Je suis assez curieux de la réaction que va avoir Johnny Rives sur ce petit papier que l’on doit à Juerg Dubler dans « Les années fabuleuses de la Formule 3 ». Qu’a-t-il manqué à Offenstadt pour figurer parmi les grands de la deuxième moitié des années 60 ?
Michel Delannoy
Eric Offenstadt ( Voir aussi Retour vers le futur )
Il était une fois un citoyen suisse qui eut quelques succès en tant que Français et qui, s’il s’était mordu un peu la langue, aurait pu faire une très grande carrière. Il était originaire de Neufchâtel, mais habitait Paris, et s’appelait Eric Offenstadt. A peine avait-il atteint l’âge du permis, il s’était acheté une moto de course pour disputer le championnat de France. Je ne sais plus s’il a été champion de France, mais son copain qui était toujours avec lui, un apprenti-boucher du nom de Beltoise, a remporté le titre un peu plus tard.
Eric hérita un jour d’une petite somme d’argent et de quelques tableaux, le tout pour une valeur de 2 ou 300.000 Francs. Grâce à cette petite fortune, il s’acheta une Lola de Formule Junior. Au volant de cette voiture, y compris l’année suivante dans la toute nouvelle Formule 3 (1000 cm3), il figura parmi les tous meilleurs pilotes européens. Tous les dimanches, on le retrouvait au milieu des Arundell, Spence, Ahrens, Moser, et autre Stewart. A cette époque vivait en France un certain René Bonnet qui avait déjà construit quelques petites voitures de sport sous la marque Deutsch-Bonnet (DB) et les avait engagées au Mans. Puis, ce Monsieur Bonnet avait construit une monoplace qui, à peine terminée, avait été reprise par une toute jeune entreprise. Cette dernière n’avait jusqu’alors fabriqué que des fusées et s’appelait Matra. Eric fut nommé premier pilote de cette nouvelle écurie. Il s’intéressait énormément à ce qui avait un aspect technique. Au début, la Matra ne fonctionnait pas très bien ; comme les dirigeants de la maison refusaient d’écouter son avis concernant ces problèmes de jeunesse, Eric claqua la porte et, ayant de l’argent de côté, s’acheta une nouvelle Lola, la première monocoque de l’histoire. Ce faisant, il commit la plus grosse erreur de sa carrière. D’autant plus que, lorsque les dirigeants de Matra lui avaient demandé qui il voyait comme pilotes numéro 2 et 3, il avait tout naturellement proposé son copain motard Beltoise ainsi qu’un débutant du nom de Jaussaud. Il avait connu Jaussaud au Grand-Prix de Pau ; lui-même menait la course lorsqu’il sortit de la piste et planta sa voiture dans les buissons du parc municipal, et Jaussaud s’était arrêté pour lui porter secours. “ Roule, roule, imbécile, maintenant c’est toi qui es en tête ! ”, lui cria Eric, et c’est ainsi que Jaussaud remporta sa première victoire en F 3.
Ce sont donc Beltoise et Jaussaud qui constituèrent la première équipe Matra, tandis que Offenstadt engageait sa Lola à titre privé. A Schleiz, il gagna de façon souveraine. C’est au cours de cette course, en 1965, que je le rencontrai pour la première fois. Il avait le même style de pilotage que Jim Clark : très propre, absolument pas spectaculaire, mais extrêmement rapide.
Plus tard, dans la Curva Grande de Monza, où il n’y avait pas encore de chicane et qui passait à fond absolu, sa direction cassa. Eric eut beau tourner son volant comme un fou, il fit une sortie de route extrêmement spectaculaire. La Lola n’était pas réparable. Alors il en commanda une nouvelle (il disposait encore de quelque argent), mais une Formule 2 cette fois. Nous nous revîmes une nouvelle fois à Schleiz, où il conduisait la F 3 de Dal-Bo, l’installateur sanitaire d’Annecy. Ce dernier avait fini par construire lui-même une voiture, la Pygmée, pour son fils, après que celui-ci eut démoli un certain nombre de Brabham. Comme le jeune Dal-Bo n’avait que 20 ans, il avait demandé à l’expérimenté Offenstadt de dégrossir la voiture. Mais, pour les courses, c’est à son fils qu’il donnait les meilleurs moteurs, Eric devant se contenter du reste, si bien qu’il n’eut guère de succès dans cet équipage. En F 2, ça allait nettement mieux. Après Schleiz, nous étions allés ensemble à Karlskoga. Cette année-là, Jack Brabham et Denny Hulme gagnaient toutes les courses avec leurs Brabham-Honda, après que Jochen Rindt eut dominé la saison précédente. Au départ, Eric jaillit comme une balle de la troisième ligne et laissa littéralement tout le monde sur place. Ce n’est qu’au bout de vingt tours, et avec bien du mal, que les deux pilotes officiels Brabham réussirent à la passer. Les mauvaises langues affirmèrent que Brabham et Hulme avaient décidé de ne pas se montrer trop outrageusement dominateurs afin de ménager un peu l’intérêt du public. Mais, même si ça avait effectivement été le cas, ils n’avaient pas besoin d’Offenstadt pour ça. Trois jours plus tard, nous courions à Keimola, en Finlande. C’était une épreuve de Formule 2, mais comme le plateau était un peu maigre, on l’avait complété par des F 3.
Le soir il y eut une remise des prix grandiose assortie d’une réception. Nous nous y rendîmes dans la Mercedes 280 SE toute neuve d’Eric. Il me laissa même conduire. “ Ca n’est pas très malin ! ” pensa sa femme à haute voix. Je dus avoir l’air perplexe, et Eric m’expliqua : “ Tu sais, cette Mercedes est tout ce qui me reste. Dernièrement, je me suis rendu compte que je n’avais plus d’argent. Alors je me suis dit qu’il fallait que je me paie encore une belle voiture, et j’ai investi mon dernier Franc dans cette Mercedes ! ” Plus tard, son épouse me raconta : “ Eric a été très attristé de se rendre compte qu’il n’avait plus d’argent. C’est pour cela qu’il tenait absolument à s’acheter cette Mercedes. ” Alors que nous buvions un verre au bar, Eric fit très objectivement le constat suivant : “ Il me reste exactement deux courses pour obtenir un volant d’usine ! ” Et il mena ces courses en fonction de cet impératif. A Rouen, à l’issue d’une course fantastique, il reçut une offre de Ron Harris, riche propriétaire d’une écurie privée, et, à l’époque, équipe officielle Lotus en Formule 2. Pour chacun d’entre nous, le fait de disposer d’une Lotus Ron Harris aurait constitué une sorte d’aboutissement. Pour bien comprendre cela, il faut se replacer dans le contexte de l’époque : les F 2 avaient encore des moteurs d’un litre qui coûtaient en gros 20.000 Francs, une voiture entière revenait moins cher qu’une F 3 actuelle, et à chaque course participaient une bonne demi-douzaine de vedettes de la Formule 1. Mais pour le commun des mortels tout ça représentait pas mal d’argent. Pour le reste de la saison, Eric pilota donc pour Ron Harris. Puis, ce dernier entreprit, avec Mike Costin (le Cos de Cosworth), de construire sa propre auto : la Protos, en bois et en plastique. Oui, oui, vous avez bien lu : la coque était en plastique, avec des renforts en bois ! Les pilotes officiels en furent Rodriguez et Offenstadt.
Malheureusement, cette voiture fut un ratage, et, lorsque Eric voulut une fois encore se mêler de technique, son contrat se termina là. Il disparut de la circulation et je le regrettais beaucoup, car nous nous entendions très bien.
Extrait de : Juerg Dubler dans « Les années fabuleuses de la Formule 3 »
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