Elf avant Elf
Fin 1966 alors que se préparait la campagne des ronds rouges, un deuxième sujet était aussi prégnant : celui de l’image. Se faire connaître est une chose mais construire une image durable est un travail de plus longue haleine. Synergie ne connaissait pas encore les résultats de sa future campagne de lancement mais était aux aguets, prête à saisir toute opportunité.
Dans ce contexte, les planètes s’alignent parfois. Matra avait réussit son entrée en sport automobile. Tyrrell avait choisit leurs châssis pour la F2 et la F3. Une information donnée au bon moment par Gérard Crombac à Jean-Marc Chaillet, l’homme de Synergie, permit à ces entités de se trouver réunies sous la bannière du nouveau pétrolier.
Olivier Rogar
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Synergie, l’agence de communication
La cible de la marque à naître était celle des 20-34 ans. Les études réalisées montraient une attente très forte quant à la présence française en compétition automobile. Non seulement avec les pilotes mais aussi avec les voitures. Car de ce côté-là, depuis le retour de la paix, ça n’avait pas vraiment repris. Gordini avait généré beaucoup d’espoirs puis avait dû cesser le combat fautes de ressources et il était seul à ce niveau.
La Coupe R8 Gordini initiée par Renault était encore trop récente pour qu’on puisse véritablement en mesurer les retombées.
Jean-Marc Chaillet nous explique qu’il a fait le tour des paddocks pour évaluer la situation. Shell avait des accords avec Ferrari, Porsche et Lotus sans que les résultats en soient véritablement exploités. Mais le pétrolier sponsorisait également l’école de pilotage Winfield à Magny Cours qui attribuait alors le « Volant Shell ».
C’était le créneau précis que viserait ce qui deviendra Elf, car il portait les valeurs dans lesquelles s’inscrivait tout le projet : jeunesse, enthousiasme, prise de risque, dynamisme, esprit d’équipe, confiance dans l’avenir, compétence. Seulement, voilà, Shell y avait pensé le premier. Et l’avait fait. « Shell que j’aime » ne faisait qu’ajouter à la frustration de nos hommes de publicité et de communication.
Total et Esso se limitaient à une présence autour des circuits et à quelques contrats avec des pilotes pour Esso. BP accompagnait Matra. Un accord demeurait improbable.
Matra, le fabriquant de missiles et de voitures
Matra justement. De quoi faire rêver notre homme. Souvenons nous : Débauché de Dassault Aviation par Marcel Chassagny (DG de Matra) et Sylvain Floirat (Actionnaire principal de Matra), Jean-Luc Lagardère, ingénieur Supélec, ne pensait plus, lui aussi, qu’à développer la notoriété de Matra. Jusqu’alors spécialisé dans l’armement et le spatial, La société française avait absolument besoin d’exister sur le plan international. Elle se diversifiera rapidement dans d’autres secteurs : automatismes, télécommunications, informatique, recherche offshore, transports urbains et… automobile.
Automobile justement… Matra Automobile, filiale de Matra, fut fondée en 1964. Jean-Luc Lagardère en était Directeur Général. L’automobile de sport et de compétition constituait la raison d’être de la nouvelle marque. Elle put s’appuyer sur le rachat à l’initiative de Marcel Chassagny, d’Automobiles René Bonnet dont les fameuses « Djet » deviendront Matra-Bonnet puis Matra. Entendons-nous bien, l’automobile était avant tout un moyen dans l’esprit de nos ingénieurs.
Le moyen d’attirer de jeunes talents pour lesquels, la compétition était plus valorisante que les satellites ou les missiles. De les former à cette exigeante école et de bénéficier ensuite de leur efficacité dans le coeur de métier de la société. En effet un parallèle existait entre la rigueur de construction nécessaire en aviation et la compétition automobile sur circuit. Le moyen en cas de succès de bénéficier des retombées médiatiques dévolues au sport automobile. Presse. Radio. Télévision. De quoi donner une notoriété de plus en plus globale à la marque.
Est-ce parce que rien ne ressemblait plus à un missile que le châssis monocoque d’une F3 que Jean-Luc Lagardère choisit d’entrée de jeu ce type de voiture ? Il misa sur la compétition avec un plan limpide : F3, F2, F1, Endurance. Dans le plus grand secret, dès 1965, Claude Le Guezec se vit attribuer la mission de lancer la construction de châssis monocoque de F3. Pour leur conception et leur fabrication il s’appuya sur Jacques Hubert et Jean Caubet. Le 1er coup de crayon fut donné le 25 février 1965. Trois mois après, la voiture était engagée au GP F3 de Monaco.
Et quelques semaines plus tard, revenu sur le circuit de Reims qui avait failli, un an plus tôt, être fatal à sa carrière, Jean-Pierre remporta l’une de ses plus belles victoires en même temps que la première de Matra. Il enchaina ensuite les bons résultats jusqu’au titre national F3 1965.
En 1966, passé en F2, il remporta au Nürburgring sa première victoire dans la catégorie tandis qu’en F3 Johnny Servoz Gavin remportait à son tour le titre devant l’autre pilote Matra, Jean-Pierre Jaussaud.
C’était parti. La moisson de victoires et de titres débutait.
Ken Tyrrell, le marchand de bois
Le protégé de Ken Tyrrell, le « marchand de bois », depuis 1964 n’était autre que Jackie Stewart. Champion de F3 cette année-là, il passa directement à la F1 en 1965, chez BRM et finit le championnat du monde en 3e position. Pour 1966, Tyrrell se mit à la recherche de nouveaux châssis pour la F3 et la F2.
Lorsque le journaliste et cocréateur de Sport-Auto, Gérard Crombac, lui parla de Matra, le grand Ken crut à une mauvaise blague « Are you kidding me ? A french single seater ! » ( Ou quelque phrase du même acabit). Crombac développa ses arguments au cours d’un diner qui réunissait Jean-Luc Lagardère, Philippe Chassagny – le fils de Marcel et responsable de la communication Automobiles Matra – et Jackie Stewart.
Des tests eurent lieu qui emportèrent l’adhésion de Stewart. Il n’avait jamais piloté une aussi bonne monoplace ! Un accord fut conclu dans la foulée entre Matra et Tyrrell pour trois châssis F3 et F2 à moteur BRM ou Ford. Les pilotes en seraient Jacky Stewart et Jacky Ickx.
Si en 1966, les moteurs Ford ou BRM ne purent rien contre les diaboliques moteurs Honda qui équipaient les Brabham F2, la suite était prometteuse, le changement de règlementation en F2 entrainait en effet le passage à des cylindrées de 1600cc au lieu des 1000cc habituels.
Gérard Crombac, l’homme qui tombe à pic
Après son tour d’évaluation. Jean-Marc Chaillet était un peu désespéré. Les accords entre pétroliers et constructeurs étaient déjà conclus. Il était dans une impasse. D’autant plus que François Guiter lui avait dit que s’il s’intéressait à la compétition auto, ce ne serait pas pour faire courir des banderoles au bord des circuits. Elf devant voir les choses d’une autre façon.
Comme il le dit lui-même, le salut allait venir à la fois du hasard et de bonnes fréquentations. Jean Lucas et Gérard Crombac, les deux fondateurs de Sport-Auto l’invitèrent à un déjeuner à l’automne 1966 où ils entendaient fêter le succès de leur magazine, son audience OJD notamment.
Jean-Marc Chaillet
« Tout le monde savait que quelque chose se préparait du côté de l’UGD (Union Générale de Distribution), même si le nom de la nouvelle marque était encore inconnu. Alors naturellement ils me voyaient comme un annonceur potentiel dans leur revue. Et de me demander si le sport automobile nous intéressait. Et moi, comme un idiot, de leur répondre « mais absolument pas, nous les banderoles autour d’un circuit ça ne nous intéresse pas du tout et j’en rajoutai, j’argumentai, trop cher, pas intéressant etc…». « Ah c’est dommage parce que vous connaissez Matra ? » « Oui, les missiles, les satellites… ». « Eh bien ils se lancent en sport automobile avec un beau programme, jusqu’à la Formule 1. Et BP qui les soutient, arrête le contrat. Donc si ça vous intéresse, dépêchez-vous car Matra est déjà en discussion avec Esso qui semble très intéressé.»
« Il était 15h00, inutile de vous dire que je rentrai à l’agence comme un fou. Puis j’allai chez Guiter sans rendez-vous, tout essoufflé et lui expliquai la situation. Il m’écouta sans dire un mot, décrocha son téléphone et appela Jean Prada, le Directeur Général de l’UGD, énarque et polytechnicien. Il me prit par le bras et me dit « Allez, on monte chez Prada » Dans le bureau du patron, Guiter me dit « Chaillet, racontez ce que vous venez d’entendre ». Il était environ 17h00. Prada m’écouta , regarda Guiter qui hocha la tête et, en bon parachutiste appuya d’un « Il faut y aller ! ». Prada appela Chassagny qui lui passa Lagardère. Deux jours après c’était signé ! »« Programme F3, F2, F1, Le Mans. »