Denny Hulme – Le cœur brisé de l’Ours
4 octobre 1992, circuit du Mount Panorama à Bathurst : une BMW M3 jaune ralentit puis s’immobilise sur l’herbe mouillée, contre le rail. Les commissaires de piste accourent, mais c’est inutile. Dans la voiture, le cœur de Denny Hulme est immobile lui aussi. Il vient de capituler, vaincu par les épreuves successives, par la dernière surtout, quatre ans plus tôt.
Olivier Favre
Discret, peu disert et d’un abord pas toujours facile, Denny Hulme n’aimait pas qu’on l’embête. Il fuyait les médias et ne supportait pas les imbéciles. Comme les uns et les autres sont nombreux aux États-Unis, il n’est pas étonnant qu’il ait gagné là-bas son surnom : « The Bear », l’Ours. Un qualificatif qui, en plus, s’accordait parfaitement à son physique massif et costaud. Un ours, c’est du solide, ce n’est pas facile à émouvoir. De fait, la solidité de l’Ours Denny fut mise à rude épreuve pendant ses quinze premières années de compétition au cours desquelles le destin sembla prendre un malin plaisir à le frapper au cœur plus souvent qu’à son tour.
De George à Lorenzo
10 septembre 1960 à Roskilde au Danemark. Ce jour-là, George Lawton et Denis Hulme (1), les deux espoirs néo-zélandais envoyés en Europe se suivent au volant de leurs Cooper de Formule 2. Soudain Lawton perd le contrôle de sa voiture et est éjecté sous les yeux de Hulme. Ce dernier ne peut que constater le décès de son camarade. Une semaine plus tard à Snetterton, Hulme hérite du volant F1 que Ken Gregory avait proposé à Lawton et entame sa lente ascension vers les sommets.

Alors que bien d’autres pilotes disparaissent en cette époque de tous les dangers, Hulme évite les pièges et gravit les échelons. Jusqu’au jour de gloire à Monaco le 7 mai 1967. Sa première victoire en F1 lui ouvre le chemin du titre mondial. Mais sur le podium monégasque Denny ne peut se réjouir pleinement. A l’hôpital Princesse Grace, son adversaire n° 1 du jour, Lorenzo Bandini, a entamé une lutte sans espoir, qu’il perdra trois jours plus tard.

La perte de Bruce
Puis débute la période papaye de l’Ours, trois années de plénitude chez McLaren. En F1 où Denny Hulme est un coriace prétendant au podium (voire au titre, comme en 1968). Et en Can-Am où se joue à chaque course le « Bruce and Denny Show ». Jusqu’au 2 juin 1970 quand la sorcière aux dents vertes frappe à Goodwood (https://www.classiccourses.fr/non-classe/goodwood-motor-circuit-le-2-juin-1970/). Denny apprend la nouvelle par l’autoradio de sa voiture, au retour d’un rendez-vous chez le médecin pour ses mains rongées par le méthanol enflammé à Indy (https://www.classiccourses.fr/magazine/denis-hulme/). Lui qui a grandi dans une famille où on ne montre pas ses émotions, il fond en larmes. Alors que l’Ours souffre déjà dans sa chair, le voilà moralement anéanti par la perte de son compatriote, patron et ami.

Il songe à tout arrêter et à rentrer en Nouvelle-Zélande. Mais il se ressaisit et endosse le rôle de leader d’une équipe déboussolée par la perte de son fondateur. Avec au terme de la saison un 4e titre consécutif en Can-Am pour les Kiwis. Auparavant à Monza, la sorcière, omniprésente cette année-là, aura fait un macabre clin d’œil à Denny : devant lui une Lotus rouge et blanche tire à gauche pour aller s’enfoncer sous le rail. Sans qu’il le sache encore, l’Ours vient d’assister à la mort de Jochen Rindt.
François et Peter
L’écurie McLaren est sauvée et elle le doit pour une bonne part à Denny Hulme qui, avec un nouvel équipier, Peter Revson, poursuit sa moisson en Can-Am. En F1 l’Ours reste une valeur sûre, décrochant sa victoire annuelle. Mais il renâcle à présent à l’idée de chercher l’ultime centième (2) et dans son esprit l’idée de retraite fait son chemin. La mort de Cevert le 6 octobre 1973 est un premier jalon en ce sens. Puis, six mois plus tard à Kyalami, c’est au tour de Revson. Plusieurs pilotes stoppent pour dégager le corps de l’Américain de ce qu’il reste de la Shadow. Parmi eux Denny, accouru des stands en tenue de ville. Cette fois, c’est décidé : il se retirera à la fin de la saison.

Six mois plus tard arrive enfin le Grand Prix des États-Unis à Watkins Glen. Dès le 4e tour, le Cosworth de Denny rend l’âme. Ouf, il a atteint le terme de sa carrière en F1 comme il l’avait décidé, contrairement aux Courage, Rindt, Siffert, Cevert et tant d’autres. Quelques minutes plus tard, tout près de là, le jeune Autrichien Helmuth Koinigg perd la vie quand sa Surtees s’écrase contre le rail. Jusqu’au bout, la sorcière a tenu à montrer à Denny qu’elle était la plus forte.
Martin
Retraité, l’Ours retourne en Nouvelle-Zélande avec femme et enfants et s’installe au bord du lac Rotoiti. Là il entame, avec son look de grand-père dégarni alors qu’il a à peine 40 ans, une vie tranquille de bon voisin sur qui on peut compter. Sensible à son environnement, il aménage les abords du lac, s’y balade en bateau, récupère les engins agricoles qui rouillent dans les environs et les remet en état dans son garage. Mais c’est une vie bien routinière quand on a connu les ors et les affres de la F1.
Alors, Denny revient à la compétition, en catégorie Tourisme. D’abord « down under ». Puis en Europe où il s’adjuge le Tourist Trophy 1986 avec une Rover du TWR de Tom Walkinshaw. Hélas pour lui, la Sorcière ne l’avait pas oublié, elle attendait juste l’occasion de lui porter le coup fatal. Ce moment arrive le jour de Noël 1988, quand son fils Martin, 21 ans, se noie dans le lac Rotoiti à l’occasion d’un banal pique-nique réunissant toute la famille.

La fin de l’Ours
Le père de Denny, Clive Hulme, un héros de la Seconde Guerre Mondiale, était un « dur » qui ne montrait guère son affection à ses enfants. Peu expansif, Denny avait plus ou moins reproduit l’exemple paternel. Mais il commençait néanmoins à nouer un véritable lien d’adulte à adulte avec son fils, qu’il avait emmené assisté au GP d’Australie, quelques semaines plus tôt. La mort de Martin tua dans l’œuf cette relation naissante et fut pour Denny le coup de grâce.
Certes, il vécut, survécut plutôt, encore quatre ans. Mais la volonté de vivre n’était plus là. L’Ours se mit aux courses de camions, mais impossible de mettre à distance le chagrin qui le rongeait. Il passait de longs moments devant la tombe de son fils, abîmé dans ses tourments. Il ne faisait plus de sport et était de plus en plus essoufflé, sa santé se détériorait. Son mariage aussi. Il finit par retourner vivre avec sa mère.
Le 4 octobre 1992, quelques minutes avant de s’arrêter sur le bas-côté, Denny Hulme a prévenu par radio que sa vue se brouillait. Au stand on ne s’est pas inquiété pour autant. Les conditions atmosphériques étaient très difficiles et tout le monde savait que l’Ours détestait la pluie. En fait, c’était la fin, le palpitant de Denny était en train de rendre les armes. Il y a des limites à ce qu’un cœur, même celui d’un ours, peut endurer.

NOTES :
(1) Pour l’état civil, le prénom de Hulme était Denis. Mais nous utilisons ici Denny qui figurait sur le cockpit de ses voitures durant l’essentiel de sa carrière.
(2) Parmi tous les champions du monde de F1 depuis 1950, Denny Hulme est celui ayant décroché le moins de pole positions : une seule, à Kyalami en 1973.
Note réussie sur un personnage de la F1 d’antan. J’ignorais que sa fin de vie fût si triste.
Portrait intimiste…On est parfois surpris par des facettes que l’on ignoraient … Comme ce cœur meurtri dans ce corps de roc… Il est toujours intéressant d’en prendre connaissance comme l’on a appris par exemple en d’autres lieux que Jackie Stewart est un dyslexique profond . Voyez Olivier Favre que vos écrits ne sont pas vains !
L’intelligence très « artificielle » m’a sorti ignoraient avec nt et comme un âne j’ai cliqué.!..Donc ait
Ne jamais faire confiance aux robots. Rappelez-vous HAL…
prenez les 3 lettres suivant H , A et L et vous trouverez .
Il faut absolument compléter la lecture de cet excellent article par celui qu’avait écrit Patrice Vatan il y a 3 ans (« Denis Hulme », 15 juin 2020), à propos de cette course CanAm qui suit de quelques jours le décès de Bruce McLaren. J’ai toujours trouvé qu’il y avait un petit mystère Denny Hulme. En effet, à une époque où les médias commençaient à beaucoup s’intéresser à ce sport, et où la gestion de sa propre notoriété devenait un élément important du métier de coureur automobile, Denny Hulme fut peut-être le pilote automobile le moins « glamour » qu’on puisse imaginer. Pourtant,… Lire la suite »
L’avantage de la retraite et de la chaleur ( et non canicule ) , c’est qu’on a du temps libre pour replonger dans ses collections du second millénaire . Ainsi les nos d’autopassion des années 80 et 90 .En lisant les noms , on y trouve hors HOMMELL et QUESNEL ( directeur et DGA ) des personnes encore actives de nos jours :: Jacques VASSAL , Pierre MENARD .
Merci à vous , pasionnés d’automobiles .
Merci pour cet article sur Denny Hulme que j’ai photographié au départ du GP de France 1969 à Charade (voir photo).
Et aussi le récit de l’accident de Bruce McLaren.
Ours sans doute, mais Denis Hulme ne l’était pas toujours. Un jour, après un GP d’Afrique du Sud, je glanais quelques infos dans les stands, quand un mécano veut me virer de chez McLaren. « Non, pas lui, intime alors Hulme, il fait son travail! » Autre souvenir:quelques années plus tard, à Adelaïde, nous profitons d’un peu de temps libre, Alain Prost, Jean-Louis Moncet et moi, pour aller faire une petite balade coté mer. Et là, on tombe sur Hulme, seul, attablé à une terrasse de bistrot, en train de tranquillement siroter un rafraichissement. Il nous a accueillis avec un grand sourire,… Lire la suite »
Merci olivier Favre, merci Johnny, grâce à vous le temps s’est délicieusement suspendu ce matin à la lecture de ce merveilleux article sur la vie de Denny Hulme.
Grâce à vous il s’est produit une juste mise à jour de la mémoire d’un adolescent de 1967 qui considérait alors ce pilote néo-zélandais comme le simple fidèle équipier de Bruce mc laren , champion du monde par défaut, et déjà tellement moins flamboyant que son compatriote Chris Amon.
Sachez simplement que vous avez ce pouvoir, et qu’il est tellement agréable d’en subir les effets…
Merci
Merci à MM Favre et Rives pour leurs riches contributions. M. Rives, j’étais enfant mais déjà passionné à l’époque où D.Hulme courrait en F1. J’étais aussi fan de JPB… Auriez-vous des informations ou anecdotes inédites sur leurs réactions aux incidents qui les ont « opposés » aux GP du Canada 1971 (sortie de route de JPB – alors 3ème avec un tour d’avance – pour éviter l’accrochage, les conditions météo exécrables pouvant expliquer le malentendu) et de Monaco 1974 (accrochage au 1er tour dans la montée de Beau Rivage provoquant l’abandon de plusieurs pilotes) ? Les manoeuvres plus ou moins volontaires donnant… Lire la suite »
Comme vous le suggérez, cher Emile Danlepan, ces incidents – voire accidents – restaient aux yeux de tous des faits de course. Ce qu’ils devraient être encore de nos jours où les courses de vitesse sont excessivement « fliquées ». Ce qui est contraire à leur nature initiale. J’inclus évidemment dans ce terme de « fliqué » les ridicules observations concernant les lignes blanches délimitant les virages. Comme disait Jean-Pierre Beltoise dans ses recherches de la trajectoire parfaite: sur un circuit ça n’est pas un trait de peinture qui pourrait m’arrêter!
Cher Johnny Rives, je partage tout à fait votre avis (et celui de Jean-Pierre BELTOISE) sur ces stupides sanctions frappant les pilotes pour dépassement de limites de pistes, qui faussent totalement les résultats des essais et des courses comme on l’a vu récemment en Autriche et encore aujourd’hui en Hongrie.
Concernant Dennis HULME, je crois me souvenir qu’en 1972 et 1973 il avait pris Jody SCHECKTER alors débutant chez Mc Laren, sous son aile , ce qui avait valu le surnom de « l’ourson » au jeune sud africain .
Cette belle note d’Olivier ravive ma mémoire.Greeta et Denny Hulme dinent sagement à une table voisine de la nôtre ce samedi 12 aout 1972, l’ambiance est chaude mais bon enfant dans ce gatshaus de Knittelfed. A leur table Graham Hill et Mike Hailwood ont la tête de ceux prêt à dégoupiller, leurs regards discrets se dirigent plus vers le dos des serveuses accortes que vers leurs bras chargés de chopes de Gösser . Malgré les deux lascars le diner à cette table est calme et tranquille, la présence de Greeta y est probablement pour quelques choses. Denny Hulme n’alimente que… Lire la suite »
Merci Olivier. Vous qui doutiez il y a quelques temps, vous saurez que c’est pour ce genre de texte empathique que l’on est heureux de venir jeter un oeil ici. Fan de l’Ours – oui, il y en a, justement parce qu’il ne correspondait pas aux modèles dominants, et encore moins à ceux d’aujourd’hui – je connaissais une bonne partie des faits que vous alignez. Pourtant vous parvenez à dessiner le portrait d’un homme plus complexe qu’il y paraît et à nous rappeler l’appétit de vie fataliste qui caractérisait ce temps lointain. Comme vous, je me souviens de Hulme dans… Lire la suite »
Merci ferdinand (très bonne question en passant : le moule de ces mecs-là semble bien cassé …) et merci à tous pour vos commentaires. Oui, j’ai eu un petit coup de mou il y a quelque temps et ces remarques font du bien. Elles me donnent notamment un surcroît de motivation pour traiter les sujets que j’ai en tête pour la rentrée. A bientôt donc.