14/06/2025

Il y a 90 ans, Lagonda

1933, 1955, 1969, 1973, 1988, 1998, 2023, … Quelles qu’en soient les raisons, pour le meilleur ou pour le pire, il y a des 24 Heures qui restent longtemps dans les mémoires et qui forment des points saillants dans un palmarès vieux de plus d’un siècle. D’autres millésimes laissent nettement moins de traces. C’est le cas de l’édition 1935. C’est assez injuste car nous allons voir que cette 13ème édition fut très intéressante à suivre et peu avare en péripéties.

Olivier Favre

Porsche, Audi, Ferrari, … certaines marques empilent les victoires aux 24 Heures du Mans. D’autres et non des moindres (Aston Martin, BMW, Renault) n’apparaissent qu’une seule fois sur les tablettes. C’est le cas de Lagonda. Et, comme nous allons le voir, ce constructeur anglais aurait pu tout aussi bien ne jamais y figurer. Tout d’abord parce qu’il était au bord de la faillite en cette année 1935. Ensuite parce que sa victoire fut obtenue d’extrême justesse et en partie suite à une improbable méprise.

Lagonda

Les origines de Lagonda remontent à 1899. Cette année-là Wilbur Gunn, un chanteur d’opéra américain originaire de l’Ohio (1), crée dans son jardin, à Staines, dans la grande banlieue de Londres, un atelier de production de machines à vapeur pour des canots. Quelques années plus tard, la firme passe aux tricycles à moteur puis, à partir de 1908, aux voitures. Bien qu’en permanence sur la corde raide financière, Gunn parvient à poursuivre son activité. Y compris pendant la Première Guerre Mondiale avec la fabrication d’obus. La production de voitures reprend après le conflit et Lagonda se positionne sur un créneau plus haut de gamme et sportif après la mort de son fondateur en 1920. Les « années folles » sont très profitables à la marque, qui emploie environ 500 personnes autour de 1930.

Lagonda
Wilbur Gunn – © DR

Las ! A l’instar de bien d’autres marques de luxe, la crise de 1929 donne un sérieux coup à Lagonda. Lancé en 1934, le petit modèle Rapier se vend mal et en cette année 1935 la firme est placée en redressement judiciaire. Hors de question dans ces conditions de songer à participer aux 24 Heures du Mans. Hormis via une initiative privée.

Fox & Nicholl

Associé au riche Robert Nicholl, Arthur Wingrave Fox dirige un garage à Kingston au sud-ouest de Londres. Le replet Mister Fox est un peu un John Wyer d’avant-guerre. Préparation méticuleuse des voitures, choix avisé des pilotes, soin extrême apporté à l’intendance, lecture attentive des règlements, il ne laisse rien au hasard et l’écurie Fox & Nicholl devient vite synonyme d’excellence. Elle a à son actif sarthois quatre troisièmes places successives à partir de 1930. Avec des Talbot, puis avec une Alfa Romeo la dernière année. Au lendemain d’une édition 1934 que sa Singer termine à une 7e place indigne de son standing, Fox commande trois châssis du dernier modèle M45 Rapide chez Lagonda. Soigneusement préparées, avec un six-cylindres de 4,5 litres gonflé à 140 chevaux, les trois voitures réussissent le test du Tourist Trophy 1934. L’objectif est désormais le Mans, où Alfa Romeo règne en maître depuis quatre ans.

Fox Nicholl
Arthur Fox (à gauche) et Bob Nicholl à Brooklands en 1930 – © DR

Un duo étonnant

Trois des quatre pilotes Lagonda pour les 24 Heures sont bien connus. La n°14 est confiée au Docteur Dudley Benjafield, un ancien « Bentley boy » vainqueur ici en 1927, et au baronnet Sir Ronald Gunter, vu lui aussi sur Bentley. Quant à la n°4, son premier pilote est John Stuart Hindmarsh. Agé de 27 ans mais faisant nettement plus du fait de son crâne prématurément dégarni, Johnny Hindmarsh est un soldat. Il a débuté sa carrière militaire dans les chars avant d’apprendre à voler. En 1930 il opte pour la Royal Air Force. La même année il débute en course et au Mans chez Fox & Nicholl dont il devient vite un pilier. Marié à Violette Cordery, elle-même pilote de course dans les années 20, il entre en cette année 1935 chez l’avionneur Hawker-Siddeley comme pilote d’essai. Il en est à sa quatrième participation aux 24 Heures.

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Pour seconder Hindmarsh, Fox fait un choix nettement plus osé. Si son mètre quatre-vingt-dix lui donne une certaine autorité naturelle, Luis Fontes n’a que 22 ans et ses épaisses lunettes le font ressembler davantage à l’étudiant-ingénieur qu’il était encore il y a peu qu’à un pilote. Ayant débuté la course en 1933, il s’y consacre pleinement l’année suivante, sur terre comme dans les airs, après avoir hérité le jour de sa majorité de l’immense fortune de son père, un magnat brésilien mort peu après sa naissance (2). Mais il n’a découvert les voitures puissantes qu’un mois avant les 24 Heures, en louant une Alfa 8C Monza pour l’International Trophy à Brooklands. Une course remportée tête nue, en chemise et cravate, à la stupéfaction générale ! Quinze jours plus tard, il finit 3e avec la même voiture au Mannin Moar (île de Man) et achève ainsi de convaincre Arthur Fox.

Fontes Lagonda
Très « smart » quand il était sobre, Luis Fontes avait un talon d’achille : l’alcool le rendait incontrôlable. Notez d’ailleurs son nez rouge sur la caricature – © DR et Frederick Gordon Crosby

Un plateau très « english speaking »

Arrive donc le week-end des 24 Heures les 15 et 16 juin. Avec 58 voitures au départ, l’ACO enregistre son record de participation depuis 1923 (3). Cette année encore, les Britanniques sont présents en force. Pas moins de 37 voitures – près des 2/3 des engagés ! – ont franchi la Manche. Ce qui tend à confirmer la boutade comme quoi les 24 Heures sont une course anglaise organisée en France. En outre, quatre voitures (trois MG, une Aston Martin) seront pilotées par des équipages entièrement féminins. En y ajoutant deux dames composant des équipages mixtes, ce sont au total dix femmes pilotes qui sont inscrites au départ de cette édition. Sans surprise, le record de participation féminine depuis la création de l’épreuve est battu. Mais, fait plus étonnant, il tient toujours, 90 ans après !

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Quoique nombreuses, les voitures anglaises sont pour la plupart des petites cylindrées. Les quatre Alfa 8C Monza à compresseur ont donc logiquement les faveurs du pronostic. Victorieuses sans interruption depuis quatre ans, non seulement des 24 Heures mais de toutes les grandes courses sur route, elles sont en outre conduites par des habitués du Mans et même des anciens vainqueurs (Chinett, Sommer, Lord Howe) pour trois d’entre elles. La quatrième est aux mains de l’armateur Pierre Louis-Dreyfus (sous le pseudonyme « Heldé ») et de l’expérimenté Henri Stoffel, déjà deux fois 2e au Mans en 1924 et 1931. Seules les deux Lagonda, curieusement peintes en rouge et non en vert comme le voudrait leur nationalité, et la grosse Bugatti 5 litres de Labric-Veyron paraissent pouvoir s’opposer à leurs prétentions. Avec une inconnue : la météo qui n’a pas été fameuse durant la semaine précédant la course et qui ne devrait pas s’améliorer.

La bande des quatre

Effectivement, le départ est donné sous un ciel gris et sur une piste encore humide de grosses averses. Très vite, les Alfa se portent en tête, en particulier celle de Raymond Sommer. Mais celui-ci est parti avec un lourd handicap. Son équipier désigné est tombé malade et il n’a pu le faire remplacer dans les délais imposés par l’ACO. Hindmarsh, lui, garde le contact, et hisse même sa Lagonda en 2e position à la nuit tombante. Puis l’anglaise immatriculée BPK 202 prend la tête à la faveur des ennuis de Sommer qui abandonnera plus tard dans la nuit. Quoique retardée ensuite par une collision avec une Aston Martin en perdition, la Lagonda n’abdique pas. A mi-course quatre voitures sont encore en lice pour la victoire. Dans l’ordre l’Alfa de Howe et la Bugatti de Veyron, qui devancent d’un tour la Lagonda et l’Alfa de Stoffel.

Alfa Romeo
L’Alfa Romeo de « Heldé »-Stoffel – © DR

Méprise

Les éléments de la dramaturgie finale se mettent en place au petit matin, quand ce quatuor devient duo. En l’espace d’une heure, les deux voitures de tête abandonnent. C’est maintenant l’Alfa de « Heldé »-Stoffel qui précède d’un demi-tour la Lagonda de Hindmarsh-Fontes. Le dernier tiers de la course va se résumer à un mano a mano entre deux voitures bien fatiguées qui se rendent coup pour coup. Plus rapide sur la piste, la Lagonda prend la tête à 10 heures, alors que l’Alfa perd du temps au stand, en proie à des soucis d’allumage et à une fuite d’eau. Avec bientôt deux tours d’avance pour l’anglaise, la cause semble entendue. Mais, une heure avant l’arrivée, la Lagonda stoppe à son stand avec une pression d’huile bien trop basse. Problème, le règlement ne permet pas de faire l’appoint d’huile en dehors des arrêts pour ravitaillement en carburant. Fontes doit repartir.

Il ne reste plus qu’une demi-heure de course et la Lagonda se traîne. Derrière elle, tel un fauve sentant l’odeur de la bête blessée, « Heldé » hausse son rythme. A 20 minutes de la fin, l’Alfa est sur les talons de la Lagonda. Encore un tour, « Heldé » est passé et tout le monde croit qu’il est en tête. A commencer par le stand de l’Alfa qui fait signe à son pilote de ralentir. Mais, stupeur, à 15h55 le speaker annonce qu’il y a maldonne. L’Alfa a seulement repris un des deux tours de retard qu’elle comptait. « Heldé » attaque donc à nouveau. Mais il est trop tard, la Lagonda subclaquante passe la ligne la première, avec environ un demi-tour d’avance. Ce qui est alors le deuxième plus faible écart final après l’arrivée au sprint des Alfa de Nuvolari et Chinetti en 1933.

Hindmarsh et Fontes
Le verre de la victoire pour Fontes et Hindmarsh – © DR

Vies écourtées

S’il est peut-être excessif d’affirmer que la victoire au Mans a sauvé Lagonda, nul doute qu’elle n’a pas nui à l’heure où la marque cherchait désespérément un repreneur. De fait, deux mois après Le Mans, Lagonda est rachetée au nez et à la barbe de plusieurs constructeurs dont Rolls-Royce, par un consortium mené par Alan Good, jeune avocat et homme d’affaires. Celui-ci engage comme directeur technique Walter Owen Bentley. « W.O » venait de quitter la marque portant son nom, suite à son absorption par Rolls-Royce. Il va donner un nouvel élan à Lagonda. Si bien qu’à la veille du second conflit mondial la firme rivalise avec Rolls et Bentley quand il s’agit de recueillir les faveurs de la « high society » britannique. A nouveau en grande difficulté après la guerre, Lagonda sera reprise par David Brown qui l’intégrera dans le giron d’Aston Martin.

Lagonda Musée Louwman
La Lagonda victorieuse BPK 202 est aujourd’hui au musée automobile Louwman de La Haye (Pays-Bas) – © Roman Boed

Quant aux pilotes de BPK 202, leurs vies seront brèves (4). Hindmarsh disparaît à 30 ans en septembre 1938 aux commandes de son Hawker Hurricane, lors d’un vol d’essai au-dessus de Brooklands. Il laisse deux orphelines dont l’une épousera Roy Salvadori. L’existence de Luis Fontes prend un cours tragique quatre mois après sa victoire mancelle, lorsque, conduisant vite et en état d’ébriété, il tue un motocycliste. Déjà maintes fois sanctionné pour vitesse excessive ou conduite dangereuse, il est lourdement condamné : trois ans de prison. Libéré en mars 1938, il se consacre aux courses d’avions, son permis de conduire lui ayant été retiré. Puis, son casier judiciaire et sa mauvaise vue lui interdisant l’accès à la RAF, il s’engage dans l’Air Auxiliary Transport. Le 12 octobre 1940 il s’écrase sur un aérodrome gallois où il livrait un bombardier Vickers Wellington. Il avait 27 ans.

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NOTES :

(1) Lagonda est le nom indien de la rivière Buck Creek à Springfield, la ville natale de Gunn dans l’Ohio.

(2) Luis et sa sœur Ruth, née un an avant lui, avaient la nationalité anglaise, comme leur mère, une des nombreuses maîtresses de leur père. Tous deux étaient passionnés d’aviation. On lira leurs aventures derrière le manche sur ce site : https://www.key.aero/article/luis-and-ruth-fontes

(3) Ce record de 58 partants ne sera pas battu avant l’édition 1950.

(4) Les vies de Fontes et Hindmarsh paraissent encore plus brèves quand on les compare à celle de Pierre Louis-Dreyfus, alias « Heldé », leur brillant second des 24 Heures 1935. Après avoir combattu pour la Résistance et s’être échappé vers l’Angleterre, celui-ci deviendra artilleur au sein de l’escadron de bombardiers de la France libre de la RAF. Puis il poursuivra une longue et intense vie active en tant qu’armateur, banquier et PDG de la compagnie de négoce Louis-Dreyfus. Grand-père de l’actrice américaine Julia Louis-Dreyfus (Seinfeld), il s’est éteint en 2011, à 102 ans.

Lagonda 1/43
La Lagonda au 1/43, vue par Ixo – © DR

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