2 février 2017

La fabuleuse ascension de Bernie Ecclestone.

Quoi qu’on puisse penser du bonhomme, il est sûr que la nouvelle du débarquement de Bernie Ecclestone par le triumvirat de Liberty Media, la société qui contrôle désormais la Formule 1, a fait l’effet d’une bombe. La petite silhouette du controversé « Mister E », connu aussi comme le « Supremo », était devenue indissociable du paysage des circuits depuis quarante-cinq ans. Il faudra désormais faire sans cet homme dont l’inextinguible soif de pouvoir, plus que celle de l’argent ou du sport, a guidé ses pas depuis le rachat de l’écurie Brabham fin 1971.

Pierre Ménard

CC1 Ecclestone

« Il est sûr que Bernie a toujours fait les choses pour de l’argent ». Ainsi parlait Gordon Murray lors d’une longue interview qu’il m’avait accordée en 2001 dans son bureau chez McLaren à Woking. On pourrait ajouter que si l’argent était important pour ce joueur qu’a toujours été Bernie Ecclestone, le pouvoir l’était certainement encore plus. Et l’un amenait l’autre. Mais le plus important pour saisir la pleine dimension de ce personnage hors-normes était que le sport automobile passait certainement au troisième rang derrière ces deux notions évoquées. L’argent a guidé son ascension fulgurante qui n’avait d’autre but que de lui offrir la jouissance ultime de tout réguler à sa manière dans un sport qu’il aimait.

Bernie aurait aussi bien pu investir dans le foot, très lucratif au Royaume-Uni. Par ailleurs, il l’a fait à une époque récente où il pouvait se le permettre en devenant copropriétaire avec Flavio Briatore (un autre « personnage », plus flambeur que joueur) du club londonien des Queens Park Rangers. Mais dans les années soixante, le football avait des structures déjà très établies et des gens puissants en place, là où la Formule 1 pataugeait encore allègrement dans l’amateurisme le plus complet. Le champ d’action était dès lors tout désigné pour le petit homme au regard acéré et à l’esprit vif. Il allait s’y implanter progressivement mais fermement pour ensuite en prendre toutes les commandes.

Après avoir tâté de la course automobile dans les années cinquante et s’être occupé de Stuart Lewis-Evans, Ecclestone disparut des circuits à la mort de ce dernier en 1958 et ne réapparut que dix ans plus tard, nanti d’un sacré matelas de livres sterling prêtes à être investies au bon endroit et au bon moment. Ce matelas fit d’ailleurs jaser tant sa provenance paraissait en partie… sujette à questions. Certains esprits mal intentionnés (ça va de soi) sous-entendirent en effet que ces livres sterling auraient bien pu être les petites de celles dérobées quelques années plus tôt dans la célèbre affaire du train postal Glasgow-Londres. N’éludant en rien la question lorsque fut amenée la rumeur sur le tapis à plusieurs reprises, Ecclestone répéta avec son humour corrosif que « franchement, c’était mesquin : il n’y avait pas assez d’argent dans ce train ; s’il avait été dans le coup, il aurait fait beaucoup mieux » ! Plus sérieusement, et officiellement, Ecclestone fit fortune dans une affaire de négoce de motos (Compton & Ecclestone Ltd) ainsi que dans l’immobilier. Après s’être occupé à l’orée des années soixante-dix des affaires de Jochen Rindt et Pedro Rodriguez, il réalisa qu’il lui fallait passer à la vitesse supérieure : avoir sa propre écurie. Lorsqu’il s’occupait de Rindt, alors chez Brabham avant de passer chez Lotus, il eut naturellement des contacts avec Jack Brabham et son associé Ron Tauranac. C’est avec ce dernier qu’il allait traiter la première grande affaire de sa vie à 300 à l’heure.

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En 1971, Tauranac était devenu le patron chez Brabham après que Jack lui avait vendu toutes ses parts fin 1969. Mais c’était un patron désabusé, nostalgique du « bon vieux temps », qui se reconnaissait de moins en moins dans le virage technologique et commercial qu’était en train de négocier la F1. Ça tombait bien, Bernie avait l’intention, lui, de tout changer. Une anecdote révèle assez bien cet état de fait : lors d’un tour du propriétaire, Tauranac présenta le personnel (très restreint à cette époque, une petite douzaine d’employés en tout et pour tout) de l’usine à Bernie et, en lui parlant d’un jeune ingénieur sud-africain fraîchement recruté, lui signala qu’il pouvait le virer, mais qu’il fallait qu’il garde les autres. « J’ai donc gardé Gordon et je me suis débarrassé des autres » s’amusait quelques années plus tard Ecclestone en racontant l’anecdote au journaliste anglais Alan Henry. Pour lui, la Formule 1 de Jack et Ron appartenait au passé, il fallait entrer de plein pied dans l’ère de la modernité. Mais ce qui fut paradoxalement surprenant dans cette nouvelle épopée Brabham aux hautes aspirations fut que les budgets restèrent extraordinairement serrés au point de mettre en péril la compétitivité de l’écurie.

CC2 Ecclestone

Murray me l’avait expliqué : Ecclestone refusait de payer plus que le minimum pour faire fonctionner l’écurie. Le jeune directeur technique (en 1973, il n’avait que 27 ans !) devait tout faire par lui-même : « J’avais quatre personne sous mes ordres et Bernie m’a dit : ‘C’est toi le patron, alors je les vire’ » ! Il dut attendre 1976 pour qu’enfin son patron à lui consente à lui allouer un assistant, David North. Brabham n’était qu’un outil pour Bernie pour assoir son pouvoir sur toute la Formule 1. Son énergie – et une partie de son argent – passait surtout à fédérer les autres patrons d’écurie dans son nouveau projet de syndicat des constructeurs (qui allait devenir la fameuse Formula One Constructors Association, ou FOCA) face au pouvoir qu’il jugeait exorbitant de la CSI devenue FISA (Fédération Internationale du Sport Automobile). Ces pairs, qu’il allait faire passer en quelques années du statut de propriétaires d’écuries correctement rétribués à celui de millionnaires (et lui en premier), étaient ses soutiens les plus fidèles, et les plus indispensables à son ascension programmée. L’épisode de la fameuse Brabham « aspirateur » en 1978 où le « Supremo » vit la menace d’une rébellion interne est à cet égard totalement révélateur de son état d’esprit, comme me l’avait appris Gordon Murray.

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Avec cette BT46B « fan car » (ventilateur) qui enleva avec une aisance hautaine le Grand Prix de Suède 1978, Murray avait conçu une arme diabolique qui allait reléguer la nouvelle Lotus 78 à effet de sol au rang de vieillerie à peine née. Terrifié, Chapman, avec tous les autres derrière, poussait pour faire interdire la voiture, arguant qu’elle était illégale. Murray et Ecclestone prétendirent évidemment le contraire, chiffres à l’appui ; des inspecteurs de la CSI vinrent chez Brabham faire des mesures et le verdict tomba : la BT46B était bel et bien légale. Et fut donc autorisée à continuer de courir ! Murray était aux anges : « Fantastique ! Le championnat est à nous. Personne ne va nous battre, avec cette auto, les gars peuvent même rouler au plafond ». Le problème vint quelques jours plus tard lorsque Chapman et les autres team managers firent comprendre sans ambages à Ecclestone que s’il engageait à nouveau cette voiture, ils se retireraient tous de la FOCA ! Murray : « Bernie vint me voir et me dit : ‘Je vais te demander un gros sacrifice : tu sais combien je dépense d’énergie à diriger ce groupe. Ils m’ont demandé de retirer la voiture. – Mince, essaye d’obtenir un délai, quelques courses, le temps de gagner quelques Grands Prix, après on sera à l’abri’ ! Alors, il est retourné négocier et obtint deux courses encore, ce qui me semblait un bon compromis. Donc, on arrive la fois suivante avec la voiture-ventilateur. Là, ils se sont réunis à nouveau, puis ont dit à Bernie : « On a réfléchi, on ne veut plus de cette auto ». Bernie a pensé avant tout à ses intérêts politiques et on a retiré la voiture ».

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Voilà comment Bernie Ecclestone a préféré perdre un championnat après lequel il courait depuis six ans pour conserver son pouvoir en devenir. Voilà comment il a placé son envie de devenir l’homme le plus puissant des circuits devant celle de faire gagner ses voitures sur la piste. Cette anecdote explique en partie l’immense désir de pouvoir de celui qu’on allait bientôt surnommer « Mister E » tant sa puissance pouvait parfois inquiéter, voire faire peur. Avec Murray, Brabham était entre de bonnes mains. L’arrivée de sponsors importants comme Martini, puis Parmalat, autorisa l’ingénieur à développer des monoplaces maîtrisées, et la venue de Nelson Piquet dans l’écurie permit de concrétiser les espoirs nés quelques dix ans auparavant. Mais il est à noter que, si Piquet fut par deux fois champion du monde, l’écurie Brabham « post Jack » ne le fut, elle, jamais. La faute certainement à des coéquipiers pas assez compétitifs, le salaire du Brésilien proscrivant un deuxième top-driver dans le budget global de l’écurie. Mais au fond, Bernie Ecclestone en avait-il cure ? Pas sûr.

CC4 Ecclestone

Son « jouet » l’intéressait de moins en moins. En 1981, il avait signé avec le président de la FISA Jean-Marie Balestre les fameux Accords Concorde au terme d’une guerre FISA-FOCA de deux ans qui faillit faire voler la F1 en éclats. Accords qui lui donnaient les pleins pouvoirs sur la gestion des droits et la commercialisation du produit « Formule 1 », ce qu’il désirait par-dessus tout. Bernie se débarrassa en 1987 de son encombrante écurie qu’il avait laissé péricliter et se consacra à temps plein à son job de grand ordonnateur de la Formule 1. En quelques années et au travers d’un puzzle incroyablement complexe de sociétés rachetées et revendues, le petit Anglais grimaçant à l’éternelle chemise blanche et à la coupe de cheveux inchangée devint l’homme le plus puissant de la galaxie des circuits… et le plus riche. Mais l’argent ne fut qu’une conséquence logique de son pouvoir : la faculté de diriger dans les moindres détails cet immense empire politico-sportif était un moteur bien plus exaltant, même si le faire depuis des salons dorés était certainement plus agréable que les caravanes pourries qui servaient de motor-homes au début des années soixante.

Légendes Photos

1- GP D’Afrique du Sud 1972, le nouveau boss de Brabham  © DR
2- Réunion des team managers en 1975 sous la houlette de Bernie © DR
3- GP de Grande-Bretagne 1984 Ecclestone Murray et Piquet © Geoffrey Goddard

 

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