Jim Clark
7 avril 2020

Jim Clark : le jour d’avant, et le lendemain

Il ne sera pas dit que tout n’aura pas été écrit et montré sur Classic Courses à propos de ce funeste 7 avril 1968 qui a tant marqué les gens de ma génération. Je continue donc ma contribution à cette œuvre pieuse en complétant ma série parue il y a maintenant 7 ans (« La dernière course » 2, 5 et 9 avril 2013). Je vous donne aujourd’hui à visualiser deux documents audiovisuels concernant Jim Clark, car je pense qu’ils n’ont encore jamais été vus par la plupart de nos lecteurs.

René Fiévet

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3 Jim Clark – La dernière course

Stat F1 Jim Clark


LE JOUR D’AVANT

Le premier document que je vous propose est assez exceptionnel, et probablement ne laissera pas indifférents nombre d’entre vous. Il s’agit de la dernière apparition publique de Jim Clark devant une caméra de télévision, le 6 avril 1968, soit la veille de son accident fatal. Dans mon texte du 2 avril 2013 (« La dernière course – 1ère partie »), j’avais déjà évoqué les circonstances entourant cette émission de télévision. Mais je n’avais jamais pu visionner ce reportage. C’est maintenant possible, puisque le destin inéluctable de toute vidéo existante est d’être publiée un jour ou l’autre sur Youtube. J’ai traduit moi-même les échanges et mis les sous-titres.

Cette émission avait été organisée à l’initiative des organisateurs de l’épreuve, d’un journaliste de la chaîne ZDF, et du sponsor de Kurt Ahrens, l’entreprise Martini. Kurt Ahrens nous raconte qu’il n’avait pas été trop difficile de faire venir Jim Clark. Ce dernier, nullement indifférent à l’aspect « public relation » de son métier, avait pris conscience de sa grande popularité en Allemagne, et souhaitait encore accroître sa notoriété à l’occasion de cette course. La seule difficulté venait de l’entreprise Martini qui souhaitait que son logo apparaisse sur la voiture. Il y eut une négociation, à l’issue de laquelle il fut décidé que le logo serait retiré de la monoplace, mais que Kurt Ahrens le conserverait sur sa combinaison de course. Ce qui ne posait aucun problème à la chaîne ZDF, puisque le pilote allemand est resté dans le cockpit de sa voiture pendant toute l’émission (1).

Grand Public

Bien entendu, les propos échangés n’ont rien d‘exceptionnel, et les lecteurs de Classic Courses n’apprendront rien qu’ils ne sachent déjà. Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une émission pour le grand public, et l’objectif est évidemment de faire de la publicité pour la course du lendemain. Mais la personnalité de Jim Clark nous apparaît avec une certaine évidence : un homme réservé, voire timide, mais aussi charmant et courtois, qui se prête de bonne grâce aux questions sans grand intérêt du journaliste, Werner Schneider, nullement spécialiste de sport automobile et qui accumule les inexactitudes avec une régularité de métronome (2) (3) (4) (5).


Toutefois, nul doute que Jim Clark a été un peu estomaqué par la question très directe que lui pose le journaliste : combien gagnez-vous chaque année ? Quelle indiscrétion ! Quelle impudence ! Kurt Ahrens raconte qu’il fut horrifié quand le journaliste posa la question. Jim Clark élude la réponse, et s‘en sort par une pirouette : il est tellement occupé qu’il n’a vraiment pas le temps de faire le calcul. En fait, il n’en est rien. Gérard Crombac, qui connaissait intimement Clark, nous dit qu’il avait horreur qu’on se mêle de ses affaires financières. Son grand ami Ian Scott Watson, qui l’avait beaucoup aidé au début de sa carrière, en fit l’amère expérience : le jour où il devint trop intrusif dans ses affaires, Jim Clark mit immédiatement des distances dans leurs relations.

En fait, les choses se passaient ainsi : lors de son exil fiscal à Paris, une fois par mois, ses deux hommes d’affaires écossais venaient le rejoindre dans son petit appartement parisien, et ils s’enfermaient pendant deux jours pour régler toutes ces questions (Gérard Crombac, revue Moteurs, numéro 102, décembre 1973, page 48) (6).

Primes d’engagement

Une chose m’a intéressé lors de cet entretien : Jim Clark recevait-il des organisateurs une prime d’engagement, liée à sa notoriété et distincte de la prime de départ versée à l’écurie qui engageait la voiture ? C’est ce qu’il laisse penser, et que semble confirmer Kurt Ahrens. Et c’est ce qui expliquerait aussi pourquoi il se livre à cette corvée télévisuelle la veille de la course : la participation à cette émission faisait peut-être partie du contrat qu’il avait passé avec les organisateurs. Mais j’avoue que je n’ai aucune information précise à ce sujet.

Pour finir, je ferai une petite remarque d’ordre historico-sociologique. Werner Schneider nous dit qu’il a roulé la veille à 200 km/h pour rejoindre les studios de ZDF à Wiesbaden. De nos jours, on serait horrifié par de tels propos, et cela ferait scandale. Mais à cette époque, il n’y avait pas de limitation de vitesse, ni en Allemagne ni en France, et il était de notoriété publique que les Allemands roulaient extrêmement vite sur leurs autoroutes. Et surtout qu’il y avait moins d’accidents graves en Allemagne qu’en France. Les premières limitations de vitesse interviendront en France en 1974, une décision prise d’ailleurs moins dans le but de diminuer le nombre des morts sur les routes que pour faire face au choc pétrolier de 1973. C’était vraiment une autre époque : je me demande encore comment notre société a pu accepter pendant si longtemps une telle hécatombe sur nos routes.

LE LENDEMAIN

Le second document audiovisuel que je vous propose est un documentaire allemand sur la course elle-même. Il est unique en son genre : rien d’autre n’a été filmé sur cette course, sauf quelques extraits montrés dans les actualités de l’époque. Un jeune caméraman allemand, Marten Taege, se trouvait sur place et a donc tourné ces images. En définitive, il en a fait un documentaire. Très probablement, ce documentaire n’a pas connu un grand succès commercial (et peut-être même n’a-t-il jamais été commercialisé).

C’est seulement bien longtemps après qu’il a été exhumé d’un quelconque fonds archives d’audiovisuelles et publié tout récemment sur Youtube.
S’il est exact, comme je le pense, que ce documentaire n’a pas été commercialisé, on peut comprendre pourquoi : il est tout simplement sinistre et même lugubre. Si l’intention était de rendre compte du coup de massue ressenti par tous les passionnés de sport automobile ce 7 avril 1968, il faut absolument féliciter Marten Taege.

« Mission accomplished »…

Il a vraiment réussi son coup : « Mission accomplished », comme dirait l’autre. Et pour cette raison, on lui pardonnera volontiers la lourdeur du commentaire qui accompagne les images, avec tous les clichés obligatoires en ce genre de circonstances, et très typiques de cette époque : « Panem et circenses », « La mort fait partie du jeu », « Tous les pilotes connaissent la règle », etc. Je pense aussi qu’à cette époque, où le souvenir de la deuxième guerre mondiale était encore vivace, la mort n’avait pas ce caractère inacceptable qu’elle a revêtue de nos jours, dans nos sociétés surprotégées.

J’ai moi-même mis les sous-titres, en essayant également de mettre un nom à certains des protagonistes de cette course de Formule 2. Ainsi apparaissent Carlo Facetti, Graeme Lawrence, Xavier Perrot, Max Mosley, des pilotes qui tentèrent leur chance dans ces courses de Formule 2 sans pouvoir atteindre le niveau supérieur. On voit aussi Jim Endruweit, le chef mécanicien de l’équipe Lotus, et Dave Sims, le mécanicien affecté à la voiture de Clark. La jeune femme que l’on voit discuter avec Jim Clark avant le départ (6 minutes et 43 secondes) est probablement une amie proche de Chris Amon, puisqu’on la voit ensuite tenir le tableau de chronométrage de l’équipe Ferrari. On entre-aperçoit la McLaren de Guy Ligier, dont je ne me souvenais plus qu’il avait participé à des courses de Formule 2.

Distance respectueuse

Avant le départ de la course, on peut voir ces scènes très typiques de l’ambiance des courses automobiles de ce temps, montrant une très grande proximité entre les pilotes, les mécaniciens et le public. A cette époque, on pouvait se promener à sa guise dans le « paddock » avant la course, et toucher de près nos héros. On voit notamment ces spectateurs scrutant tous les faits et gestes de Jim Clark avant le départ, maintenant une distance respectueuse pour ne pas indisposer leur héros. Ils sont venus pour le voir, et ils en ont « plein les mirettes ». J’ai moi-même été, à l’occasion de courses de Formule 2 à Montlhéry et à Rouen, un de ces spectateurs émerveillés, immobile, me tenant respectueusement à distance, et regardant tous les faits et gestes de ces demi- dieux que je voyais en chair et en os.

Pour le reste, en dehors des observations d’ordre général faites un peu plus haut, le film n’appelle pas de remarques particulières. Sauf peut-être sur un point. Quand le présentateur officiel annonce la triste nouvelle, il indique qu’une commission d’enquête est sur place pour élucider les causes de l’accident. C’est évidemment un mensonge : il faut en effet un certain temps pour constituer une commission d’enquête, et surtout on sait que très rapidement les membres de l’équipe Lotus ont pris possession des débris de la voiture, les ont mis dans le camion et ont pris le chemin de l’Angleterre. Il n’y a donc jamais eu l’intention de mettre en place une commission d’enquête en Allemagne.

L’énigme de la 3e Matra

Pourquoi alors ce mensonge manifeste ? Je pense que l’explication est d’ordre psychologique. La nouvelle est tellement extraordinaire et ahurissante, inattendue et incompréhensible, que la stupéfaction fait immédiatement place au besoin de comprendre. L’être humain est ainsi fait : quand le malheur tombe sur lui, il faut lui donner une cause intelligible. Il faut qu’il comprenne. Le simple fait de faire savoir que les organisateurs se sont mis immédiatement à l’œuvre pour comprendre ce qui est arrivé à Jim Clark permet d’atténuer un peu le choc psychologique sur le public (d’ailleurs très visible sur les images de ce film).

Pour finir sur ce documentaire, il y a un mystère que je n’ai pas pu résoudre : quel est ce concurrent numéro 14, avec un casque jaune, qui n’était pas sur la ligne de départ (7 minutes 37 secondes) ? Il s’agit d’une Matra. Dans Wikipedia, je lis ceci : “a third Matra was on the entry list, given #14, but no driver was assigned to it and it did not run”. Je ne doute pas un seul instant que les lecteurs confinés de Classic Courses vont résoudre assez rapidement cette petite énigme. Ne me décevez pas.

Notes

(1) Ces informations sont issues d’une interview de Kurt Ahrens consultable sur le site (https://www.auto-motor-und-sport.de/formel-1/jim-clark-das-aktuelle-sportstudio-zdf-interview/. Kurt Ahrens raconte toutes les circonstances entourant cette émission de télévision, avant, pendant et après. Son récit confirme en tout point celui que j’en avais fait sur Classic Courses (« La dernière course, 1/3 » – 2 avril 2013), notamment le retour cahotique à Hockenheim, tard dans la nuit, après l’émission.
(2) Kurt Ahrens n’a pas réussi le meilleur temps aux essais, mais le troisième temps derrière Beltoise et Pescarolo. Werner Schneider a de toute évidence confondu position sur la première ligne et meilleur temps aux essais. Kurt Ahrens et Jim Clark avaient quitté le circuit immédiatement après les essais pour rejoindre Wiesbaden, probablement sans avoir eu à connaître les résultats définitifs. C’est la raison pour laquelle Kurt Ahrens n’est pas en mesure de corriger le journaliste.
(3) Le journaliste parle d’une Brabham Repco, alors qu’il s’agit évidemment d’une Brabham Cosworth.
(4) Ce n’est pas Kurt Ahrens qui a remporté l’épreuve d’Hockenheim l’année précédente, mais Frank Gardner. Curieusement, Kurt Ahrens ne corrige pas le journaliste.
(5) Jim Clark n’avait pas de résidence à Londres. En raison de son exil fiscal, il avait un petit appartement à Paris, rue de Sèvres, qui était sa plaque tournante.
(6) Pour la petite histoire, j’ai lu dans le livre d’Eric Dimock (Jim Clark – Racing legend, Motorbooks, 2003, p. 235), qu’après sa mort, les deux hommes d’affaires écossais (un juriste, notable du Comté de Berwickshire, et un comptable) avaient fait des placements malheureux aux Etats-Unis, et avaient tout simplement dilapidé l’héritage de Jim Clark. L’affaire s’est terminée devant les tribunaux et s’est conclue par des condamnations.

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