31 octobre 2015

Lauda, champion toutes catégories (2)

Nul doute qu’il y a un avant et un après « Nürburgring 1976 » dans la carrière – et la vie – de Niki Lauda. Son extraordinaire charisme vient de la seconde période, celle où tous les rebondissements de scénario furent autorisés. Celle où l’Ordinateur dut faire face aux peaux de bananes et aux chausse-trappes de tous genres qui s’insinuaient dans son parcours. S’il déçut parfois, il fut tellement affûté la plupart du temps qu’il fut unanimement regretté lors de son deuxième – et dernier – adieu à la Formule 1 en tant que pilote.

Pierre Ménard

On ne va pas y revenir, on s’est suffisamment étalé sur le sujet lors de la sortie de Rush, le film de Ron Howard : avec son incroyable retour à Monza, suivi par son renoncement volontaire au Mont Fuji et l’abandon de son titre, Lauda prouva en 1976 toute sa détermination et sa fidélité à la voie tracée. Ses « exploits » bancaires lors de ses jeunes années les avaient déjà dévoilées, mais le grand public ignorait alors tout de ce qui s’était passé en coulisse. Là, il eut tout le loisir d’admirer, ou de rejeter, l’opiniâtreté et l’indépendance de pensée du pilote autrichien. Dans le premier cas, tout le monde salua la performance italienne à sa juste valeur. Dans le deuxième cas, le coup de théâtre japonais fut accueilli de façon plus mitigée. Une partie du public ne sut pas comprendre qu’un champion puisse abdiquer, comme ça, sans livrer bataille. Et comme avant le Nürburgring, les mots blessants ressortirent : « pleutre », « lâche ».  Lauda restait pour sa part hermétique à tous ces commentaires : il avait pris sa décision, à savoir préférer sa vie à un titre mondial, le reste était de la littérature. Le seul effet de ces critiques fut d’attiser son désir de prouver à tous ces braves gens qu’ils se trompaient lourdement.

CC2 Lauda.jpgEt quelle meilleure preuve que d’être sacré champion du monde pour la deuxième fois l’année suivante, après avoir du se battre contre ses adversaires, contre son écurie et contre une partie de son public et de l’Italie (1) ! Et pourtant, ce titre fut assez décrié : face aux flamboyants Hunt ou Andretti qui fonctionnaient un peu en ON/OFF, Lauda fut d’une régularité métronomique et accumula les points des places d’honneur comme un écureuil accumule les graines en vue de l’hiver, mais n’enflamma guère les foules. L’Ordinateur laissa alors place à l’Epicier.

Comme à son habitude, Niki avait parfaitement analysé le problème avec son honnêteté habituelle : il était surclassé en vitesse pure par Andretti et sa fabuleuse Lotus à effet de sol ou par son pote Hunt dans ses jours de grande forme, aucun doute là-dessus. Et sa Ferrari n’était plus l’invincible machine qu’elle avait été deux ans plus tôt. Mais ces deux-là cassaient souvent, il faudrait donc être à la bonne place derrière pour récupérer la victoire. Le reste du temps, prendre les points. Terminé. Ces savants calculs l’amenèrent donc à un deuxième titre mondial qui fit couiner certains par son manque d’éclat. Lauda s’en moquait comme de son premier bretzel : tous les champions couraient pour le titre, il venait de le récupérer en démontrant aux sceptiques, et au passage, que son accident ne l’avait en rien diminué. Sept ans plus tard chez McLaren, il ferait la même analyse puis appliquerait exactement la même tactique lorsque Ron Dennis lui collera dans les pattes un nouveau coéquipier, ce jeune Français aux dents longues qui venait de se faire foutre à la porte par Renault (non mais, quelle idée !).

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A 35 ans, il savait pertinemment qu’il se ferait taper quasiment tous les week-end par ce jeune Prost en pleine ascension. L’essentiel était de rester au contact (ils avaient  la fameuse MP4/2- TAG, de très loin la meilleure machine du plateau) et de profiter à fond des absences de son talentueux team mate. Il obtint ainsi le titre mondial grâce à un malheureux demi-point de plus, mais cette fois-ci, il y eut bien peu de gens pour faire la grimace devant ce sacre tant la bataille avait été grande et Lauda impérial. Cette troisième couronne après une retraite sportive de deux ans, après un retour médiatisé et diversement commenté, et au terme d’un final au Portugal où tout semblait se liguer contre lui grandissait définitivement le mythe Lauda, et même les plus réticents étaient bien obligés de reconnaître que le bonhomme ne faisait décidément rien comme les autres. Même les incroyables histoires de salaires astronomiques qui en avaient hérissé plus d’un étaient oubliées.

IlCC3 Lauda.jpg faut dire que dans ce domaine également Lauda avait innové, et c’est finalement un des plus qui fait le sel du personnage. Quelques années plus tôt, Jackie Stewart avait tracé la voie en faisant claquer le tiroir-caisse dès qu’il serrait la main à quelqu’un, mais Niki Lauda éleva cette faculté au rang d’art, tant fut grand son talent à faire sortir un maximum de dollars de la poche de ses employeurs. Il ne s’en est jamais caché : il a toujours cherché à gagner le maximum d’argent et reconnaît même aujourd’hui qu’il aurait aimé piloter de nos jours parce qu’il aurait « gagné bien plus qu’à son époque, et ce dans une sécurité maximale » ! Peut-être peut-on situer l’origine de cette propension à la thésaurisation effrénée dans ses années de vaches maigres, lui le fils de grande famille qui avait du affronter l’angoisse de ces dettes colossales que Ferrari rayerait d’un coup de stylo sur un chèque en l’engageant ? Lauda était aussi habile pour régler à la perfection une voiture que pour négocier pied à pied un contrat. Il réussit à obtenir ce qu’aucun pilote n’avait obtenu avant lui et fut le plus souvent le gagnant face à ses employeurs dans ce jeu d’échecs psychologique (2).

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Lorsqu’il revint aux affaires en 1982, beaucoup de gens – à commencer par les jeunes pilotes qui avaient éclos durant son absence – doutèrent de sa capacité à retrouver le haut niveau et rappelèrent le côté « Onc’Picsou » du pilote autrichien ne revenant que pour les dollars qui arrangeraient bien la trésorerie de sa compagnie d’aviation en difficultés (3). Lauda répondit que les pertes de sa compagnie étaient sous contrôle, qu’on ne pouvait pas piloter une F1 uniquement pour le pognon et qu’on ferait de toute façon les comptes en fin d’année (McLaren avait d’ailleurs exigé dans son contrat une clause de libération à mi-saison au cas le pilote s’avèrerait décevant en termes de résultats). Au terme du troisième Grand Prix 1982, il était rayonnant en haut du podium de Long Beach !

CC4 Lauda.jpgSon « chef-d’œuvre » en matière de manne financière reste sans conteste possible sa fameuse casquette Parmalat couvrant son crâne dégarni à la suite de l’incendie du Nürburgring. Là-encore, le pragmatisme absolu de l’Autrichien était déconcertant : refusant toute opération de chirurgie esthétique (« Je n’ai besoin que d’un pied droit pour piloter », avait-il répondu à un journaliste avide de sensationnel à Monza en 1976), mais devant néanmoins porter un couvre-chef pour masquer les morsures du feu, il décida de rentabiliser cet accessoire obligatoire et proposa à son sponsor Parmalat de porter une casquette à son nom en toutes circonstances moyennant une somme à fixer entre les deux parties. Ce contrat astucieux lui assura sans fatigue un revenu annuel non négligeable bien au-delà de sa retraite sportive, près de 25 ans ! Depuis l’idée a fait du chemin et certains pilotes ultra-médiatiques se mirent à arborer à leur tour des casquettes publicitaires arrondissant leurs difficiles fins de mois !…

Tel fut Andreas Nikolaus Lauda : déconcertant de temps en temps, mais toujours présent dans les grands rendez-vous. Il ne fut pas le meilleur pilote de tous les temps, ni le plus rapide, ni le plus titré, mais certainement le plus fascinant dans sa détermination à atteindre les buts qu’il s’était fixés en empruntant parfois des voies à l’opposé de toute orthodoxie. Et n’oublions pas : un pilote ayant gagné trois titres mondiaux et 25 Grands Prix, surtout après être revenu des portes de la mort, peut pleinement revendiquer sa place dans le panthéon du sport automobile.

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CC5 Lauda.jpg

(1) Lorsque la nouvelle de son départ pour Brabham en 78 fut divulguée juste avant le Grand Prix d’Italie 1977, Lauda mesura à quel point ceux qui l’avaient idolâtré deux ans auparavant, pouvaient désormais le conspuer : en arrivant dans l’enceinte du parc de Monza, il entendit les mots « traître », « Autrichien » et d’autres bien plus crus encore, il se fit cracher dessus, et lorsqu’il voulut prendre la piste sur l’aéroport de Milan-Linate aux commandes de son jet personnel, le personnel de la tour de contrôle le fit poireauter pendant une heure en lui disant qu’en abandonnant l’Italie, « il en abandonnait également les privilèges » !

(2) Lors de son retour en 1982, il obtint de Ron Dennis et McLaren l’inédite somme de 2 millions de dollars « pour sa valeur publicitaire », et un dollar symbolique pour disputer la saison. Lorsqu’il renégocia son contrat pour 1983 avec en poche deux Grands Prix gagnés et une 5e place au championnat, il argua au même Dennis qu’un pilote ayant remporté deux Grands Prix valait beaucoup plus qu’un dollar, et que sa « valeur publicitaire » restait naturellement fixée à 2 millions de dollars ! Dennis fut forcé de remettre la main à la poche, tant il avait besoin de l’Autrichien pour la mise au point de la future voiture à moteur TAG/Porsche turbo. En 1984, il y eut « un tour pour l’âne et un tour pour le meunier » et, pour une fois, Lauda perdit : Ron Dennis l’informa qu’il serait « obligé » de baisser son salaire en 1985, en lui faisant comprendre qu’avec Prost désormais dans l’écurie, il était suffisamment armé pour l’avenir. Une autre de ses grandes victoires financières fut d’arracher en 1979 à Bernie Ecclestone la somme de 2 millions de dollars (déjà !) pour 1980. Bernie pourra finalement respirer puisque Niki décidera contre toute attente d’arrêter les frais en fin de saison, mais on vous en reparlera plus en détails prochainement.

(3) Réputé comme près de ses sous (lui-même le reconnaît avec humour), Niki Lauda sut sortir son chéquier pour assouvir sa seconde passion après la course : l’aviation. Fondée en 1979, Lauda Air subit le contrecoup de la deuxième crise pétrolière en 1980 ainsi que les coups de boutoirs de la compagnie nationale Austrian Airlines. Elle perdura néanmoins jusqu’en 2002 et l’éviction par ses actionnaires de son président, qui fonda en 2003 une nouvelle compagnie, Flyniki.

Légendes photos :

1- Lauda 1983 © Auto Motor und Sport
2- 1984, Prost et Lauda chez McLaren © LAT Photographic
3- 1979, Inauguration Lauda Air, Niki et Marlene Lauda © LAT Photographic
4- 1978, « With a little help from Parmalat » © Bettmann Corbis
5- Podium Portugal 1984, Ron Dennis Alain Prost & Niki Lauda © DR

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