4 juin 2020

Le dernier des « conti volanti »

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Le 25 mai s’est éteint un homme qui, avec ses frères, a écrit il y a plus de 60 ans quelques-unes des plus belles pages de l’histoire du sport automobile italien.

Olivier Favre

En 1836, au lendemain d’une épidémie de choléra qui a durement touché la région, Luigi Marzotto fonde un atelier de tissage de laine à Valdagno, bourg principal d’une petite vallée pauvre de la province de Vicence, en Vénétie. Tout au long des décennies suivantes, l’entreprise Marzotto se développe au fil des progrès techniques de la révolution industrielle. Au point d’employer 1 700 personnes à l’aube du XXe siècle. Dans les années 20, Gaetano Marzotto, arrière-petit-fils du fondateur, donne un nouvel essor à la firme. Les ambitions sont désormais mondiales. Appliquant les principes du paternalisme industriel, Gaetano construit logements, écoles, maisons de retraite, stades, centres sportifs, … . Valdagno devient une ville Marzotto, à l’instar de Clermont-Ferrand pour Michelin et Sochaux pour Peugeot.

Usine Marzotto à Valdagno
L’usine Marzotto à Valdagno – © DR

La grande famille Marzotto

En même temps que son entreprise, Gaetano Marzotto agrandit sa famille, sa femme lui donnant successivement quatre fils et une fille, entre 1922 et 1930 (1). Une fois la guerre terminée, Vittorio, Umberto, Giannino et Paolo (par ordre de naissance) sont tenaillés par le démon de la vitesse. Ils répètent d’abord les gestes de base dans le jardin de la propriété familiale. Puis, les routes entre Valdagno et Vicence sont le terrain de leurs premières expériences de conduite rapide au volant de berlines Lancia, la marque d’élection de la famille Marzotto.

Ensuite viennent les premières courses régionales, sous l’œil réprobateur du père : il y a le risque physique bien sûr, alors que l’avenir d’une entreprise plus que centenaire repose sur cette nouvelle génération. Mais il y a aussi la crainte du ridicule. Sur ce dernier point, le père est vite rassuré, car les frères montrent des dispositions. En 1948 ils décident de se mesurer à un monument : les Mille Milles. Ils s’y engagent en binômes avec deux Lancia Aprilia. Alors que Paolo et Vittorio abandonnent, Giannino et Umberto décrochent une fort honorable 28e place (sur près de 190 partants).

Les quatre frères Marzotto
Les « conti volanti » : Giannino, Paolo, Umberto et Vittorio (de g. à d.) – © DR

Dans la légende des Mille Milles

Non loin de Valdagno, en Emilie-Romagne une toute nouvelle marque a construit ses premières voitures en 1947. Les frères Marzotto vont très vite s’intéresser aux bolides rouges d’Enzo Ferrari. Leurs multiples acquisitions vont grandement aider au développement de cette jeune firme artisanale encore fragile. Leurs succès sportifs aussi. Car les quatre frères sont doués, en particulier les deux plus jeunes, Giannino et Paolo.

C’est en 1950 que la légende des Marzotto commence véritablement : les quatre frères s’alignent tous aux Mille Milles au volant d’une Ferrari. Giannino et Vittorio disposent de deux modèles de pointe 195 S. Mais les favoris ont pour noms Ascari, Villoresi, Fangio, Biondetti … Certainement pas ces jeunes bien nés que beaucoup s’obstinent à voir comme des enfants gâtés s’amusant avec leurs joujoux de prix. Grave erreur ! Au terme des quelque 1 600 km du parcours, c’est Giannino (juste 22 ans) qui s’impose. La presse fera ses gros titres sur l’élégant jeune homme qui sort du coupé bleu métallisé, à peine éprouvé, en costume marron et cravate bleue assortie à sa voiture. Ce « trionfo in doppiopetto » (triomphe en costume croisé) fera évidemment beaucoup pour la légende des Marzotto (2), que la presse surnomme les « conti volanti » (comtes volants) (3).

Giannino Marzotto, vainqueur des Mille Milles 1950
Giannino Marzotto et Marco Crosara, Mille Milles 1950 – © DR

Une demi-décennie seulement

Commencent alors cinq années durant lesquelles les « conti volanti » ne courent pas forcément beaucoup – ils restent des gentlemen-drivers -, mais se forgent néanmoins un enviable palmarès familial (4). Et c’est évidemment aux Mille Milles que le nom des Marzotto brille chaque année. Paolo termine 4e en 1951 ; Giannino gagne à nouveau en 1953, battant la moyenne record qui datait de 1938 ; Vittorio se classe 2e derrière Ascari en 1954.

C’est le plus jeune des quatre, Paolo,  qui s’approchera le plus de la vie d’un professionnel de la course : de 1953 à 1955, il sera plusieurs fois pilote d’usine pour Ferrari en endurance (5e au Mans en 1953 avec son frère Giannino). A partir de 1956 le nom des Marzotto disparaît des listes d’engagés. Leur père Gaetano a sifflé la fin de la récréation : il est temps que ses fils arrêtent de prendre des risques et se consacrent à des activités sérieuses. En particulier la gestion de l’entreprise familiale. Celle-ci est devenue rien moins que le plus grand groupe textile du monde, avec ses 25 000 employés (5).

Les frères et sœurs dans les années 90
Les sept frères et sœurs dans les années 90 : Paolo, Giannino, Laura, Umberto, Vittorio, Italia et Pietro (de g. à d.) – © DR

La dynastie des Marzotto est loin d’être éteinte et le groupe homonyme reste aujourd’hui un géant du textile et du prêt-à-porter, après une croissance externe qui l’a vu absorber plusieurs concurrents depuis les années 80 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Marzotto_SpA). Mais, en s’éteignant à 89 ans le 25 mai dernier, Paolo Marzotto a définitivement clos l’histoire de cette génération dorée des « conti volanti », qui ont démontré que l’argent et le talent pouvaient aller de pair. Et, quelques semaines après Stirling Moss, c’est l’un des tout derniers protagonistes de renom des Mille Milles qui tire sa révérence.

Paolo Marzotto
Paolo Marzotto s’était lancé dans la viticulture à la fin de sa vie – © DR

Notes

(1) Les enfants de Gaetano Marzotto seront en fait sept, puisque naîtront encore Laura en 1933 et Pietro en 1937.

(2) Giannino Marzotto dira plus tard que son beau costume fut complètement ruiné par les projections de graisse et d’eau sale. Mais la légende n’a que faire de ce type de détails …

(3) Par arrêté royal, Gaetano Marzotto est devenu comte en 1939, titre transmissible à tous ses héritiers mâles.

(4) Avec, entre autres, des victoires aux 3 Heures de Rome (Giannino, 1950), au Grand Prix de Rouen F2 (Giannino, 1951), au Grand Prix de Monaco (Vittorio, 1952), aux 12 heures de Pescara (Paolo, 1952), au Tour de Sicile (Vittorio, 1951 – Paolo, 1952), …

(5) En particulier Giannino, qui deviendra vice-président du groupe dès 1958, puis président dix ans plus tard.

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5 Commentaires
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Orjebin Jean-Paul

Nous pouvons comprendre l’inquiétude de Gaetano Marzotto de savoir ses quatre fils au départ de des Mille Miglia 1950. Quand on voit l’état de la Ferrari 166 de Paolo après sa terrifiante sortie de route, on imagine l’ambiance du conseil de famille d’après course.

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Laurent Riviere

Parmi les nombreuses Ferrari Touring puis Vignale, Scaglietti et autres Pinin Farina des frères Marzotto un exemplaire unique se démarque commandé par Giannino Marzotto à Reggiani et réalisé par le carrossier Fontana sur une base de 212 en 1950. C’est cette fameuse berlinette « uovo » en raison de son aspect ovoïde conçue dans un but aérodynamique à l’esthétique si particulière qui prit même la tête au début des Mille Miglia en 1951. On peut penser que l’accident des 24 H du Mans 1955 où Paolo Marzotto était associé à Castellotti qui avait pris la tête en début de course fut le… Lire la suite »

Olivier Favre

Oui, Laurent. Je n’ai pas trouvé d’indication que le retrait des frères Marzotto soit directement lié à l’accident du Mans en 1955, mais j’y ai pensé. On peut effectivement imaginer que la pression paternelle sur eux soit devenue encore plus forte après cette tragédie, d’autant que Paolo participait à cette course, comme vous le précisez. D’après ce que j’ai pu trouver, ce fut sa dernière course et la dernière d’un « conte volante », ses frères s’étant arrêtés avant lui, du moins pour ce qui concerne les épreuves de renom (Umberto dès 53, Giannino en 54 et Vittorio en 55 aussi).

Olivier Rogar

Très bon papier sur une famille qui a marqué l’histoire du sport automobile italien. Et celle de Ferrari.

Paul-Henri Cahier

Mariage de Paolo Marzotto à Baden Baden en 1955.
Ma maman à gauche.comment image

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