7 février 2018

Colin Chapman et sa part d’ombre ( 2e Partie)

Je pense que vous savez tous ce qu’est une biographie autorisée. C’est une biographie écrite avec l’autorisation soit de la personne concernée, soit de ses proches quand celle-ci est décédée. Mais savez-vous à quoi à quoi peut bien ressembler une biographie autorisée ? Voilà qui est plus difficile, car une biographie autorisée se définit « en creux », précisément par ses manques, par ce qu’elle omet de dire volontairement. Pourtant, je relève le défi, et je me sens en mesure de vous montrer à quoi ressemble une biographie autorisée. Cela peut ressembler à ce qui suit …

René Fiévet

2ème partie : l’argent, l’affaire De Lorean, et la fin

« L’un de ces contrats (de la branche engineering de Lotus, ndr.) avait été signé avec la firme, au renom désormais assez douteux, De Lorean, basée en Irlande du Nord, largement soutenue par le gouvernement britannique. A ce jour encore beaucoup de questions que l’on se pose au sujet de ce contrat n’ont pas trouvé de réponse et n’en trouverons pas d’ici longtemps. »

Ce paragraphe est extrait de la biographie de Colin Chapman écrite par Gérard Crombac, fort bien faite et très instructive, et surtout très pieuse (Gérard Crombac, Colin Chapman, L’épopée de Lotus en Formule 1, PUF, 1987, page 308). Ne cherchez pas ailleurs que les quelques lignes extraites de ce livre, vous ne trouverez rien d’autre sur ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Chapman – De Lorean (1). Cette seconde partie du documentaire vient combler cette lacune.

La première partie de ce documentaire avait abordé l’aspect purement sportif de la carrière de Colin Chapman. La seconde partie aborde l’aspect financier. En particulier, elle nous décrit un Colin Chapman toujours sur la corde raide au plan financier. A la fin des années 70, les problèmes s’accumulent, en raison notamment des difficultés que rencontre Lotus sur le marché américain. C’est ici qu’entre en scène le sulfureux John De Lorean. Le documentaire s’étend longuement sur cette affaire, et décrit assez bien la genèse de l’implication de Chapman dans le projet De Lorean. Mais les explications ne sont pas toujours claires sur la nature exacte de la fraude, et il y a quelques chaînons manquants.

2ème partie (1) :

En me renseignant par ailleurs, j’ai pu reconstituer ainsi l’affaire. En fait, il y a eu deux contrats entre Chapman et De Lorean. Tout d’abord le contrat public, ou officiel, par lequel Chapman assure la conception de la voiture et pour lequel le Groupe Lotus est normalement rémunéré, et réalise son profit. Au total, ce sont 23 millions de dollars US qui ont été facturés par Lotus à De Lorean Motors Company Ltd (DMC), en toute transparence.  Quand De Lorean parle de ces chèques qui passent par le contrôle du Trésor britannique et de la Banque d’Angleterre, il s’agit uniquement de ces paiements. Et puis, il y a le contrat occulte, dénommé contrat GPD, pour un montant de 17, 65 millions US$, signé entre Chapman et De Lorean sans que les actionnaires du Groupe Lotus en soient informés (2).

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Quand les enquêteurs ont mené leur investigation, ils ont bien identifié la sortie de fonds de 17,65 millions US$ chez De Lorean (5,1 millions en provenance de DMC, et le reste en provenance d’un fonds aux Etats Unis issu d’un partenariat de De Lorean consacré à la recherche et le développement), mais ils se sont aperçus que le Groupe Lotus n’avait pas reçu ces fonds qui, semble-t-il, s’étaient évaporés. Ils ont finalement pu remonter au contrat GDP.

Au début, Chapman contesta l’existence même de ce versement de 17,65 millions US$. Mais à un certain stade, il ne pouvait plus nier les faits. Il a expliqué qu’il s’agissait d’une commission d’introduction en affaires (« introductory fee ») parfaitement légale. Comme le souligne le liquidateur judiciaire (Chris Hugues) dans le documentaire, le montant est tellement extravaguant pour une commission de ce genre que l’explication ne tenait pas. Il est toutefois possible de donner une explication un peu rationnelle à ce montant : il pourrait s’agir du dédommagement réclamé par Chapman pour accepter la perte d’une partie du marché américain, puisque la De Lorean entrait directement en concurrence avec la Lotus Esprit. Il est en effet assez évident qu’en assurant la conception de la voiture de De Lorean, Chapman se tirait en même temps une balle dans le pied sur le marché américain. C’est ce que suggère De Lorean dans l’interview retransmis dans le documentaire. On peut certes présenter les choses de cette façon, mais comment faire accepter un tel arrangement par le Trésor britannique pour qui l’argent public avait uniquement pour objet de financer une prestation industrielle ? C’était impossible, et il fallait en passer par une transaction occulte.

Au bout du compte, il semble bien que De Lorean et Chapman se sont partagés le montant de 17,65 millions US$. Ce fait est apparu avec évidence quand on a découvert qu’environ la moitié des fonds manquants du contrat GPD avait fini dans l’un des comptes personnels de De Lorean, et que ce montant avait été utilisé pour financer l’achat d’une entreprise de chasse-neige basée dans l’Utah appelée Logan Manufacturing. Il s’agissait évidemment d’un détournement de fonds pour diriger des financements destinés à DMC vers d’autres entreprises commerciales.

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Mais lorsqu’il comparut devant un tribunal de Detroit en 1985, pour fraude, évasion fiscale et racket, De Lorean soutint au contraire qu’il s’agissait uniquement d’un prêt personnel de Chapman, et donc qu’il n’y avait eu aucune fraude de sa part. Comme Chapman n’était plus de ce monde, personne ne put contredire la version de De Lorean qui fut finalement acquitté.

2ème partie (2) :

Evidemment, le gouvernement britannique n’était pas satisfait de ce verdict et le Special Fraud Office de Scotland Yard a poursuivi sa propre enquête. En juin 1989, la police britannique a arrêté l’ancien directeur financier de Lotus, Fred Bushell. Accusé de fraude, celui-ci a plaidé coupable devant la justice britannique et a finalement été condamné. La Couronne britannique a également porté plainte contre De Lorean, mais ses avocats ont résisté avec succès à toutes les tentatives d’extradition vers le Royaume-Uni.

En marge des affaires financières, le documentaire évoque aussi une certaine dégradation de l’état mental de Chapman au cours des trois dernières années de sa vie. Il prenait des amphétamines, des somnifères, et il perdait la mémoire, nous dit Graham Arnold. Pire encore, il devenait mythomane, comme le montre l’anecdote savoureuse racontée par Tim Enwright à propos du jeu de rôle que lui avait fait jouer Chapman pour duper sa femme, Hazel. Ce dernier aspect est totalement absent de la biographie de Crombac qui, néanmoins, décrit assez bien l’évolution de la personnalité de Colin Chapman à la fin de sa vie, de plus en plus attiré par le luxe, menant un train de vie fastueux, et ne se déplaçant plus sans un exemplaire du Guide des relais et Châteaux dans son attaché-case. Comme dans le documentaire, Crombac insiste sur le tournant psychologique qu’a constitué sa rencontre avec David Thieme.

« Travailler à la marge était très typique de la façon dont Chapman opérait », nous dit Keith Botsford dans la première partie du documentaire, en utilisant la métaphore du pont construit de façon juste assez solide pour qu’il ne s’écroule pas. On peut se demander si Colin Chapman n’a pas utilisé ce principe non seulement dans la construction ses voitures, mais aussi pour dessiner le cours de sa propre vie. Tout le monde s’accordera pour dire que Colin Chapman a pleinement réussi sa vie, en fonctionnant toujours à la marge de la légalité ou de ce qui était autorisé par l’état de l’art. Mais il est permis de dire aussi qu’il a réussi sa mort : dans les bras de sa femme, d’une crise cardiaque, quelques jours avant que la justice britannique ne le rattrape. Juste avant que le pont ne s’écroule.

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Quant aux lecteurs de Classic Courses, nul doute qu’ils se satisferont pleinement de l’enseignement moral qui se dégage de cette histoire, à la fois simple et définitif : le déclin de Colin Chapman s’amorça brutalement, et de façon inexorable, à partir du moment où, vers la fin de l’année 1978, il commença à perdre sa passion pour le sport automobile. Le jour où il cessa, nous dit Tony Rudd (3), d’aller dans l’atelier pour discuter et plaisanter avec les mécaniciens …

René Fiévet

(traduction et inscription des sous titres par René Fiévet)

Notes :

  • Pour être équitable avec Gérard Crombac, il convient de préciser que son livre porte explicitement la mention « biographie autorisée ». Au demeurant, quand le livre parût en 1986 dans sa version anglaise, on ne connaissait pas encore toute l’étendue de l’implication de Chapman dans le scandale De Lorean. Celle-ci apparut plus clairement lors du procès de son directeur financier, Fred Bushell, quelques années plus tard.
  • Comme indiqué dans le documentaire, l’entité industrielle de Chapman, Lotus Cars, a été introduite en bourse à la fin 1968 pour faire appel à l’épargne publique, devenant le Group Lotus Car Companies Limited. Le documentaire nous parle d’une compagnie privée que maintint Chapman à côté de la compagnie cotée en bourse, mais je n’ai pas pu l’identifier précisément. Je suppose qu’il s’agit de la compagnie « Team Lotus », utilisée par Chapman pour ses entreprises sportives.
  • A propos de l’accident de Ronnie Peterson sur la Lotus 78, Tony Rudd nous dit que la Lotus 79 avait un habitacle en fibre de carbone beaucoup plus rigide que celui de la Lotus 78 en nid d’abeille aluminium. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une erreur de sa part, liée à une mémoire probablement un peu défaillante : la Lotus 79 avait également une structure en aluminium, mais le châssis avait été significativement renforcé par rapport à la 78 en raison de l’effort exercé sur celui-ci par l’effet de sol. La technologie de fibre de carbone apparut deux ans plus tard, avec la Lotus 88 à double châssis interdite par les autorités sportives, et en compétition avec la Lotus 87 qui était en fait un avatar de la Lotus 88. Commentaire fait sous toute réserve, car je ne suis vraiment pas un expert en matière mécanique.

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