16 septembre 2014

Le temps des souffleurs, Jean-Pierre Jabouille

A l’heure où les turbos font souffler un air nouveau dans les moteurs des Formule 1, il était intéressant d’aller à la rencontre du pilote qui participa activement à l’élaboration de la toute première F1 turbo il y a presque quarante ans. Toujours aussi passionné, Jean-Pierre Jabouille nous a reçu chez lui, dans la verte campagne des Yvelines, pour évoquer cette époque de l’empirisme roi et de l’absence totale de certitudes.
Propos recueillis par Pierre Ménard

CC : Pour remonter au tout début de l’histoire, vous rappelez-vous avoir été demander en 1971, avec Patrick Depailler, un coup de pouce à François Guiter pour que Elf aide à améliorer vos F3 ?

JPJ : Oui, parce qu’on s’est rendu compte qu’à un moment, on arrivait au bout de l’adhérence de la voiture. Je me suis toujours intéressé à la technique, je ne me suis pas contenté de conduire. J’ai compris qu’il fallait travailler plus loin sur l’adhérence pour augmenter les performances. Quand je suis entré chez Alpine, je me suis rendu compte très rapidement que les épures de suspensions arrière n’étaient pas au niveau. Et forcément, quand un pilote dit ça aux ingénieurs qui ont dessiné la pièce, ça ne se passe pas très bien. Mais André Desaubry, le chef-mécanicien F3 chez Alpine, m’a dit : « Bon, s’ils ne veulent pas la dessiner, on va la faire nous-mêmes et on fera essai/ contre-essai ». On a fait la pièce, on l’a testée et il n’y avait pas photo entre les deux. Patrick essayait et corroborait mes impressions, on ne pouvait donc pas dire que j’étais de parti-pris. Les ingénieurs, qui n’étaient pas bornés, ont donc validé l’épure et on a progressé en performances. Et on est parvenu à faire gagner l’Alpine en Formule 3. François Guiter nous a toujours fait confiance et a poussé derrière nous. C’est quelqu’un qui ressentait bien les choses et qui a fait énormément pour les pilotes français et l’industrie française, Matra, puis Renault. S’il n’y avait pas eu lui, et aussi Jean Terramorsi chez Renault [Le responsable communication de la Régie, NDLA], on n’aurait pas fait de Formule 1, c’est pas plus compliqué. Ensemble, nous avons permis que Renault s’approche au plus près des performances requises pour aller en F1. Une chose était sûre : c’était que Renault n’irait en F1 qu’avec une technologie nouvelle. Faire une copie d’un V8 Cosworth ne les intéressait pas.

Autour du master de la RS01 en 1976, François Castaing, Jean-Pierre Jabouille, André de Cortanze et Marcel Hubert © Renault Patrimoine
Autour du master de la RS01 en 1976, François Castaing, Jean-Pierre Jabouille, André de Cortanze et Marcel Hubert © Renault Patrimoine

Vous devenez pilote d’essais et de développement pour la future Renault F1 turbo. Comment avez-vous abordé la conception de la A500, la voiture-laboratoire ?

On a évidemment travaillé le moteur avec Bernard Dudot, mais aussi énormément sur l’aérodynamique avec Marcel Hubert. Peu de gens arrivaient à comprendre l’aéro à cette époque, et j’ai eu la chance qu’Hubert m’amène en soufflerie et m’explique ce qui se passait tout autour de la voiture. On avançait très vite tous les deux parce que je pouvais immédiatement vérifier sur la piste la justesse de nos vues. Les souffleries n’avaient pas la précision de celles de maintenant (on n’avait pas les roues qui tournaient et tout ça) et il pouvait y avoir des différences entre la théorie et la pratique : des choses bien en soufflerie pouvaient se révéler moins bien sur la piste et inversement. 

Vous vous êtes personnellement impliqué dans tous les secteurs de la voiture ou plutôt sur le moteur ?

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Dans tous les secteurs, moteur mais aussi châssis et aéro. Le moteur, il a bon dos ! Mais je me suis aperçu plus tard en F1 qu’on gagnait moins avec 100 chevaux en plus qu’avec une aérodynamique bien étudiée. Et il est plus facile de travailler l’aéro que de gagner 100 chevaux. Quand je dis « facile », je m’entends : il faut des heures et des heures de soufflerie pour y arriver. Mais au début, on défrichait, et c’est là-dessus qu’on faisait porter nos efforts. J’ai adoré travailler avec Marcel Hubert qui m’a fait toucher du doigt les finesses aérodynamiques et je suis devenu un passionné de ce domaine. Et je le suis toujours. A l’époque, on se foutait un peu de ma gueule, on m’appelait « Monsieur Gurney » parce que je collais des petites équerres partout, maintenant quand on voit ce qu’il y a, hein !… Je suis un autodidacte, mais j’ai toujours aimé les maths au lycée, la géométrie dans l’espace me passionnait. Du coup j’étais comme un poisson dans l’eau dans un bureau d’études.

Vous rappelez-vous les tous premiers tests du V6 turbo ?

Oui, c’était au Castelet, sur le petit circuit, le 3,3 (1). Et là, énorme surprise : le temps de réponse à l’accélération était si important, de l’ordre de plusieurs secondes, que le turbo ne se déclenchait qu’au milieu de la ligne droite du Mistral. Et de façon si violente que la voiture, qui était assez souple, se cabrait sous la puissance soudaine ! Ensuite dans les enchaînements, je n’avais plus rien, qu’un 2 litres atmo de 150 chevaux. Je me suis arrêté à la fin du premier tour et j’ai dit à Bernard : « Si tu veux l’essayer, on l’essaye, mais c’est carrément inconduisible » ! On a alors changé le turbo et on a gagné 30 à 40%, ce qui m’a paru énorme. Et là, on s’est dit : « On n’a plus qu’à travailler ». Sur le 2 litres, on a trouvé une puissance satisfaisante et un temps de réponse qui n’était pas mauvais. On ne soufflait pas trop, donc on avait un taux de compression a peu près correct. Ça s’est gâté quand il a fallu passer de 2 litres à 1,5 litre. Là, ça a été dur ! Mais en proto, on y est arrivé finalement assez rapidement (2).

Paul Ricard 1976, essais A 500 © DR
Paul Ricard 1976, essais A 500 © DR

Quels furent les principaux problèmes sur le moteur au début ?

Sans hésitation, ce fameux temps de réponse. Et l’arrivée très brutale de la puissance en sortie de virage. Il fallait pas mal d’adhérence sur le train arrière pour absorber le gros couple du turbo, bien sûr anticiper la ré-accélération avant la sortie et surtout se présenter à la sortie du virage déjà en débraquage, voire en contre-braquage. Honnêtement, elle était très difficile à conduire, même une fois en F1. Je me rappelle de José Rosinski venu essayer la RS01 pour Sport Auto. Il est parti à froid et il n’arrivait tout simplement pas à la conduire : les pneus pas chauffés et l’arrivée brutale de la puissance, c’était conduire comme sur du verglas ! Et en plus le moteur à froid claquait, c’était épouvantable. On l’a arrêté, je suis monté dans la voiture, j’ai bien attaqué pendant trois tours pour lui chauffer les pneus, et il est reparti. Mais au bout d’un moment, il a refroidi les pneus et il n’y arrivait plus. Donc, tout ça était difficile, mais ça me plaisait : j’aime la difficulté et sentir que les choses progressent. C’était un vrai travail d’équipe, et Renault, c’était toute ma vie. Je voulais absolument qu’on y arrive. Et on y est arrivé, on a finalement gagné. En dehors du temps de réponse, c’était le démarrage : sur le premier 1,5 litre, le taux de compression était tellement bas qu’on n’arrivait pas à le démarrer. Si on ne chauffait pas le moteur par en-dessous, on ne le démarrait pas ! Il y avait toujours quelqu’un qui partait le matin quelques heures avant pour installer du chauffage sous la voiture.

Et comment on résout un truc comme ça?

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Ah ben, petit à petit on affine. On monte le taux de compression pour trouver un bon compromis. J’en ai fait des tours et des tours ! Et en plus, les gens de Michelin venaient me poser des questions sur les nouveaux pneus radiaux qu’on expérimentait, mais ma priorité était alors sur le moteur parce que je voyais qu’on était encore très loin du compte. Je travaillais avec Boudy [Jean-Pierre, NDLA] mais on avançait de façon un peu empirique. On cherchait. On était les précurseurs, personne n’avait fait de moteur turbo de ce genre, à part sur les camions.

Quels étaient les objectifs fixés pour la A500 ?

Sur la voiture laboratoire, on cherchait avant tout la fiabilité. Comme on voit sur les photos [il désigne la photo de la A500 noire, NDLA], l’aileron arrière était posé de façon conventionnelle, sans réelle recherche de performance. Pour être plus proche de la réalité, il aurait fallu positionner l’aileron 10 cm plus haut. Ce qu’on a fait ensuite quand on a travaillé sur la future RS01 qui était une voiture beaucoup plus aboutie. La grosse prise d’air alimentait le moteur en air. Elle n’a pas disparu ensuite, mais était placée d’une manière différente, parce qu’elle perturbait beaucoup l’aileron arrière. Au début, les collecteurs étaient très écartés, ensuite on les a rapprochés jusqu’à n’en faire plus qu’un gros. Au final, on a tant et tant progressé que c’est à la vue des temps réalisés sur le petit Ricard que la décision finale d’aller en F1 a été prise.

Paul Ricard 1976, essais A 500 © DR
Paul Ricard 1976, essais A 500 © DR

Là, vous avez eu des objectifs de performance à atteindre ?

Oui, mais on les avait quasiment atteints avec la voiture-laboratoire. On n’était pas en première ligne, mais on n’était pas mal. Forcément, c’était avec des Michelin de qualifs super tendres qui faisaient un tour. Mais tout était à prendre en compte. C’était passionnant, j’étais présent à toutes les séances et les gens ne se sont peut-être pas rendu compte le boulot de dingue qu’il y avait à accomplir. Je travaillais en synergie complète avec Dudot, Hubert et Castaing, et ce qui leur importait, c’était que j’étais le seul capable de juger au volant la justesse, ou non, de leurs vues techniques. Parce qu’au banc, vous mettez 500 chevaux en stabilisé, c’est facile ! Mais dans l’univers vibratoire et calorifique d’une voiture, c’est autre chose. A tel point qu’un jour, je leur ai demandé quelque chose qui a été difficile à accepter… on était à Jarama avec la A500. On y allait le lundi après le Grand Prix de F1 pour s’étalonner au mieux, avec les mêmes conditions de piste et tout. J’étais à la rue total, du genre à 4 secondes des temps. Je leur ai dit « J’en ai rien à foutre d’avoir 500 chevaux au banc, j’en préfèrerais 50 de moins, mais un peu plus en bas ». J’avais un peu de turbo en fin de ligne droite, mais après sur tous les virages derrière les stands, zéro, à l’arrêt ! Comme le 2 litres et le 1,5 litre avaient sensiblement la même puissance, je leur ai demandé d’installer le 2 litres à l’arrière de la voiture. Il avait un taux de compression plus bas et donc un temps de réponse plus court. J’étais sûr que ça irait mieux, et là… on a gagné 3 secondes !

Paul Ricard 1977, essais RS01 © Photothèque Elf
Paul Ricard 1977, essais RS01 © Photothèque Elf

Entre Silverstone 1977 et votre victoire à Dijon en 1979, vous estimez le temps de réponse gagné à combien ?

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C’était pas aussi simple que ça, ça dépendait aussi grandement du circuit… et des conditions. La RS10 avec laquelle je gagne à Dijon, on l’amenait à Monaco, on était arrêté ! Et, très important, ça dépendait aussi de la température ambiante. L’hiver au Ricard lors de nos essais, on était les champions du monde ! Pratiquement pas de temps de réponse et moteur hyper fiable. Puis, quand on arrivait sur les Grands Prix « chauds », le temps de réponse augmentait, il n’y avait pas de puissance en bas, on cassait. Donc sur un circuit sinueux par grosse chaleur, on était mal ! Et on s’est souvent fait piéger par la température.

L’altitude était déterminante aussi…

Ah oui ! Mais là, c’était un avantage. Bon, c’était pas aussi déterminant qu’on a bien voulu le faire croire à l’époque, mais c’est sûr que la première pole, on l’a faite à Kyalami. Mais ce qui nous a surtout aidé, c’était la tenue de route : elle était redoutable. Il faut dire que je les ai fait tellement ch… pour l’étanchéité des jupes !

Votre étalonnage se faisait évidemment sur ce qui existait à l’époque en F1. Quelles étaient vos références en la matière : les monoplaces anglaises et leur V8 Cosworth, ou bien les Ferrari et leur V12 à plat plus puissant ?

La Ferrari, parce qu’en plus on savait qu’ils seraient seuls à avoir les mêmes pneus que nous, les Michelin. La puissance n’était pas un problème en soi, c’était le temps de réponse qui nous pénalisait au tour. Quand bien plus tard, Senna se qualifiait sur sa Lotus avec le V6 Renault, ils enlevaient la waste-gate et allez ! Deux tours de dingue avec 1400 chevaux ! Mais on a testé quand même les Goodyear, en plein accord avec Michelin, on voulait pouvoir établir un comparatif. Honnêtement, les Goodyear rendaient la conduite plus facile, parce que les Michelin radiaux, du moins au début, adhéraient fort mais lâchaient brutalement. On avait plus de dérive avec les Goodyear, mais c’était plus facile. La différence au final n’était donc pas énorme mais moi, ça me plaisait que la voiture soit 100 % française : moteur, châssis, pneus, pilote. C’était tellement exaltant ! C’est simple, je pensais à ça du soir au matin… et du matin au soir ! On se faisait parfois virer des circuits le soir parce que même à la nuit tombante, on tournait encore pour essayer un dernier truc. Vous savez, Toyota a dépensé une fortune en dix ans pour ne jamais gagner un Grand Prix. Nous, on a mis deux ans pour y arriver. Et ça, je suis très fier d’y avoir contribué !

GP de Grande-Bretagne 1977, premier départ en F1 de la RS01
GP de Grande-Bretagne 1977, premier départ en F1 de la RS01
GP de France 1979, victoire de la RS10 et de Jean-Pierre Jabouille © Photothèque Elf

1- Pour des raisons de politique interne à la Régie (le mot « Formule 1 » y était carrément interdit et seule la victoire au Mans était à l’ordre du jour), les tous premiers test du V6 t/c furent effectués sur un 2 litres installé dans un proto A441. 

2- Première victoire du V6 turbo aux 1000 Km du Mugello 1975 sur l’A442 pilotée par Jabouille-Larrousse.

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