Que se passe-t-il lorsque le corps physique arrive au terme de son existence biologique ? Selon certaines religions, notamment l’hindouisme, l’existence psychique se poursuit dans une autre enveloppe charnelle, via une nouvelle naissance. C’est la métempsycose ou transmigration des âmes. Imaginons que celles de deux grands pilotes du passé soient toujours parmi nous, mais incognito, dans une nouvelle incarnation sans rapport avec la course. Imaginons aussi que leur vie précédente ait quand même laissé quelques traces …
Car certaine la mort pour celui qui est né, et certaine la naissance pour qui est mort. – Bhagavad-Gitâ, II, 27
Olivier FAVRE
Commençons par un zoom satellite accéléré : en partant d’une vue large sur l’Europe du nord, nous resserrons la focale sur la Belgique, puis la province de Liège, la ville du même nom, le quartier de Laveu, la rue du Plan incliné, au numéro 115 : nous sommes au restaurant Namaste India, juste en face du parking en silo. Par une belle soirée d’été, deux amis sont attablés en tête-à-tête sur la terrasse en rez-de-jardin et entament le plat qu’on vient de leur servir.
– Wouah ! Mais c’est horrible !
Jonathan est devenu tout rouge après avoir pioché dans le plat de son ami Pierre.
– Décidément, je ne comprendrai jamais comment tu peux manger aussi épicé !
Pierre sourit, mais ne dit mot, attendant que Jo (il n’aime pas trop son prénom, il préfère qu’on l’appelle comme ça) reprenne une couleur normale, en avalant quelques morceaux de naan pour apaiser le feu de son gosier.
Pierre, bleu de Chris
Cela fait près de 25 ans que Pierre et Jonathan dînent ensemble deux fois par an pour fêter leurs anniversaires respectifs. Ce soir, c’est celui de Pierre, dans un peu plus de trois mois ce sera celui de Jo. Même tarif pour chacun : 49 ans. Ils sont nés tous les deux en 1972 et ont grandi à Pepinster, petite bourgade des environs de Verviers, en Belgique, dans la province de Liège. C’est au collège qu’ils se sont rencontrés : le premier jour de la rentrée en 6e, le hasard les a installés à la même table. Ils ne se sont jamais vraiment quittés depuis.
Après le collège, il y a eu le lycée et les virées entre copains, qui se terminaient presque invariablement à sketter des pintes*. La plupart du temps dans leur quartier général d’alors, un café de Pepinster au nom si étrange pour un Français : Amon nos autes*. Jo y était souvent le centre de l’attention. Disert, blagueur, paraissant toujours en mouvement, même assis, il était « l’ambianceur » en chef de leur petite troupe. Plus calme, réservé, Pierre observait, écoutait beaucoup et parlait peu. Il s’animait un peu plus quand la fille du patron s’invitait à leur table. Elle s’appelait Christelle, mais tous l’appelaient Chris. Pierre en était un peu bleu*.
Rivalité
– Au fait, reprend Jonathan qui a enfin réussi à calmer son volcan buccal, tu savais que Chris a fait parler d’elle il y a quelques mois ?
– Christelle ? A quel sujet ?
– Ben, au sujet de la pandémie : on lui a serré* son café pour cause de coronavirus. Alors elle a vécu dedans 24 heures sur 24 pour attirer l’attention sur sa situation.Evidemment, elle a suscité la sympathie, ça a fait quelques lignes dans les journaux, mais ça n’a pas changé grand-chose pour tous ceux de l’HORECA*. Je n’aimerais pas être à leur place. Au moins, les gens ont toujours besoin de voitures, même s’ils roulent moins. Et toi, n’en parlons pas, tu fais partie des grands gagnants de la crise, veinard !
A bout, une patronne de Pepinster dort dans son café : « On est complètement oubliés » (rtbf.be)
Un petit sourire éclaire le visage de Pierre. C’est vrai qu’il gagne bien sa vie. Mais il ne se sent pas en compétition avec Jo sur ce point. Il n’en a pas toujours été ainsi. Leur amitié n’était pas si tranquille du temps de leur jeunesse. Elle se teintait de rivalité. C’était à qui battrait l’autre, au Monopoly ou aux billes, au ping-pong ou au baby-foot. Puis ce fut à qui séduirait la plus belle fille, à qui aurait le plus beau scooter. Bref, un combat de coqs dans tous les domaines. Enfin, presque tous : pour les résultats scolaires, il n’y avait aucune rivalité. Ce n’était pas qu’ils étaient nuls. Non, simplement, tous les deux s’en fichaient. Ils faisaient juste le strict nécessaire pour naviguer autour de la moyenne et ne pas s’attirer les foudres de leurs parents.
Mayas pour Pierre
La scolarité, c’était un passage obligé. Ils brossaient* quelques cours et prenaient leur mal en patience en attendant de trouver ce qui les motiverait. Ils y arrivent justement dans leur conversation du soir. C’est Jonathan qui embraye sur le sujet :
– Bon, alors, quelles nouvelles des Aztèques ?
Pierre ne s’offusque pas, il a l’habitude ; ce cher Jo n’a jamais voulu intégrer la différence entre les Aztèques et les Mayas. Ce sont ces derniers qui passionnent Pierre, au point de lui faire régulièrement traverser l’Atlantique pour visiter les vestiges de cette civilisation datant de l’Antiquité. Ça lui a pris un jour il y a vingt ans, quand il est tombé par hasard sur le livre que l’ethnologue français Jacques Soustelle leur a consacré. Depuis, Pierre a tout lu, tout visité et est devenu un expert es-civilisation maya. Et chaque fois qu’il pose les pieds au Mexique il se sent chez lui.
Pierre a éludé la question, il sait bien qu’elle n’est que de pure forme. Elle appelle surtout une autre question en retour, comme dans un ping-pong verbal rituel :
– Et toi alors, tu as déniché un autre whisky écossais depuis la dernière fois ?
Bleu marine pour Jo
Car Jo est un inconditionnel de l’Ecosse en général et du whisky en particulier. Il a découvert ce pays à 20 ans lors d’un voyage sac au dos avec sa copine de l’époque. Et il a été séduit. Il a maintenant chez lui une pièce entièrement dédiée au whisky et à l’Ecosse. On y trouve, soigneusement rangées, des dizaines de bouteilles de whiskies différents. Jo aime les faire découvrir à ses visiteurs lors de « sessions de dégustation » au cérémonial digne d’une confrérie de tastevins. Son « écossité » ne se limite d’ailleurs pas au whisky : depuis bientôt deux décennies, ses voitures sont forcément bleu marine et c’est forcément le XV du chardon qu’il soutient chaque année lors du Tournoi des six nations.
Lui aussi se sent « à la maison » quand il retrouve le sol écossais. Et lui aussi serait bien en peine d’expliquer pourquoi. Il n’y a guère que le haggis, cette fameuse panse de brebis farcie, que Jo n’arrive pas à apprécier, malgré ses louables efforts.
– Oh, tu sais, l’Ecosse en ce moment, c’est le cadet de mes soucis. J’ai un peu de mal ces derniers temps, depuis la mort de Robbie.
Robbie
« Robbie », c’était Robert l’oncle de Jo, le frère de son père. Il est mort en mars dernier, à l’hôpital, des suites de cette saleté de Covid-19. Jo l’aimait beaucoup. Robert c’était son père de substitution, puisque Jo a perdu le sien jeune, juste avant l’entrée dans l’adolescence. On peut même dire qu’il l’avait déjà un peu perdu bien avant sa mort. Car le père de Jo n’a plus été le même après 1975, quand la Textile de Pepinster a fermé définitivement. Il n’a plus jamais trouvé d’emploi stable et s’est littéralement rongé de l’intérieur. Un cancer fulgurant a achevé le boulot au bout d’une dizaine d’années.
Heureusement, Robert était là pour le petit Jonathan. A défaut de pouvoir aider son frère, trop fier, il s’est occupé de son neveu. L’enfant d’abord, puis plus tard l’ado. Il a aidé Jo à cet âge où l’on se cherche, où l’on se construit tant bien que mal. C’est Robert qui lui a fait faire du sport, qui l’a soutenu dans sa scolarité, qui l’a fait participer au fonctionnement quotidien de sa concession Renault à Verviers.
– Je comprends que tu encaisses mal. C’était un type bien, j’en garde de bons souvenirs. Tiens, tu te rappelles quand il nous avait emmenés à Spa ?
C’était le premier jour de septembre en 1985. Robert avait emmené Pierre et Jo sur le circuit de Spa-Francorchamps, pour les 1000 km. Il fallait divertir le jeune Jonathan qui venait de perdre son père, trois mois plus tôt. Et Robert, grand fan de Jacky Ickx depuis sa jeunesse, voulait que les deux garçons le voient courir au moins une fois.
Spa 1985
Trente-cinq ans après, Pierre et Jo gardent un souvenir fort de cette journée. Ils se rappellent surtout deux moments précis. Le premier, c’était après deux heures de course environ. Ils avaient quitté leurs places en tribune où Robert discutait avec un client et se trouvaient debout côte à côte au pied du raidillon. Alors que les protos du Groupe C passaient dans un grondement de tonnerre à quelques mètres d’eux, ils ont tous les deux éprouvé une étrange sensation. Une impression de déjà vu, comme s’ils étaient déjà venus à cet endroit, un jour, il y a longtemps. Et pas seuls, tous les deux ensemble. Cet étrange frisson dura plusieurs minutes, ils restèrent là immobiles, tétanisés, tous leurs sens mobilisés par ce « souvenir » venu d’ailleurs.
– Oufti* ! C’était bizarre quand même. Il t’est arrivé de ressentir la même chose depuis ?
– Non, jamais.
Ils parvinrent enfin à s’extraire de cet envoûtement et se dirigèrent vers les stands marchands d’un pas de somnambule, incapables dans l’immédiat de mettre des mots sur ce qu’ils venaient de vivre. Mais ils eurent tous deux envie de matérialiser le souvenir de ce moment si particulier en achetant quelque chose. Avec leur dringuelle* allouée pour l’occasion, Pierre acheta une Formule 1 miniature et Jo une casquette.
Alors qu’ils déambulaient dans le paddock après leurs achats, ils entendirent un grand bruit, venant de l’endroit où ils s’étaient quasiment statufiés une demi-heure auparavant. Ils se précipitèrent au pied du raidillon, à la fois excités et inquiets. Ils n’étaient pas les seuls et ne virent donc pas grand-chose. En écoutant le speaker dans les haut-parleurs et les commentaires autour d’eux, ils comprirent quels pilotes étaient en cause.
Concession
Puis, alors que les concurrents étaient placés sous safety-car, ils retournèrent à la tribune pour retrouver Robert. Celui-ci avait perdu tout intérêt pour la course, bouleversé qu’il était à la pensée de ce qui aurait pu arriver à son idole nationale (« Faut qu’il arrête, il va finir par lasser son ange gardien et faire la course de trop »). Ils reprirent alors le chemin du parking et c’est en écoutant la radio, sur le trajet du retour, qu’ils apprirent la mort de Stefan Bellof. La nouvelle jeta un voile noir sur cette journée qui, autrement, aurait été un lumineux souvenir.
C’est peut-être pour cela que Pierre et Jo « n’accrochèrent » pas vraiment au sport auto, comme Robert l’avait un temps espéré. Mais l’oncle, qui n’avait pas d’enfant, s’est un peu consolé quelques années plus tard, quand il a vu que son neveu souhaitait travailler dans la concession familiale. Il en a même repris les rênes il y a dix ans. Et Robert n’a pu que s’en féliciter. Avec sa force de travail, son sens des affaires et son excellent « relationnel » (comme on dit aujourd’hui dans les écoles de management), Jo était l’homme de la situation.
Pierre et Jo – Epilogue
Alors que les deux amis en sont maintenant au dessert, Jo fouille dans son sac à dos :
– Et voilà ton dernier cadeau de quadragénaire, mon vieux !
Pierre entreprend de déballer le petit paquet. Il s’agit là d’un moment intime qui n’appartient qu’à eux. Aussi allons-nous les laisser seuls. Mais, avant de conclure, peut-être les lecteurs de Classic Courses ont-ils la curiosité de savoir à quoi ressemblent les deux souvenirs que Pierre et Jo ont achetés à Spa en 1985 ?
Les voici : à gauche la F1 achetée par Pierre, à droite la casquette de Jo.
Tous les deux les ont toujours. La BRM est sur le bureau de Pierre, dans la société de services informatiques qu’il a créée il y a quinze ans à Liège et qui ne s’est jamais aussi bien portée, Covid oblige. La casquette est soigneusement rangée dans un placard chez Jo, où tout est parfaitement ordonné.
Voilà pour cette histoire somme toute banale, dans laquelle seuls quelques irréductibles nostalgiques pourraient déceler d’étranges correspondances avec la vie de deux pilotes disparus il y a cinquante ans, à quelques semaines d’intervalle.
Ah, si, une dernière précision peut-être : Pepinster, cette petite ville où Pierre et Jo ont grandi, n’est pas seulement proche du circuit de Spa-Francorchamps. Elle se situe aussi à équidistance presque parfaite d’un beau circuit vallonné situé dans le Kent, en Angleterre, et d’une ville de Bavière plus connue comme capitale de la propagande nazie que pour la course qui s’y déroule chaque année en juillet sur le Norisring. Une coïncidence de plus …
NOTES :
Les belgicismes :
– Sketter des pintes : boire des bières en grande quantitéAmon nos autes (ou nos ôtes) : chez nous
– Etre bleu de quelqu’un : en être épris
– Serrer : fermer
– HORECA : acronyme très répandu au Benelux et dans les pays anglo-saxons. Il désigne le secteur de l’hôtellerie (HO), des restaurants (RE) et des cafés (CA) ; ou CA pour catering dans les pays anglophones.
– Brosser les cours : sécher les cours
– Oufti : interjection multi-usages, elle marque aussi bien la surprise, la colère, l’admiration, le soulagement, …
– Dringuelle : argent de poche (déformation de l’allemand Trinkgeld, pourboire)