A l’heure où le moindre dollar de perdu constitue un drame insupportable dans le monde du sport automobile – et pas que dans celui du sport automobile – il est agréable de se rappeler qu’à une époque maintenant assez lointaine, de doux dingues couraient pour le seul plaisir de piloter une voiture improbable au milieu des héros d’alors. Disparu il y a cinquante ans, le comte néerlandais Carel Godin de Beaufort n’a jamais ménagé sa peine ni boudé son plaisir dans les fonds de grille.
Pierre Ménard
Imaginez, non mais imaginez un peu un passionné super sympa et ne doutant de rien acheter tout seul une Virgin de Formule 1 (au hasard) datant de 2011 pour s’inscrire au championnat du monde 2014 (en admettant que le nouveau règlement l’y autorise, mais on ne va pas chipoter) dans le seul but d’avoir le bonheur de rouler aux côtés des Vettel, Alonso et consort, pour finalement – et quasi-invariablement – terminer bon dernier. Aussi improbable que le Brésil encaissant sept buts en demie de coupe du monde, vous me direz ! Au début des années soixante, c’était encore possible. Et Carel Godin de Beaufort fut certainement le pilote indépendant le plus désintéressé de tous, car il ne courait que pour le pur plaisir de participer, peu importait le résultat.
Le grand aristocrate hollandais ne fut pas le premier – ni le dernier – à rouler sous sa propre bannière. Jusqu’à l’extinction définitive dans la toute fin des années 70 de cette race complètement à part, ils furent même nombreux à tenter la grande aventure avec les petits moyens qui étaient les leurs. Mais tous, ou presque, visaient avec un optimisme parfois sidérant l’éventuel bon résultat qui leur apporterait les billets verts supplémentaires prometteurs de meilleur matériel et de plus riches heures sur les pistes. Carel Godin de Beaufort, non. De l’argent, il en avait, beaucoup. De par son extraction nobiliaire, il pouvait se permettre de disputer une saison entière de Formule 1 sans se soucier du lendemain, même s’il acceptait
bien volontiers les primes de départ, et parfois d’arrivée, qui mettaient un peu plus d’huile dans les rouages. Non vraiment, le plaisir de la vitesse et de la bagarre était sa motivation première. Et quelle meilleure excuse en plus de devoir piloter une voiture totalement dépassée dans la meute des modèles les plus récents : les places gagnées dans le peloton valaient à ce moment-là double !
Porschiste dans l’âme (1), il avait acheté une 718 4 cylindres toute neuve à l’orée de la saison 1961, modèle qui disputerait parallèlement le championnat 1961 sous l’étendard officiel de Stuttgart aux mains des professionnels Gurney et Bonnier. Une auto bien actuelle, donc. Sauf que l’année suivante, l’apparition des nouvelles 804 8 cylindres ne pouvait lui convenir : nanti d’une grande taille – et d’un léger embonpoint, le comte n’envisageait pas de s’installer au démonte-pneu dans l’étroit baquet. Quant à la concurrence britannique et ses fines monoplaces, inutile d’y songer une seule seconde, c’était pire. Et Carel savait de quoi il retournait (2) ! Qu’à cela ne tienne : il s’accommoderait de sa bonne vieille 718 en attendant des jours meilleurs. Ces jours n’arriveraient jamais en fait.
La Formule 1 1500 cm3 produisit au fil des ans des voitures de plus en plus fines et légères, et la vision au fond des pelotons de l’anachronique 718 orange – vite surnommée « Old Fatty » – faisait sourire, même si chacun s’accordait à reconnaître que l’opiniâtre pilote à son volant ne ménageait pas sa peine pour en extraire le maximum. Carel Godin de Beaufort avait une conception très précise de sa présence dans la compétition moderne : fermement décidé à éviter tant que faire se peut tout accident pouvant l’amener à regarder le spectacle depuis les stands (au mieux) ou à se retrouver à l’hôpital (au pire) (3), il était d’une extrême prudence et préférait laisser passer le peloton de furieux au premier virage pour en sortir intact et ensuite aller chercher les attardés pour avoir la satisfaction de les doubler. De plus, il reconnaissait ouvertement qu’il n’avait pas le talent de tous ces grands professionnels à qui il osait se mesurer. Cette attitude honnête et réaliste lui permit néanmoins de réaliser quelques petits exploits au volant de sa lourde Porsche et de grappiller
quelques (petits) points en championnat du monde, points qui ne devait qu’à son réel talent et non à son matériel obsolète. Il n’était clairement pas le plus rapide en piste, mais était régulier, ne cassait pas et ne sortait pas, ou très peu. Ses adversaires reconnaissaient sa valeur et sa bravoure, et en 1962 décidèrent de lui attribuer le titre honorifique de « meilleur débutant de l’année » (4).
De par sa personnalité et son niveau de performance, le comte de Beaufort avait définitivement acquis la reconnaissance de tout le paddock. Son humour et sa bonne humeur en faisaient de plus un gai compagnon, qui n’hésitait pas à se mettre en scène histoire de faire rire ses congénères, comme ce jour de 1964 où il débarqua dans les stands du Nürburgring coiffé d’une perruque « à la Beatles » et singeant un guitariste imaginaire. Il était également attentionné pour le personnel dévoué qui travaillait sur sa voiture et sa qualité d’aristocrate ne l’empêchait pas d’aller lui-même chercher les sandwiches et les bières pour les travailleurs de l’ombre. L’homme était donc apprécié mais le compétiteur commençait à se poser de réelles questions.
En 1964, il avait considérablement réduit son programme de courses, car se mesurer à la concurrence devenait de plus en plus ardu. Tout aussi amateur et désintéressé qu’il fut, il restait malgré tout conscient que pour pouvoir se bagarrer, ne serait-ce qu’avec les autres indépendants de fond de grille, il fallait mettre tous les atouts de son côté. Or, il savait que l’évolution du matériel jouait contre lui et que cette situation ne pourrait perdurer (5). Aussi, lorsqu’en 1964 fut annoncé le passage à la Formule 1 3 Litres pour 1966, Carel se dit, avec une certaine candeur, qu’avec « deux fois plus de puissance », il retrouverait sa place dans les pelotons. En attendant, il faudrait continuer à en demander encore plus à « Old Fatty ».
C’est ce qu’il s’attacha à faire lors des essais de ce Grand Prix d’Allemagne 1964. Après avoir posé sa perruque « Beatles », il demanda ses gants et son casque à son majordome qui le suivait sur les circuits, monta comme d’habitude dans sa Porsche, en chaussettes (ses grands pieds proscrivaient l’emploi de bottines de course). Puis il quitta l’allée bétonnée des stands. Il savait certainement qu’il allait peiner à qualifier sa voiture démodée. Certains témoins affirmèrent avoir vu passer la Porsche à une allure frisant la limite. Celle-ci fut atteinte dans le virage de Bergwerk où la monoplace orange quitta la piste et termina sa course en contrebas après quelques tonneaux. Ainsi s’éclipsa pour toujours celui qui pensait que le temps s’arrêterait pour lui et lui permettrait de s’adonner à sa passion ultime avec la simple satisfaction de l’accomplissement personnel. Avec Carel Godin de Beaufort, une joyeuse inconscience disparut il y a cinquante ans dans la verdure du légendaire Nürburgring.
(1) Le comte Godin de Beaufort débuta sa carrière sur circuit au Mans 1956 au volant d’un Spider RS 550 et, à quelques rares exceptions près, pilota toujours des modèles de la marque de Stuttgart, que ce fut en endurance ou en F1, grâce notamment à sa bonne entente avec Huschke Von Hanstein, directeur sportif de Porsche et également aristocrate.
(2) En 1960, il avait fait l’acquisition d’une Cooper T51 neuve, dont il avait fallu rallonger l’empâtement de 10 cm pour loger sa grande taille ! Enorme sur une voiture calculée au millimètre près et dont l’équilibre fut totalement chamboulé – et pas dans le bon sens – par cette modification.
(3) Lorsqu’il débuta la compétition, Godin de Beaufort donna l’image d’une jeune chien fou voulant à tout prix se frayer un passage au milieu du peloton. Mais l’accident mortel aux Mille Miles 1957 de Fon de Portago, autre aristocrate avec qui il avait la veille ébauché une relation appelée à devenir solide, lui fit prendre conscience de la réelle dangerosité de la course. Et lui fit opter pour la prudence dans la poursuite de ses exploits automobiles.
(4) Il termina à la sixième place à quatre reprises (GP de Hollande et A.C.F.1962, Belgique et Etats-Unis 1963). A Spa en 1963, son poids fut – pour une fois – un atout sur la piste détrempée et la performance de finir sixième dans ces conditions et sur un tel circuit fut saluée à sa juste valeur.
(5) Ne pouvant jouer sur son matériel, il décida en 1963 d’influer sur le seul paramètre ajustable, à savoir lui : il suivit un régime alimentaire pour perdre les kilos superflus qui gonflaient sa combinaison et ainsi gagner quelques précieux centièmes de secondes qui lui permettraient de repousser l’échéance de la non-compétitivité définitive. Chez cet amateur forcené, une telle décision montrait paradoxalement une belle note de professionnalisme.
Légendes photos :
1- Carel Godin de Beaufort et ‘Old Fatty’ à l’embarquement, 1961 © DR
2- GP de Hollande 1958, de Beaufort (Porsche) doublé par Allison (Lotus) © The Cahier Archive
3- GP de l’A.C.F. 1962 © DR
4- GP d’Afrique du Sud 1962 © DR
5- Le comte en chaussettes © DR
6- GP d’Allemagne 1964 © Manfred Förster
7- GP d’Allemagne 1964, la perruque ‘Beatles’ © DR
8- GP d’Allemagne 1964, au virage de Bergwerk qui lui sera fatal © DR
Godin de Beaufort était l’archétype des gentlemen drivers. Pas besoin de consulter le programme avec sa vieille Porsche adaptée à sa grande taille et aux couleurs de la maison d’Orange il était facilement identifiable. Je me souviens encore de ses prestations sympathiques en complément de plateau aux GP de Reims, Spa et Nürburgring. Mais sa monoplace vieillissante ne lui permit pas de participer au GP de l’ACF en 1963 bien qu’il accepta de courir sans recevoir de prime.
Je vous applaudis pour votre critique. c’est un vrai boulot d’écriture. Continuez .
queue de peloton avec sa vieille Porsche 718 de 1961 à 1964.
Merci Pierre pour ce récit toujours aussi bien écrit. Bel hommage à cet homme qui en plus d’être grand par sa taille, était finalement assez grand par l’esprit. Du moins celui de la course et de son entourage. J’ignorais qu’il était sorti à Bergwerk qui est le premier virage « lent » succédant à la portion la plus rapide du circuit (en dehors de l’immense ligne droite bien sûr) Le freinage avant d’y entrer est extrêmement technique car en dévers après une grande courbe à gauche quasi à fond et comportant une bosse (qui existe depuis la nuit des temps) . J’ai… Lire la suite »
Oups. Enorme erreur. J’ai confondu Bergwerk avec Ahrenberg. Il faut que je retourne vite courir sur la « Schleife »… Il n’empêche que ce virage comporte quasiment les mêmes caractéristiques que celui que je décrivais mais cela va un peu moins vite. Aujourd’hui on l’appelle d’ailleurs le « cimetière des Porsche » tant elles peuvent se prendre des coups de raquettes au freinage sur la petite bosse pour finir dans le rail d’en face… Le Ring quoi…
re-oups. Et en plus j’ai confondu John love avec Pete Lovely… Que tout le monde me pardonne pour ces quelques errements inacceptables sur un site où les érudits sont légion.
@ Flugplatz, sur 176 virages, on a le droit de se tromper ! Belle évocation de Pierre Ménard de l’homme à la Porsche orange. Par contre, la dernière photo montre le vrai virage de Bergwerk et non le gauche rapide qui suit auquel on donne souvent le même nom et qui faillit être fatal à Lauda.
Carel Godin de Beaufort était l’un de ces passionnés, dont les moyens financiers confortables leur permettaient d’assouvir leur passion pour un sport mécanique, toujours très couteux, et ne pouvant rapporter que des emm… euh,… des ennuis. A cette époque, la course automobile était réellement dangereuse, physiquement dangereuse, et un pourcentage non négligeable de l’effectif des pilotes disparaissait chaque année, entraînant parfois dans la mort quelques spectateurs… Il n’y avait pas de télévision – ou si peu – pour payer des droits exorbitants, pas de tourniquets de 3000 mètres, aseptisés et hyper sécurisés, avec des spectateurs et des caméras partout, pas… Lire la suite »
Très jolie note que j’avais oubliée de lire sur un pilote qui, certes ne connut pas une grande réussite, mais pour cause ! Son nom reste cependant associé aux riches heures du sport automobile et de la formule 1 en particulier. Un autre pilote a eu un peu plus tard une trajectoire semblable et il fut sans doute le dernier, c’est le Mexicain Hector REBAQUE, moins noble sans doute mais tout aussi riche que BAUFORT. À la différence de ce dernier, REBAQUE eut finalement la chance de se retrouver dans le baquet d’une Brabham officielle et d’arrêter avant que ça… Lire la suite »
Merci pour cette narration rendant un hommage appuyé à un pilote intransposable de nos jours…..