout cela pour rappeler qu’à la veille de la première guerre mondiale, les constructeurs français se montraient au firmament du sport automobile. Delage puis Peugeot s’inscrivirent au palmarès des 500 Miles d’Indianapolis et l’on ne doit pas oublier que le moteur Peugeot de la L 76, conçu par l’ingénieur suisse Henry, était particulièrement en avance sur son temps, avec ses deux arbres à cames en tête, ses quatre soupapes par cylindre et sa chambre de combustion hémisphérique. L’ancêtre du moteur moderne à haut rendement en somme.
L’ingénieur Henry, de Peugeot à Ballot
Les suites franco-américaines de l’affaire nous amènent indirectement à notre sujet du jour, car l’ingénieur Henry quitta Peugeot pour passer chez Ballot, où il s’empressa de reproduire ses excellentes conceptions. De leur côté, plusieurs pilotes américains, dont Dario Resta, rachetèrent des Peugeot avec lesquelles ils continuèrent de courir aux Etats-Unis – tandis que le constructeur américain Miller, qui allait dominer les compétitions aux Etats-Unis dans les années 20, venait directement s’inspirer pour ses moteurs du concept Peugeot signé Henry. Quand on sait que Duesenberg, de son côté, fut le rival direct de Miller…
Les blessures de la guerre qui a ravagé l’Europe sont à peine soignées – si cela est jamais possible – que les courses reprennent tant bien que mal, la Targa Florio en Sicile dès 1919 et 1920, mais il faudra attendre 1921 pour revenir à un rythme plus soutenu. En France, c’est le 2 juillet, à Boulogne-sur-Mer, que se dispute la toute première coupe Georges Boillot, réservée aux voitures de sport. Elle est gagnée par André Dubonnet, l’homme qui a fait fortune dans les apéritifs, au volant d’une Hispano-Suiza, devant Artault sur Voisin et Lagache sur Chenard et Walcker (ce dernier, avec Léonard, et cette marque triompheront aux premières 24 Heures du Mans en 1923).
Un Grand-Prix d’endurance avant la lettre
On en arrive maintenant au Grand Prix de l’ACF, qui est ouvert aux voitures de la Formule Internationale, soit l’équivalent de la Formule 1 pour l’époque. En l’occurrence, jusqu’à la fin de 1921, la cylindrée maximum est fixée à 3000 cm3 et le poids minimum à 800 kg. Ainsi en a décidé l’A.I.A.C.R. (Association Internationale des Automobile Clubs Reconnus), ancêtre de la FIA, qui régit alors les compétitions internationales.
Le tracé des 24 Heures
Or à l’ACO, on a inauguré, pour la course des « Voiturettes » en 1920, un tout nouveau circuit, d’une longueur de 17,262 km « seulement », qui emprunte toujours l’épingle de Pontlieue, à l’entrée du Mans, puis part vers la ligne droite des Hunaudières, laquelle est suivie des virages de Mulsanne et d’Arnage et du secteur de Maison-Blanche, avec pour finir retour vers les tribunes et les stands.
C’est ce tracé qui sera utilisé pour le Grand Prix de l’ACF 1921 et, on s’en doute, à partir de 1923 pour les 24 Heures du Mans, et ce jusqu’à 1928. Diverses évolutions ultérieures, sur lesquelles nous reviendrons à l’occasion, feront le lien avec le circuit actuel de 13,600 km. Il faut préciser que le circuit de 1921 innove aussi par son revêtement, curieux mélange de pierre et de sable recouvert de… chlorure de calcium, qui à l’usage va d’ailleurs s’avérer assez fragile.
14 engagés – 13 partants
L’ACO a reçu les engagements de Duesenberg, FIAT, Sunbeam-Talbot-Darracq, Ballot et Mathis. Hélas, l’usine FIAT – dont les voitures sont alors très performantes – va déclarer forfait et des problèmes de préparation vont écarter Sunbeam et son pilote Dario Resta, mais sans affecter la participation des Talbot-Darracq. Au départ de ce Grand Prix disputé sur 30 tours, soit 517, 860 km, finalement il n’y a que 13 voitures. A noter qu’à présent les constructeurs équipent tous leurs voitures de freins sur les quatre roues et qui plus est, de freins hydrauliques pour les Duesenberg.
Celles-ci sont a priori les plus rapides du lot : avec leur moteur à 8 cylindres en ligne de 2990 cm3 « longue course » (alésage 63,5 mm X course 118 mm), simple ACT et 3 soupapes par cylindre qui développe 120 ch à 4200 tr/mn, elles dépassent les 180 km/h. Elles seront pilotées par les Américains Jimmy Murphy et Joe Boyer et les Français Albert Guyot et André Dubonnet, grâce au commanditaire – on ne dit pas encore « sponsor » – Albert Champion, patron de la célèbre firme de bougies.
Dubonnet chez Duesenberg
A noter qu’André Dubonnet, récent vainqueur à Boulogne sur Hispano-Suiza, a été choisi pour remplacer au pied levé l’Américain Inghibert, autre pilote Duesenberg, blessé aux essais. Principales rivales des « duesies », les Ballot, mues elles aussi par un 8-cylindres en ligne « longue-course » (65 X 112 mm), double ACT et 4 soupapes par cylindre, développant 108 ch à 3800 tr/mn. Ce déficit en puissance sur le papier, face aux Duesenberg, pourrait être compensé par le moindre poids (920 kg contre 1160 kg) des voitures françaises. Elles sont confiées aux Français Jean Chassagne et Louis Wagner et à l’Américain Ralph De Palma, vedette d’Indianapolis.
Une Ballot 4 cylindres s’ajoute, avec Jules Goux au volant. Les Sunbeam-Talbot-Darracq quant à elles (8 cylindres en ligne, mêmes cotes que les Ballot mais vilebrequin sur paliers lisses et non sur rouleaux), un peu moins rapides, sont confiées à deux Anglais, Henry Segrave et Kennelm Lee Guiness et à deux Français, René Thomas et André Boillot. Quant aux Mathis, à 4 cylindres, peu performantes, une seule est au départ, conduite par son constructeur Emile Mathis.
Ballot contre Duesenberg
Devant un public très nombreux et enthousiaste, le Grand Prix de l’ACF 1921 est disputé par temps sec et les concurrents sont lâchés – dès 9 heures du matin ! – à raison de deux toutes les 30 secondes. Le classement final, bien entendu, tiendra compte des écarts initiaux. Au premier passage, la Ballot de De Palma et la Duesenberg de Boyer pointent ex-aequo en tête, ayant tourné départ arrêté en 8’16 », soit 5′ plus vite que Murphy et Chassagne, à une moyenne de 127 km/h. Le duel promet.
Mais derrière, déjà, on s’agite. Wagner s’est arrêté au 3e tour (changement de bougies) et Murphy a pris la tête, non sans battre le record du tour en 7’45 » (moyenne 133,641 km/h). Les Talbot-Darracq étant handicapées par des problèmes de pneus et de tenue de route, le combat va se circonscrire entre Ballot et Duesenberg. Murphy mène toujours, devant son équipier Boyer, que pourchasse la Ballot de Chassagne, et bat à nouveau le record, avec un 7e tour en 7’43, moyenne 134,218 km/h.
Un revêtement de pierres et lambeaux
Au 6e tour, Chassagne profite d’un arrêt de Boyer (changement de roues) pour s’emparer de la 2e place. Il faut dire qu’à partir de ce deuxième tiers de la course, le fameux revêtement nouveau commence à se dégrader, des blocs se détachent et font apparaître des pierres, qui sont projetées par moments sur les pilotes et les mécaniciens embarqués avec eux ! Olson, le mécano de Murphy, a fort à faire, comme ses collègues. Les pneumatiques souffrent inévitablement et lorsque, au 11e tour, Murphy et OIson s’arrêtent pour changer les quatre roues de la belle Duesenberg, Chassagne sur sa Ballot ne rate pas l’occasion de se porter en tête, à la grande joie du public français qui le voit déjà vainqueur du Grand Prix de l’ACF 1921.
Une Ballot en tête
A la mi-course, il possède 40 secondes d’avance sur la Duesenberg de Boyer, bien reparti et désormais à la chasse au leader, de même que Murphy, pour l’instant 3e à 30 secondes de son équipier français. Las ! Au 17e tour, alors qu’il mène toujours, Chassagne est éliminé par la faute d’une pierre qui a crevé le réservoir d’essence de sa Ballot. Impossible de réparer. Mais dans le même tour, Boyer lui aussi doit abandonner, à cause d’une bielle coulée sur le moteur de sa Duesenberg.
C’est donc celle de Murphy qui se retrouve en tête. L’Américain va devoir gérer prudemment, menant alors devant Guyot sur l’autre Duesenberg et la Ballot de Ralph De Palma. Celui-ci a failli connaître l’abandon pour la même cause que Chassagne : une pierre qui a crevé le réservoir d’essence (décidément !), sauf que lui a pu réparer, alors que la Sunbeam de Segrave va abandonner, elle, à cause d’une pierre qui a crevé le carter d’huile…
Des pierres dans tous les jardins
C’est ensuite Guyot qui connaît une crevaison à Mulsanne; il rentre au ralenti jusqu’à son stand, avec…deux pneus à plat. Il parvient à réparer et reprend la piste très attardé mais au 20e tour, il est toujours deuxième, avec près de…12 minutes de retard sur Murphy – tant les autres pilotes ont été retardés. De Palma est à 2’56 » de lui. Mais Guyot va être à son tour retardé : au 28e tour, alors qu’il s’est arrêté pour remettre de l’essence et des roues neuves, son mécano épuisé ne peut tourner la manivelle pour redémarrer. C’est un autre pilote, Arthur Duray, présent dans l’assistance, qui saute alors à la place du mécano, redémarre le moteur et prend place à côté du pilote ! Guyot, largué, se classera 6e à plus d’une demi-heure du vainqueur.
Duesenberg remporte le Grand Prix de l’ACF 1921
Murphy lui-même va connaître une fin de course très agitée : dans son avant-dernier tour, sa Duesenberg subit une crevaison et reçoit à nouveau une pierre qui, cette fois, crève le radiateur. Il reste un tour à couvrir quand il stoppe à son stand, laissant Olson changer la roue au pneu crevé et versant pour sa part le plus d’eau possible dans le radiateur, en espérant que cela suffira pour les ultimes 17,262 km à parcourir. Une autre crevaison survient encore dans ce tour, lui faisant terminer au ralenti (dernier tour en 10’31 ») mais son avance est telle qu’il sauve sa victoire, franchissant la ligne d’arrivée avec…15 minutes d’avance sur la Ballot de De Palma ! La moyenne générale du vainqueur est tout de même de 125, 699 km/h, après 4 h 7 minutes 11 secondes et 2/5e de course. On note la belle 3e place de Jules Goux sur la Ballot 4 cylindres. Ainsi s’achèvent le Grand Prix de l’ACF 1921.
Jimmy Murphy 46 ans avant Dan Gurney
Mais qui est James Anthony, dit « Jimmy » Murphy ? Né en 1894 à San Francisco dans une famille d’ascendance irlandaise, très tôt orphelin et élevé par son oncle, il développe un talent à moto et sur quatre roues. Première victoire en 1920 sur le speedway en bois de Beverly Hills, au volant d’une Duesenberg. En 1922, il remportera les 500 Miles d’Indianapolis sur la voiture même du Grand Prix de l’ACF 1921, mais équipée alors d’un moteur… Miller. Et en 1923 d’ailleurs, il passe chez Miller, pour qui il court en Amérique (3e aux 500 Miles d’Indianapolis) et en Europe (3e au Grand Prix d’Europe et d’Italie, à Monza). A nouveau 3e à Indianapolis en 1924, il dispute le championnat américain de la formule mais c’est au cours d’une épreuve de dirt-track qu’il est victime d’un accident mortel. Il a tout juste trente ans.
En 1967, quarante-six ans après la victoire de Murphy sur Duesenberg lors du Grand Prix de l’ACF 1921 au Mans, Dan Gurney sera le premier Américain à remporter un Grand Prix européen sur une voiture américaine, qui plus est de sa construction ! (Eagle-Weslake V 12 F 1) à Spa-Francorchamps en Belgique. Quant à la marque fondée en 1913 à Des Moines (Iowa) par les frères Duesenberg, Frederick & August, elle va bientôt se spécialiser dans le très haut de gamme, à la fois luxe, avant-gardisme technique et performance, produisant des automobiles sublimes et hors de prix comme les SJ et SSJ, très prisées des stars de Hollywood. Elle sera rachetée en 1927 par Cord. Une page est tournée.