1ère partie : L’imbécile apprend vite.
Au moment où nous célébrons le cru 1965 exceptionnel pour Jim Clark, rappelons-nous que cette même année un autre porteur de tartan débarquait dans la lumière du championnat du monde de Formule 1. Le jeune Jackie Stewart faisait des débuts fracassants dans la cour des grands sous le chapeautage de deux illustres parrains.
Pierre Ménard

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John Young Stewart ne pouvait pas rêver mieux pour ses débuts dans le grand bain en 1965 : les champions du monde 1962 et 1963 allaient veiller sur le gamin débarqué de sa Formule 3 où il avait quasiment tout raflé en 1964. Son coéquipier chez BRM, Graham Hill, s’attacherait à lui prodiguer les bons enseignements relatifs à la course. Leur nationalité commune cimenterait un parrainage naturel de la part de Jim Clark sur Jackie. La Formule 1 étant essentiellement anglaise, cette remarque prenait tout son sens pour un jeune espoir plongé dans un monde de stars. Bien que venant tous deux de l’autre côté du mur d’Hadrien, Jim et Jackie étaient différents.
L’idiot
Le plus âgé était un paysan, le plus jeune un mécanicien. À la tête d’une exploitation ovine à Chirnside dans le Berwickshire à l’est du pays, la famille Clark ne manquait de rien sans pour autant mener grand train. Les Stewart dirigeaient, eux, une florissante concession Jaguar à Dumbarton, à l’ouest de Glasgow. D’un côté une rude existence rurale sans plaisirs superflus, de l’autre un commerce citadin nanti d’une clientèle huppée. Leurs caractères les différenciaient également : Jimmy était timide et ne s’exprimait réellement qu’un volant en main, alors que Jackie avait une grande confiance en lui qui lui venait paradoxalement d’une infirmité alors non décelée.
« Stewart, vous êtes un idiot » ! lui avait un jour asséné un professeur en commentant des résultats scolaires, il est vrai, calamiteux. Finie l’école exécrée par le jeune Écossais, la seule solution pour s’en sortir était l’apprentissage dans le garage familial. Tout le monde l’ignorait à l’époque, à commencer par le principal intéressé : le cancre serait atteint d’une forme grave de dyslexie. Le conditionnel est ici de mise car ce n’est que bien des années après avoir raccroché son casque que fut diagnostiqué ce handicap chez celui qui conserva toute sa vie un sentiment de honte par rapport à cette infirmité : il dut faire avec durant toute sa carrière, évitant d’écrire en public et faisant semblant de lire un contrat ou un magazine.
Rencontres fructueuses

Dès ses débuts au garage Dumbuck, « l’idiot » était bien décidé à prouver toute sa valeur et la chance vint du côté d’un client fortuné : Barry Filer aimait disputer les épreuves locales au volant de ses voitures impeccablement préparées par ce gamin qu’il avait pris en affection. Cet engouement pour la course était par contre assez mal perçu par sa famille qui redoutait l’accident fatal, Barry n’étant pas réellement le grand champion qu’on pouvait imaginer. Il le comprit et décida de confier ses volants au jeune mécanicien qu’il était curieux de voir en action. Tout démarra ainsi pour Jackie Stewart, qui produisit immédiatement de belles prestations sur les autodromes de la région dans les Marcos, Aston Martin ou Jaguar que monsieur Filer mettait à sa disposition. Le test ultime eut lieu en 1962 sur le circuit d’Oulton Park dans le nord de l’Angleterre.
Barry Filer avait amené plusieurs de ses voitures sur ce tracé sélectif où brillaient les grandes stars de l’époque, les Brabham, Clark, Surtees, Hill ou Ireland. Sans complexe sur une piste encore froide des rigueurs de l’hiver finissant, Jackie signa des chronos impressionnants pour un débutant et se forgea sa conviction : il serait pilote de course, comme son frère aîné Jimmy qui avait dû mettre fin prématurément à sa carrière (1).
Jimmy avait notamment couru pour la célèbre Écurie Écosse qui s’intéressa tout naturellement au petit frère dès lors que celui-ci commença à faire parler de lui. Il y fut incorporé pour 1963 et y remporta quelques succès sur les Tojeiro préparées spécialement pour l’écurie (2). Ces exploits encore confidentiels n’allaient pour autant pas rester sans suite : un Anglais, ancien négociant en bois reconverti dans la course automobile, recherchait de jeunes espoirs pour sa nouvelle équipe en F3 britannique.

La stabilité plutôt que le prestige
En 1963, Jackie Stewart restait un amateur travaillant « normalement » la semaine et pilotant les week-ends. Mais la rencontre avec ce grand gaillard un peu brusque qui, lui aussi, avait été pilote tout en gérant son négoce de bois, allait modifier la donne : le programme F3 proposé pour 1964 exigeait une implication totale. Le jeune Écossais ne réfléchit pas longtemps et signa avec Ken Tyrrell un contrat qui aiguillerait sa carrière bien au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer.
La saison 1964 fut révélatrice de l’énorme potentiel de ce jeune pilote à la voix haut perchée et à la démarche sautillante : bien cornaqué par son boss qui lui appris le B-A-BA du métier, Stewart remporta sur sa Cooper-BMC sept des dix épreuves du championnat britannique, plus quatre épreuves européennes dont l’emblématique Grand Prix F3 de Monaco ! Personne ne voulant laisser passer une telle pépite, il devint rapidement l’objet de toutes les attentions. L’écurie Cooper de Formule 1 lui proposa un volant, relayée par rien moins que Colin Chapman qui lui offrit un test sur la Lotus 33 de Clark durant l’été à Brands Hatch (3). Normalement flatté, Jackie garda la tête froide et fit savoir aux uns et aux autres qu’il préférait terminer tranquillement son apprentissage et qu’il déciderait de son avenir en fin d’année.

Ce terme arriva et le frais champion de F3 dut faire le choix épineux qui orienterait sa carrière en Formule 1 : trois propositions alléchantes lui étaient offertes pour 1965, Cooper, Lotus et BRM. Les succès faisaient désormais partie du passé pour l’écurie de John Cooper qui ne présentait guère de garantie en matière de performances des voitures, sans parler de la pérennité de la maison mise en danger en cette fin 1964.
Lotus était certes la structure la plus prestigieuse, mais qu’en serait-il en position de numéro 2 aux côtés de l’incontournable Clark ? On avait vérifié la difficulté du statut les années précédentes avec Trevor Taylor ou Peter Arundell, totalement éclipsés par la lumière auréolant le champion écossais. BRM était une équipe stable avec un directeur technique compétent, Tony Rudd, et faire équipe avec Graham Hill représentait un supplément d’enseignement indispensable. Le choix de l’écurie de Bourne fut ainsi entériné par Jackie Stewart. Il ne s’était écoulé qu’un peu plus de deux ans depuis ses premiers tests sur circuit !

À suivre
Notes
(1) Plus âgé de huit ans que son jeune frère, Jimmy Stewart courut dans les années cinquante. Certains voyaient en lui une future vedette – il disputa le Grand Prix de Grande-Bretagne en 1953 sur une Cooper-Bristol de l’Écurie Écosse – mais un sérieux accident au Mans en 1954 lui fit abandonner tout espoir de gloire et rejoindre le garage familial.
(2) L’ingénieur John Tojeiro produisit des modèles sport à moteur central basé sur des Jaguar, AC ou Bristol. Ceux de l’Écurie Écosse restent les plus célèbres, les AC donnant par la suite l’idée à Carroll Shelby de développer ses fameuses AC Cobra. (3) Sans oublier deux courses en F2, à Charade et à Snetterton, avec respectivement une deuxième place et une victoire à la clé.