7 juillet 2016

Le chagrin de Ken Miles – 3e partie

 « And so ends my contribution to this bloody motor race »

Les problèmes de freinage de la GT40 n’étaient pas encore réglés quand Ken Miles s’élança derrière le “pace car pour le départ des 24 Heures de Daytona (1). Associé à Lloyd Ruby, grand spécialiste des anneaux de vitesse, il avait fait le meilleur temps aux essais, devant la Chaparral de Bonnier-Phil Hill. Il avait pris la tête dès le départ, et avait maintenu son avantage jusqu’au bout, cédant la première place un court instant à l’occasion des deux premiers arrêts aux stands. En définitive, ce fut un triomphe pour les GT40 Mark II, celles-ci occupant les trois premières places, loin devant la Ferrari de Rodriguez-Andretti engagée par le NART. Mais l’équipage Gurney-Grant, qui découvrait la voiture, avait pointé le bout de son nez. Gurney avait réalisé le meilleur tour en course, encore plus vite que Miles aux essais. A l’issue de la course, ces derniers avaient la voiture bien en main, et ils seraient de rudes adversaires lors des 12 Heures de Sebring au mois de mars.

René Fiévet

1ere partie : “It’s bloody awful”
2e partie : « you’d better win »…  
3e partie :  « And so ends my contribution to this bloody motor race »
4e partie : Epilogue

Photo de titre © (source : speedwaymedia.com)

Ken Miles (3) - photo 2Lloyd Ruby et Ken Miles, vainqueurs des 24 heures de Daytona (source : sportscardigest.com).

Aux 12 Heures de Sebring, l’équipage Gurney-Grant avait réalisé le meilleur temps aux essais. L’équipage Miles-Ruby était au volant d’une version Roadster de la GT40 (version ouverte), qui donnait toute satisfaction à ses deux pilotes. La course fut une longue lutte entre les deux voitures, Gurney et Grant maintenant tout au long un léger avantage sur leurs rivaux. Mais Miles ne désarmait pas : il voulait la victoire, et continuait de faire le forcing. A deux heures de la fin de la course, il était clair que la victoire était assurée pour Ford, qui occupait les trois premières places. Alors, consigne fut donnée aux voitures de maintenir leurs positions, “to take it easy. Mais Miles, qui était dans le même tour que la voiture de tête, ne l’entendait pas ainsi, et il fallait que Gurney lui résiste, rendant coup pour coup, pour maintenir son avantage. A un moment, Carroll Shelby montra un marteau pour signifier son mécontentement à l’égard du comportement de Ken Miles. Celui-ci lui répondit par un doigt d’honneur.

Lors du tout dernier tour, alors que tout le monde s’attendait à voir passer la voiture de Gurney, on vit soudain déboucher celle de Ken Miles. Gurney avait été victime d’un ennui mécanique, et Miles avait gagné. Lloyd Ruby était sous sa douche quand on vint lui annoncer qu’il était vainqueur (2). En dépit de la victoire, l’ambiance était lourde, et le soupçon se faisait jour que Ken Miles n’était pas un “team player. Pire encore, certains suggéraient que si Gurney avait dû abandonner au cours de ce dernier tour, c’est qu’il avait dû repousser les limites de sa voiture pour résister à la pression de Miles. Ken Miles n’en avait cure : il était aux anges, il avait gagné. Seule la victoire est jolie. Certes, il faisait bonne figure devant l’interviewer officiel de fin de course, et il versait des larmes de crocodile sur son infortuné rival « qui méritait tant la victoire ». Mais le fait était là : la Ford GT40 célébrait sa 4ème victoire (si on inclut Sebring 1965), et lors de chacune de ces victoires, Ken Miles était au volant de la voiture. L’interviewer demanda à Ken Miles quel était son prochain objectif. Ce dernier répondit tout de go : « Le Mans », sans qu’il juge nécessaire de développer sa pensée, tellement c’était évident (3). Leo Beebe, de son côté, restait silencieux. Il n’avait pas apprécié le comportement de Ken Miles. Il se chargerait, le moment venu, de lui rappeler que les intérêts supérieurs de la Ford Motor Company dépassent les rêves de gloire des pilotes qui conduisent ses voitures.

Ken Miles (3) - photo 3La Ford GT40 Roadster de Ken Miles aux 12 Heures de Sebring (source : sportscardigest).

Après Sebring, il fallut aller au Mans pour les essais préliminaires. Ken Miles, toujours aussi affuté, fut le plus performant de toutes les GT40, avec un tour en 3 minutes 36 secondes. Mais trois évènements marquèrent ces essais. Tout d’abord, l’absence des Ferrari officielles qui, pour la première fois, faisaient l’impasse sur ce rendez-vous du mois d’avril qui existait depuis 1959. Ce n’était pas forcément bon signe pour la suite. Ensuite, l’apparition d’une Ford expérimentale, modèle J, conduite par McLaren et Amon, à la forme impressionnante et intrigante, qui réussit tout de suite un temps canon de 3 minute 34 secondes 4. Enfin, et surtout, l’accident mortel de Walt Hansgen, sur la deuxième Ford GT40 Mark II de Shelby Motoring. C’était la première fois qu’un tel accident se produisait pour la GT40 engagée officiellement par Ford. Il semble bien que Walt Hansgen avait pris trop de risques, ou plutôt s’était laissé griser par les performances de sa voiture. Il pleuvait, et au lieu de ralentir sa voiture, il améliorait ses temps à chaque passage. Il avait fait de l’aquaplaning au bout de la ligne droite des stands, pour aller s’écraser sur les fascines qui bordent la piste de décélération. Il décéda des suites de ses blessures cinq jours plus tard. A Dearborn, le Comité Le Mans se réunit le mercredi suivant le drame. Un responsable présent au Mans durant le weekend fit un rapport indiquant que Carroll Smith avait signifié par deux fois à Hansgen de ralentir, et de ne pas aller plus vite que 3.50 au tour. Au contraire, celui-ci avait continué d’accélérer : 3.48.5, puis 3.46.8. Le tour suivant, c’était l’accident. Il conclut que la voiture n’était pas en cause. Le Comité passa au point suivant à l’ordre du jour.

Ford avait décidé de ne pas engager de voitures officielles pour les épreuves intermédiaires suivantes : les 1000 Km de Monza (course remportée par Surtees-Parkes sur la Ferrari P3), et les 1000 Km du Nurburgring (victoire de la Chaparral de Bonnier et Hill). De toute évidence, Ford et Ferrari s’évitaient avant la grande explication du mois de juin, sans doute pour mieux se préparer chacun de son côté pour la seule épreuve qui comptait.

Ce fut une armada, digne de celle de Philippe II d’Espagne, qui débarqua au Mans en ce mois de juin 1966. Pas moins de treize GT40, dont huit Mark II engagées sous les couleurs de trois équipes : Shelby Motoring (3 voitures), Holman-Moody (3 voitures) et Alan Mann (2 voitures). Cinq GT40 Mark I complétaient l’ensemble. Invincible armada ? Le sort de la course en déciderait, mais l’avantage du nombre penchait largement en faveur de Ford puisque Ferrari engageait seulement sept voitures. Mais celles-ci avaient toutes été préparées spécialement à Maranello pour l’occasion : deux Ferrari officielles 330 P3, et cinq autres (une 330 P3 et quatre 365 P2) engagées par des écuries privées.

Le moral était élevé chez Ford : Henry Ford II avait fait le déplacement pour assister à la victoire de ses voitures. Il avait été accueilli comme un chef d’Etat par les organisateurs, et il avait été choisi pour abaisser le drapeau donnant le signe de départ de la course. Surtout, les essais avaient à nouveau démontré la vitesse supérieure de GT40 sur les P3. Une seule inquiétude : le freinage, ce talon d’Achille de la Mark II qui n’avait jamais été complètement réglé. En désespoir de cause, Phil Remington avait mis au point un système de changement des plaquettes de frein ultra rapide. Pour ne pas être en reste, l’équipe concurrente d’Holman-Moody avait mis sur pied une procédure de changement des disques, ultra rapide également. Mais pour le reste, on était confiant dans la fiabilité de la voiture. Ken Miles était orphelin de son coéquipier Lloyd Ruby, qui se trouvait à l’hôpital soignant ses blessures consécutives à un accident d’avion. Il avait été remplacé par le solide néo-zélandais Denny Hulme, un choix que ne regretterait pas Ken Miles. En face, l’écurie Ferrari était au bord de la crise de nerf : le feu couvait depuis longtemps entre Dragoni et Surtees, et celui-ci avait finalement claqué la porte, la veille de la course. Il serait remplacé par Scarfiotti. Perdre son meilleur pilote à la veille d’une telle confrontation n’était pas de bon augure pour la marque italienne.

Chez Ford, le briefing d’avant course avait clairement établi les règles, ainsi que les rôles de chacun : de bout en bout, ce serait une course d’équipe, avait indiqué John Cowley, l’adjoint de Leo Beebe. Il s’agissait d’épuiser les Ferrari dans une course poursuite avec des voitures plus rapides, tout en adoptant une approche graduelle. En conséquence de quoi, l’équipage Gurney-Grant, le plus rapide aux essais, jouerait le rôle du lièvre, avec une moyenne de 3.37-3.38 au tour ; puis l’équipage Miles-Hulme tournerait deux secondes moins vite ; enfin l’équipage McLaren-Amon, encore deux secondes moins vite. Evidemment, et comme il se doit, les choses se passèrent différemment.

Ken Miles (3) - photo 4Que le meilleur perde ! Le résultat des 24 heures du Mans 1966 s’est joué dès le départ. L’équipage Miles-Hulme (numéro 1), plus performant aux essais, est positionné deux places devant l’équipage McLaren-Amon (numéro 2). Douze mètres les séparent, qui seront décomptés à l’arrivée (source : Art Evans, Ken Miles).

Tout d’abord, Ken Miles rata complètement son départ. Dans sa précipitation, son casque heurta si fort le montant de la porte d’ouverture du cockpit de la voiture qu’il ne put plus la refermer. Il partit, en tenant la porte à la main, et s’arrêta au stand dès le premier tour, à la grande inquiétude des dirigeants de Ford. La réparation fut effectuée, et Ken Miles repartit, le mors aux dents, après avoir accumulé un retard substantiel. Mais le problème le plus important concernait l’équipage McLaren-Amon. Laissons ici la parole à Chris Amon : « Bruce et moi, nous étions sous contrat avec Firestone, alors que toutes les autres GT40 étaient chaussées de pneus Goodyear. Au départ, on avait mis des pneus intermédiaires en raison de la pluie, mais quand la chaussée s’était mise à sécher des morceaux de pneus se détachaient. Ils partaient en lambeaux dans la ligne droite des Hunaudières. Après une heure trente de course, Bruce avait déjà procédé à deux changements de train de pneus. Lors du dernier changement, il me dit de prendre le volant tandis qu’il allait essayer de régler le problème. Peu de temps après, on me demanda de revenir au stand et on me dit qu’on allait chausser des Goodyear. Bruce avait dit aux gens de Firestone : “ou bien on se retire, ou bien on met des Goodyear”. Après que le changement fut effectué, il me dit : “We are well behind : go like hell.” » (4)

Un des résultats de ce début de course aux multiples imprévus fut que celle-ci se déroula à un rythme infernal, largement supérieur à ce qui avait été prévu. Alors que Gurney, dans un premier temps, suivait le rythme qui lui avait été prescrit, Ken Miles, tout à sa poursuite, battait plusieurs fois le record du tour : 3.34 d’abord, puis 3.31.9, revenant à la troisième place au bout d’une heure de course. Mais Gurney, informé par son stand, répliqua avec un tour en 3.30.6, histoire de montrer qui était le vrai patron. Interrogé par la chaîne américaine ABC, Phil Hill, pilote de la Chaparral (alors en 10ème position), fort de son expérience de la course, rendit son verdict : « le rythme est exceptionnel. Avant que tout cela ne se termine, on verra un grand nombre de voitures qui ne seront plus en course ».

Les Ferrari n’étaient pas loin, et surprise, à un moment donné, au début de la nuit, l’une d’entre elles (équipage Ginther-Rodriguez) avait pris la tête de la course, profitant notamment d’un long arrêt aux stands de Ken Miles pour changer les plaquettes de freins. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Alors qu’il pleuvait et que la nuit était tombée, Ken Miles alignait des tours en 3.39, soit plus vite que le rythme qui lui avait été prescrit en début de course. On lui montra le panneau EZ (easy), mais il ne ralentit pas. Et puis, dans le milieu de la nuit, peu après minuit, ce fut la débandade pour les Ferrari : les unes après les autres, pour des raisons diverses, elles quittèrent la course, sauf celle de Bandini-Guichet, loin derrière. Au petit matin, il n’y avait plus que les Ford, occupant les trois premières places. Ordre fut donné aux pilotes de Ford de ralentir leur rythme : Miles était en tête, suivi de Gurney, puis McLaren. En principe, les positions étaient figées, et seuls les problèmes mécaniques pourraient changer cet ordre.

Au lever du jour, Ken Miles s’arrêta longuement pour réparer ses freins. La voiture de Gurney-Grant reprit le commandement, apparemment de façon définitive. Mais en fin de matinée, c’en était fini pour eux : fuite de radiateur. Ken Miles et Denny Hulme reprirent le commandement, avec environ un tour d’avance sur la voiture de Amon-McLaren.

A ce moment, la course était jouée en faveur de l’équipage Miles-Hulme. Amon et McLaren étaient environ trois minutes derrière. Un gouffre, avec des pilotes d’un tel niveau : si McLaren et Amon décidaient de refaire leur retard, ce serait un jeu d’enfant pour Miles et Hulme, bien renseignés par leur stand, de maintenir l’écart. De toutes les façons, McLaren et Amon, tenus par les impératifs de la course d’équipe, ne pouvaient pas se permettre d’engager une bataille à couteaux tirés.

C’est alors que la politique intervint. Car à force de laisser les gens à ne rien faire dans les stands, à attendre la fin d’une course qui n’en finit plus de se terminer, ceux-ci finissent par remuer des idées dans leur cerveau. Et surtout, ils se projettent dans l’avenir. Comment faire une belle fin, un triomphe pour la Ford Motor Company, devant les caméras de télévision du monde entier ? Et surtout faire plaisir au Deuce qui avait fait le déplacement ? Il est possible ici de reconstituer le cours des évènements qui vont suivre, et dont on parle encore cinquante ans après (5). Il semble bien que tout commença par Carroll Shelby, qui s’adressa à Leo Beebe : « Cela fait maintenant plusieurs heures que Ken mène la course. En principe, la victoire est pour lui. Comment voyez-vous la suite, Leo ? » Beebe réfléchit un moment : « je ne sais pas, mais j’aimerais bien voir les trois voitures passer la ligne ensemble. » Belle et intéressante proposition, pensa Shelby : pourquoi, en effet, ne pas organiser une arrivée ex-aequo pour les deux voitures de tête. « Très bien, on fait comme ça. », répondit Shelby qui ne sembla pas prendre le temps de la réflexion ni de mesurer toutes les conséquences de cette décision.

Tout de suite Leo Beebe demanda à Bill Reiber, le dirigeant de Ford France, de prendre l’attache des dirigeants de l’ACO pour voir si une arrivée ex-aequo pouvait être arrangée. Cela n’était jamais arrivé jusqu’à présent dans une course comme Le Mans. Reiber alla aux renseignements, et revint avec la bonne nouvelle : « Leo, les officiels nous disent que si c’est ce que nous voulons, ils pourront arranger cela. Ils coopèreront avec vous » Beebe alla derechef en parler à Henry Ford II, qui trouva l’idée excellente : plus on parlait de la victoire de Ford, et moins on mettait en avant les pilotes, mieux c’était.

Ken Miles (3) - photo 5Cette photographie est un document. Dernier relai pour la Ford numéro 1. Il est aux environs de 15 heures et Hulme passe le volant à Ken Miles. Les deux hommes ont l’air détendus et confiants. Mais on voit une main se poser sur l’épaule gauche de Ken Miles : Carroll Shelby a quelque chose à lui dire… (source : Dave Friedman, Shelby GT40).

McLaren fut informé, et il trouva l’idée excellente, lui aussi. On comprend pourquoi : il avait course perdue, et on lui proposait maintenant de partager la victoire. La conjuration avait pris forme. Il fallait maintenant informer Miles et Hulme. A 15 heures exactement, Hulme s’arrêta pour laisser le dernier relai à Miles. Les deux hommes étaient tranquillement accoudés sur le rebord des stands, confiants dans la victoire qui se profilait pour eux, quand la main gauche de Shelby se posa sur l’épaule de Miles. Miles écouta ce que lui disait Shelby, regardant fixement le sol au travers de ses lunettes de soleil, dans cette attitude d’immobilité absolue qui caractérise ces moments où les paroles que l’on entend pèsent des tonnes.

Il y eut plusieurs témoins de cette scène. Le témoignage le plus précis nous vient de Joan Collins, un mécanicien de l’équipe : « après que Carroll Shelby lui eut parlé, j’entendit Ken dire d’une voix forte : “and so ends my contribution to this bloody motor race, et je le vis jeter de rage ses lunettes de soleil au travers du stand. » Carroll Smith était présent aussi : « Je voyais bien que quelque chose était en train de se discuter à propos de l’arrivée. Mais je ne savais pas quoi précisément. Je n’avais pas été informé. Nous voulions tous que Ken gagne au Mans, après ses succès à Daytona et à Sebring. Je ne savais pas ce qu’on lui avait dit, mais je voyais bien qu’il était mécontent quand il se dirigea vers la voiture pour son dernier relai. Je me suis penché vers lui, et je lui ai dit : “Ecoute, je ne sais pas ce qu’ils t’ont dit, mais si tu veux mon avis, tu ne vas te faire virer de chez Ford parce que tu auras remporté les 24 Heures du Mans… » (6).

« Ici prend fin ma contribution à cette course automobile ». Il y a quelque chose de majestueux, de souverain, dans ces paroles de Ken Miles, pleines de hauteur, totalement exemptes de vulgarité ou grossièreté. C’est la réaction hautaine, teintée de mépris, du pilote qui porte les valeurs de la course au-dessus de tout : outrage à coureur automobile dans l’exercice de ses fonctions ! Pourquoi ne pas laisser la course entre pilotes livrer sa vérité puisque, de toute façon, la victoire du constructeur, le triomphe de Ford, ne fait plus de doute. Course d’équipe ? Course d’équipe certes, quand il s’agit de battre les Ferrari. Mais une fois que les Ferrari ont été battues, il ne s’agit plus que de laisser la course aller à son terme, et rendre son verdict. Pourquoi mêler les torchons de la communication avec les serviettes de la compétition ? Pourquoi cette mascarade ? Par ces paroles, Ken Miles signifiait que ce qui venait d’être décidé en haut lieu ne le concernait plus en tant que coureur automobile.

Tempête sous un casque. Ken Miles, furieux, s’engouffra dans sa voiture, et quitta les stands sous les regards inquiets de l’état-major de Ford. On connaissait Ken Miles, son caractère difficile, et il avait déjà montré qu’il ne se sentait pas forcément lié par les consignes qui lui venaient des stands. Les responsables de Ford virent passer la voiture une première fois : rien à signaler. Puis ils attendirent le passage suivant, l’œil fixé sur le chronomètre. Ils furent rassurés : Ken Miles avait sensiblement réduit son allure, roulant 10 secondes moins vite au tour que McLaren. Peu de temps après, ce dernier avait complètement refait son retard, et les deux voitures roulaient de concert vers l’arrivée.

Ken Miles (3) - photo 6Au moment où Jacques Loste abaisse son drapeau, 8 mètres séparent l’avant de la voiture numéro 2 de l’avant de la voiture numéro 1. Le compte est bon : en 24 heures, l’équipage McLaren-Amon aura parcouru 20 mètres de plus que l’équipage Miles-Hulme. C’est ce qu’indiquera le classement officiel de l’ACO (source : Dave Friedman, Shelby GT40).

C’est alors que les organisateurs vinrent informer les dirigeants de Ford que les choses ne se passeraient pas exactement comme ils l’avaient envisagé. Certes, on leur avait bien dit qu’ils ne voyaient aucun inconvénient à ce que les deux voitures passent ensemble la ligne d’arrivée, mais en cas de « blanket finish », il n’y aurait pas de vainqueurs ex aequo, pour des raisons strictement arithmétiques : serait déclarée victorieuse la voiture qui aurait accompli la plus longue distance. En d’autres termes, si les voitures arrivaient ensemble, côte à côte, celle de McLaren Amon serait déclarée victorieuse car elle avait pris le départ douze mètres derrière celle de Miles-Hulme. Dans l’état-major de Ford, ce fut la consternation. Et il faut bien leur reconnaître le bénéfice de la bonne foi : comment auraient-ils pu imaginer un règlement aussi stupide, qui pénalise la voiture qui a fait un meilleur temps aux essais ? Ne venait-on pas de leur dire que cette affaire ne posait aucun problème ? Mais que faire ? Faire revenir au stand McLaren pour lui indiquer de laisser filer Miles malgré tout ? Ce n’était même pas envisageable. Le coup était parti, on ne pouvait plus rien arrêter. Avec le recul, on reste confondu devant l’esprit obtus des dirigeants de l’ACO, incapables de prendre en compte le contexte particulier de cette fin de course, et surtout les réalités humaines les plus élémentaires (7). Les personnes présentes dans les stands – les responsables d’équipe, les mécaniciens, et surtout les deux pilotes, Amon et Hulme – ne furent pas informées de ce coup de théâtre.

Le reste est maintenant bien connu, et les images abondent sur cette fin de course où on voit les trois Ford passer groupées la ligne d’arrivée (8). A coup sûr, Ken Miles ignore tout de ce règlement, mais il fulmine néanmoins, il ne décolère pas : partager la victoire, alors que celle-ci lui était acquise, lui est insupportable. Mais il ne sait pas encore que le pire est à venir. Loin de se douter de ce qui va se passer, il va même laisser McLaren passer la ligne en premier, quelques mètres devant lui, histoire de montrer que cette course ne le concerne plus, que tout ceci n’est qu’une mascarade. Ultime réaction de mauvaise humeur, sans doute. Il n’est pas difficile d’imaginer ce que Miles a en tête en laissant McLaren franchir la ligne en premier : « tu veux ta part de gloire, tu veux partager la victoire, eh bien, vas-y petit, montre-toi, passe la ligne en premier, pour les photographes, pour le plaisir des yeux » semble-t-il dire à Bruce McLaren.

Ken Miles (3) - photo 7Tandis que la Ford numéro 2 a été amenée au pied du podium (que l’on devine au fond, sous les panneaux IBM), la Ford numéro 1 reste seule à l’écart, abandonnée de tous ou presque. Les officiels ont refusé que la voiture soit associée à la victoire. (source : Dave Friedman, Shelby GT40)

Comme toujours, une fois la ligne d’arrivée franchie, le coéquipier qui ne conduisait pas rejoint la voiture, monte à côté du pilote ou s’agrippe sur le rebord, et salue la foule, pour le petit tour d’honneur sur le chemin en terre qui longe la tribune officielle en face des stands, C’est ce que firent Amon et Hulme. Il existe une photo où on voit Denny Hulme, rayonnant, ne se doutant de rien, saluant la foule. Probablement, contrairement à Ken Miles, ne voit-il pas trop d’inconvénient à partager la victoire avec ses compères néo-zélandais qui sont aussi ses amis. Du moins fait-il contre mauvaise fortune bon cœur. Une fois le petit tour d’honneur effectué, les mécaniciens se précipitent et entourent la voiture. L’un d’entre eux, Charly Agapiou, vieux compère de Ken Miles sur les circuits californiens, raconte : « on pensait qu’on avait gagné, et on dirigeait la voiture vers la tribune quand soudain les officiels nous arrêtèrent : nous n’avions rien à y faire, nous avions fini second. Ken était au volant de la voiture, et il me dit : “I think I’ve been fucked” » (9).

Ken Miles (3) - photo 8Le champagne est amer pour Denny Hulme et Ken Miles, et leur visage en dit long sur l’étendue de leur déception. A gauche, Bruce McLaren a l’air désolé, tandis que Chris Amon, à droite, semble s’excuser. Madame Henry Ford II discute avec l’anglais Colin Davis qui a remporté la catégorie 2 Litres sur une Porsche 906, avec son coéquipier Siffert. Déjà vu aux 24 Heures de Daytona (voir plus haut) on remarque à nouveau le « duffle coat » de Miles, toujours aussi averse à toute forme d’élégance vestimentaire (source : blog.quartoknows.com).

Cette dégradation dans le classement de l’épreuve le fut aussi dans l’ordre protocolaire et symbolique. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne fit pas semblant. Les dirigeants de l’ACO sont ainsi faits : ce sont des gens intègres, qui ne savent pas tricher. McLaren et Amon furent traités comme les seuls vainqueurs, avec bouquets de fleurs, et surtout force photographies sur le podium avec le Deuce et Madame. Puis, Henri Ford II quitta le podium, et c’est seulement après qu’on y convia Miles et Hulme. Néanmoins, madame Ford était restée, comme si une présence féminine était requise pour mieux panser les plaies des deux vaincus. Nul besoin de décrire la scène : la photographie montrée ci-dessus dit tout du terrible moment de solitude de ces deux hommes. On laissera le dernier mot à Denny Hulme, avec ses paroles simples, tirées du langage populaire : « we wuz robbed », dit-il, quelques jours plus tard, au journaliste John Horsman qui l’interrogeait (10).

A suivre :

4ème partie : Epilogue

Notes  :

(1) C’était la première fois que la course de Daytona se déroulait sur 24 heures.

(2) Source: Preston Lerner, Ford GT: How Ford Silenced the Critics, Humbled Ferrari and Conquered Le Mans, Motorbooks International, 2015, page 125.

(3) Il existe sur Youtube un documentaire sur les 12 Heures de Sebring 1966, ou on peut voir cet interview de Ken Miles à l’arrivée. A ma connaissance, c’est le seul document existant où on peut entendre la voix de Ken Miles (https://www.youtube.com/watch?v=pObRIh8-rO4).

(4) Source : revue Vintage Motor Sport, Sept-Oct. 2010.

(5) Le récit qui suit est directement inspiré du livre de J. A. Baime, déjà cité :  A. J. Baime, Go like Hell: Ford, Ferrari, and their battle for speed and glory at Le Mans, First Mariner Books, Houghton Mifflin Harcourt, Boston-New York, 2010, pages 239 et suivantes.

(6) Source : Dave Friedman, Shelby GT40, Motorbooks, MBI Publishing Company, MN, 1995, page 112.

(7) A la décharge des organisateurs du Mans, il faut bien reconnaître que la notion même d’arrivée ex-aequo est totalement absente dans le sport automobile. C’est toujours le meilleur qui doit gagner, du moins en principe. Ce qui ne fait que renforcer la responsabilité de Carroll Shelby dans cette affaire : contrairement à Leo Beebe, c’était un ancien coureur automobile, et il savait bien que cette notion était absurde du point de vue de l’éthique de ce sport.

(8) La troisième Ford était la Mark II de Bucknum-Hutcherson, de l’écurie Holman-Moody, avec douze tours de retard.

(9) Source : Dave Friedman, op. cit., page 114.

(10) « On a été volés » (source : Preston Lerner, op. cit., page 159).

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