Johnny Rives qui nous fait l’amitié d’accompagner « Classic Courses » depuis le début, nous a confié ses archives. Parmi celles-ci, ses fameux cahiers à spirale. Il y prenait ses notes. Le plus souvent avec un crayon à mine qui présentait l’avantage de ne pas couler si la pluie s’invitait.
On trouve dans ces cahiers, de manière aléatoire, des interviews, des « tour par tour », des notes en vue de l’article qui suivrait dans l’Equipe. Et pour les Grands Prix lointains, on a parfois la chance de trouver l’article lui-même que Johnny dictait par téléphone à son journal.
Au-delà de leur forme, ces mots écrits pratiquement en direct et de sa main, nous transmettent une émotion, son émotion, en même temps qu’une information limpide. Johnny Rives est à l’écriture ce que Hergé est au dessin : deux adeptes de la ligne claire. Fruit d’un labeur intense et d’un talent profond. Un talent partagé avec ces pilotes qui l’expriment dans la pureté de leurs trajectoires.
Avec son accord, nous avons choisi de reprendre ses notes relatives au Grand Prix des Etats-Unis 1973 : Watkins Glen – Samedi 6 octobre 11h54 : Un silence total tombe sur le circuit.
Olivier ROGAR
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Lorsqu’il arrêta la Citroën SM que lui a prêtée l’importateur américain François Cevert fut entouré d’une nuée de photographes. Depuis sa victoire au Grand Prix des États-Unis 1971 et sa brillante saison de CanAm 1972 Cevert est l’un des pilotes européens les plus connus en Amérique du Nord. Tout le monde ici sait qu’il a eu un accident il y a deux semaines au cours du Grand Prix du Canada. On s’enquiert de ses nouvelles. Que s’était-il passé exactement ? Comment s’était produit l’accrochage Scheckter – Cevert et avait-il été suivi d’un pugilat autant de questions que chacun se pose.
Lorsqu’il pénètre dans le box Tyrrell, Cevert est accueilli avec amitié par les mécaniciens !
« Alors François lui demandent-ils comment vont tes pieds ? »
« Bien, répond le français en sautillant sur son pied droit à la manière de Cassius Clay. Très bien, regardez : je saute ! »
« Tu sautes sur le pied droit et l’autre ? »
« L’autre, eh bien… »
« Pas trop grave, fait un mécanicien, l’embrayage c’est moins dur que le frein. »
Arrive Ken Tyrrell
« Ok François ? »
« Ok Ken »
« Tant que la piste restera humide nous ne sortirons pas indique-t-il, s’il pleut de nouveau ou si ça sèche nous sortons, d’accord ? »
« Bien vu » répond Cevert qui échange de nouveau quelques plaisanteries avec les mécaniciens, il sourit, fait des gestes, soigne son personnage. Les mains enfouies dans les poches de son blouson, Chris Amon le regarde silencieusement, d’un œil amusé.
Puis François passe aux explications : « jamais de la vie on ne s’est battu, nous dit-il, voici comment ça s’est passé. Après avoir changé mes pneus j’ai repris la piste et Scheckter m’a dépassé. Au bout d’un tour mes pneus étaient chauds et je suis rapidement revenu sur lui. J’ai essayé de le repasser pendant trois tours, mais rien à faire. Il faisait de nombreuses fautes qui auraient pu me permettre de le dépasser mais à chaque fois il faisait un écart pour m’obliger à ralentir et rester derrière lui. Enfin je suis arrivé à me porter à sa hauteur en le feintant. Prévoyant qu’il allait me fermer la porte j’ai foncé délibérément du côté fermé qu’il a ouvert comme je le prévoyais. Je suis arrivé à sa hauteur par la gauche et dans un rapide virage à gauche en 4e il m’a tassé. Nos roues arrière se sont touchées et ma voiture s’est mise en travers. Elle a filé tout droit vers les rails qu’elle a heurtés de face, j’ai eu vraiment très peur, je pensais me retrouver cul-de-jatte je m’en suis bien sorti ».
« Et ce pugilat ? »
« Il n’y a rien eu. Tout simplement j’ai couru vers lui et j’ai tapé de mon index sur son casque en lui disant « Tu n’as rien là-dedans, tu as la tête vide ». J’étais très en colère et au bout de 30 secondes mes pieds m’ont fait terriblement mal. »
Après cette mésaventure Cevert est allé passer cinq jours de vacances aux Bermudes il en est revenu en super forme. Hier dans le stand Tyrrell même Stewart n’étalait pas sa bonne humeur avec autant de décontraction.
Comme au Canada l’équipe Tyrrell Elf aligne trois voitures pour Stewart, Cevert et Chris Amon. Celui-ci dispose d’une voiture « normale » à radiateur d’eau frontal. La coque de Cevert est toute neuve à la suite de l’accident.
L’une des grandes surprises de ce Grand Prix des États-Unis concerne l’équipe de Frank Williams dont la 2e voiture sera conduite par rien moins que Jacky Ickx ! Ganley 6e au Canada conserve sa voiture tandis que l’autre ISO d’abord prévue pour Pescarolo puis pour Beltoise revient finalement à Jacky Ickx. Celui-ci était absent hier étant à New York pour faire renouveler son visa.
Autre modification dans la liste habituelle des engagés, chez Brabham, l’irlandais John Watson conduit la BT 42 numéro 3 (ex de Adamich et Stommelen) à côté de Reutemann et Wilson Fittipaldi. Chez Shadow, une 3e voiture est alignée pour Brian Redman, à côté de celles de Oliver et Folmer tandis que Jochen Mass fait sa réapparition aux côtés de Pace et Haillwood chez Surtees. Enfin Clay Regazzoni, laissé sur la touche au Canada a retrouvé sa voiture.
Un détail amusant, le numéro officiel de Scheckter sur la liste des engagés est assez inhabituel c’est le numéro 0. Zéro de conduite ? Ne jugeons pas trop hâtivement le sud-africain sur les avatars qu’il a connus cette saison. Si l’une des meilleures équipes, McLaren, lui confie une voiture officielle, il doit bien y avoir des raisons.
Les essais – Impressionnantes McLaren
La pluie nocturne fut rapidement balayée par un vent vigoureux qui nettoya le ciel en au début des essais de vendredi cependant la piste restait froide et assez glissante tandis que le vent soufflait de l’arrière dans la ligne droite. Scheckter fut d’emblée le plus rapide mais personne ne forçait outre mesure il était surtout question de mise au point.
Deux incidents se produisirent rapidement : une roue arrière cassa sur la Lotus de Peterson qui ne subit pas d’autres dommages. Le suédois poursuivit les essais avec sa voiture de réserve. Plus tard, un triangle de suspension arrière cassa sur la Shadow de Graham Hill qui heurta les glissières mais ne fut pas trop endommagée non plus. « Les glissières m’ont sauvé » affirma l’ancien champion du monde.
« Habituellement à Watkins Glen les pneus Firestone sont souvent en difficulté face aux Goodyear, cette année il me semble pas mal » disait Beltoise après un rapide aperçu. Une fois encore, les BRM étaient aux prises avec leur puissance moins élevée. Les voitures disposant de bons moteurs Ford Cosworth les gobaient littéralement au cours des essais d’hier, notamment les McLaren, très impressionnantes. Aussi bien leur moteur que par leur tenue de route.
Jean-Pierre Jarier était aux prises avec ses freins, très difficiles à régler car d’un rendement qui varie à chaud et à froid. La March qu’il pilote, quoique officielle, n’est pas aussi bien préparée que celle de James Hunt. Elle est certainement moins efficace aussi.
Qui gagnera les 50 000 $ offerts aux vainqueurs du Grand Prix des États-Unis ? Les McLaren paraissent avoir, avec les Lotus les meilleures chances. Mais un tel appât est à même de séduire Stewart. Surtout lors de son possible dernier Grand Prix. Bien que l’écossais n’ait prévu de ne rien rendre public avant une semaine. On attend avec impatience toute déclaration qu’il pourra faire dimanche soir ici, qu’il soit vainqueur ou non.
Chez Tyrrell, Stewart aura en tout cas à qui parler : Cevert dont les blessures aux pieds sont oubliées et qui a fait merveille hier. Sur un circuit qui lui convient bien en F1. Après les essais, François était soucieux : « Mes pieds me font mal. Après 10 tours d’affilée, je fatigue encore un peu » .
Espérons pour lui que d’ici dimanche tout ira mieux.
Watkins Glen – Samedi 11h54 : Un silence total tombe sur le circuit
« Quand je me suis vu foncer vers les rails, j’étais persuadé que j’allais me tuer. À 150 km/h, de plein fouet. J’étais absolument certain d’y passer. J’ai vraiment eu très peur. Mourir ou bien perdre les deux jambes »
François Cevert sourit en nous racontant ce souvenir récent. : celui de son accident du Canada après un accrochage avec Scheckter. Il a encore un peu mal aux pieds, mais se sent en pleine forme. Il voudrait bien gagner le Grand Prix des États-Unis. Comme en 1971. Empocher les 50 000 $ et souffler à Fittipaldi la 2e place au championnat du monde.
Il est heureux. Confiant et affiche une mine superbe. Ses célèbres yeux bleus sont éclatants de bonheur et de santé. Nous sommes samedi 6 octobre 1973. À quelques minutes de la première séance d’essai. Le ciel était nuageux. Tout à l’heure, il a plu. Maintenant, un vent soutenu balaye les nuages.
Après les essais, le ciel est pur. François a signé le 3e meilleur temps derrière Peterson et Stewart. Tout va bien. Mais légère inquiétude à propos de ses pieds. Commotionnés lors de l’accident du Canada.
« Après 10 tours d’affilée, nous dit-il, la douleur revient légèrement. Ils fatiguent un peu »
mais il sourit, tout ira bien.
Samedi 6 octobre 10 h du matin
Le ciel est absolument limpide lorsque les premières voitures se mettent en piste, la température est très fraîche, les rayons du soleil parviennent à peine à caresser la peau tant l’air est vif. Nous allons assister à la première séance d’essais de la journée depuis les sommets d’une tour métallique dominant la portion du circuit de Watkins Glen dénommée le « S ».
C’est un passage très rapide où la piste est bordée de glissières de sécurité qui la serrent de très près. Comme si elle était creusée dans une tranchée. Il n’y a qu’un accotement de 50 cm de part et d’autre de la piste. De loin, on a vraiment l’impression que les roues des monoplaces frôlent les glissières. C’est d’autant plus impressionnant que leur vitesse est très élevée.
Après les stands, la piste fait un coude serré à droite. Baptisé le « 90 » sous-entendu degrés. Les F1 en sortent en 3e vitesse. Les pilotes accélèrent à fond, passent en 4e et réaccélèrent à fond pour entrer 200 mètres plus loin dans la première partie du S que nous observons. Ce « S » se présente ainsi : d’abord un grand « droite » très rapide, suivi d’une pente assez raide, avec changement de cap vers la gauche. C’est la 2e partie du « S » très délicate du fait que la vitesse a considérablement augmenté et qu’en pleine courbe, un nouveau changement de pente ramène la piste à l’horizontale.
Peter Gethin dit de ces deux courbes, droite-gauche : « C’est là que les as véritables comme Fittipaldi et Stewart prennent un peu de temps à leurs adversaires ».
La difficulté du « droite » consiste à bien serrer la corde en sortie pour être placé au mieux à l’entrée du gauche, c’est-à-dire complètement à l’extérieur. D’un mouvement souple, mais sûr, il faut alors braquer vers la gauche. La voiture, soumise à une force latérale élevée, décroche assez brutalement à l’endroit où la piste en un arrondi d’une vingtaine de mètres, de pentue, redevient horizontale. Un effet de délestage très léger se produit alors, augmentant un dérapage que les pilotes contrôlent avec le volant en même temps qu’avec la puissance de leur moteur. Ils l’appliquent aux roues arrière avec force, en accélérant à fond. Si bien qu’à chaque passage les pneus laissent sur le sol une large traînée de gomme.
Tout cela se passe à environ 240 km/h. Soit à quelques 70 mètres / seconde. Entre le moment où un pilote s’engage dans le « droite », suivi du raidillon et aussitôt du gauche en léger haut de côte qu’il termine complètement à l’extérieur, à 50 cm des glissières, il se passe à peu près quatre secondes. C’est très impressionnant à voir. L’on imagine aisément les conséquences d’une rupture d’un élément de suspension.
Dès qu’ils en sont sortis, les pilotes accélèrent pendant 50 mètres et ils passent en 5e qu’ils conserveront pendant toute la ligne droite qui suit. Pour nous, spectateurs, tous font preuve d’un brio égal dans ce passage délicat. On admire la ligne très tendue de Peterson dont la vitesse paraît fantastique. L’aisance de Stewart. L’un des rares à passer en 5e vitesse.
Plusieurs fois, l’on frémit lorsque la Surtees de Pace a semblé soudainement se dérober et que son pilote en a mystérieusement repris le contrôle. Lorsque Hunt semble mépriser toute prudence au volant de sa March qui paraît voler tant elle va vite.
Et Cevert ? Il effectue des passages superbes, c’est beau. Du grand art, rien à dire. On regarde passer Beltoise qui un peu plus tôt a eu des soucis de frein sur sa BRM. Ici avec un bras en moins, il doit particulièrement souffrir. Pourtant, quel courage il passe comme les meilleurs.
La fin des essais approche. Nous quittons notre point de vue pour revenir vers les stands. En suivant la piste à contresens. Arrivé au virage appelé 90 nous faisons une halte pour y observer les voitures au freinage. Il ne reste même pas 10 minutes d’essais. Le soleil est au zénith, la journée magnifique. Rien ne laisse pressentir le drame. Bientôt, le drapeau à damier s’abaissera et les voitures s’arrêteront lentement devant leur stand.
Un nombre élevé de pilotes est encore en piste. Émotion pour Revson qui bloque ses roues au freinage mais réussit à tourner. Haillwood quitte les stands et nous adresse un petit bonjour au passage. Voici Cevert. Nous le suivons des yeux sans le savoir pour la dernière fois. Il freine pour le « 90 » et la Tyrrell décélère impeccablement. Les Tyrrell ont toujours été bien sur ce circuit.
Voilà ce que nous pensons. Cevert a accéléré à la sortie du « 90 » et le bruit de son moteur est couvert par celui d’une nouvelle voiture qui arrive, la McLaren de Jody Scheckter. Celui-ci accélère à son tour. À ce moment précis, se produit l’accident de Cevert. Dans le gauche en dos d’âne du S rapide d’où nous arrivons.
Il est 11h54, samedi 6 octobre 1973, une journée splendide
D’autres voitures passent encore lorsque voici une voiture officielle qui prend la piste. Elle est suivie d’une voiture de pompiers, d’une ambulance, d’une autre voiture de pompier. Angoisse. Le regard scrute au loin. Nulle fumée n’apparaît. Fausse alerte ?
Impossible de s’accrocher à cet espoir. Plus aucune voiture ne passe devant nous. Un silence total est tombé sur le circuit. Plus un bruit de moteur. Les haut-parleurs sont muets. Dans les gradins, la foule est comme figée. Au stand, tous les visages sont anxieux. John Surtees court vers un commissaire de piste qui est en liaison radio avec les différents points du circuit.
« Savez-vous qui est-ce ? »
Car maintenant. Plus de doute possible, un accident grave est arrivé.
« C’est une voiture bleue » parvient-il à savoir.
« Une des miennes ? » demande Surtees.
Mais la radio n’indique rien de plus. Pourtant une rumeur circule déjà. Ce serait Cevert. Stewart est passé devant le stand Tyrrell en faisant des signes.
« Est-ce une de mes voitures ? » demande encore Surtees. Puis plus bas. « Ç’en est sûrement une »
Les minutes passent. Ken Tyrrell n’est plus dans son stand. Il s’agit certainement de Cevert. Soudain, une voiture rentre au ralenti. : Fittipaldi. Il s’arrête devant le stand Lotus. Colin Chapman se précipite. « Emerson est ce grave ? De qui s’agit-il ? »
Fittipaldi ne peut pas répondre. Il quitte sa voiture et va directement se cacher derrière les stands. Voici Ickx puis Beltoise. Ils sont pâles derrière la lunette de leur casque. On se précipite vers Jean-Pierre.
« C’est François. ? »
« Oui, c’est François. »
« Comment est-il ? »
« Je crois que c’est foutu. Les infirmiers ont étendu un drap sur lui. »
Il laisse échapper des larmes. Puis se raidissant, range ses gants et sa cagoule dans son casque.
Jacky Ickx est toujours assis dans sa voiture, il pleure.
Un peu plus tard, on trouve Jarier silencieux. Tandis que deux mécaniciens travaillent sur sa voiture. Il essaie de parler d’autre chose. « Mes freins sont mieux. Elle sous-vire un peu moinsé » dit-il. « J’ai fait 1’42 ».
Puis après un silence : « François, c’est sûr ?… C’est horrible. Pas pour lui. Car il avait fait son choix. De plus, il n’a dû rien sentir. Ce S ? Évidemment, il est dangereux. À chaque passage, on remet tout en jeu. Par prudence, on pourrait lever le pied. Mais alors, on ne fait plus les temps. Si on veut rester pilote, il faut garder à fond, c’est ce qu’on fait tous».
Il n’y a rien à dire. François Cevert mort ? Comment y croire ? Hier, il était là, si joyeux, si vivant. Tout à l’heure encore. Puis il se produit une erreur de quelques centimètres dans la trajectoire d’une voiture et tout est changé.
Nota
Si l’article est la retranscription exacte des notes de Johnny Rives, les illustrations ont été choisies par Classic Courses.