L'équipe Lotus dans la pit-lane en 1963
20/05/2025

Indianapolis : Clark et Lotus changent la donne.

1ère partie : 1963, dur apprentissage.

Cette année 1965 exceptionnelle pour Jim Clark comporte deux sommets majeurs : un deuxième titre en Formule 1, mais aussi une victoire inédite pour une équipe non-américaine dans la grande classique US : les 500 Miles d’Indianapolis. Une course dans laquelle l’écurie Lotus n’était pourtant pas la bienvenue lors de sa première tentative en 1963.

Pierre Ménard

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Indianapolis 1963, Jim Clark sur sa Lotus 29-Ford © DR

S’il y avait bien une course au monde à cette époque où le chauvinisme, pour ne pas dire le nationalisme, était hissé en étendard, c’est bien les 500 Miles d’Indianapolis. Dans un ovale de 4,022 km entouré par de gigantesques tribunes abritant environ 250 000 bons Américains fiers de voir tourner des voitures et pilotes bien de chez eux, l’arrivée de frêles monoplaces menées par des Européens – dont on ne pouvait que se méfier – constitua en ce début des années soixante une source d’inquiétude de la part du monde de la course étatsunienne.

Ils étaient pourtant bien peinards, les Rodger Ward, A.J.Foyt, Parnelli Jones ou autres Bobby Unser à se sucer la boîte de vitesses au volant de leurs rustiques roadsters à moteur avant Offenhauser ou Chevy. Jusqu’à l’apparition lors de l’édition 1963 d’une fine Lotus à moteur arrière pilotée par cet Écossais, Jim Clark, dont pas grand monde dans le grandstand bordant la longue ligne droite des stands ne connaissait les exploits. Une apparition qui ne serait bientôt pas du goût du gratin local. Ce grand souffle régénérateur prenait pourtant sa source loin de l’Indiana, dans les dunes bordant la Mer du Nord exactement.

Frères d’armes, Jim et Dan Gurney se congratulent après la course. C’est l’Américain qui donna l’idée à Colin Chapman de participer aux 500 Miles d’Indianapolis © DR

Why not bringing a car to Indianapolis ? (1)

Lors du Grand Prix de Formule 1 ouvrant le championnat 1962 à Zandvoort, Colin Chapman avait du mal à cacher sa fierté lors de la présentation de sa nouvelle Lotus 25. Cette voiture révolutionnaire, entièrement monocoque, donnait instantanément un coup de vieux à tout ce qui était autour. A la fin de l’année, ce fut pourtant la BRM plus classique de Graham Hill qui décrocha la coupe. Pour la bonne et simple raison que les modèles de Chapman, aussi performants furent-ils, avaient souvent besoin d’une saison pour essuyer les plâtres. Et la 25 ne fit pas exception à la règle. Mais en ce tout début d’exercice dans les frimas néerlandais, on n’en était pas encore là et les yeux concupiscents dévoraient la nouvelle monoplace de Cheshunt.

Un des plus intéressés observateurs était l’Américain Dan Gurney qui avait choisi l’Europe pour l’avancée technique de ses voitures et ses circuits plus passionnants que les ovales, mais qui allait néanmoins faire ses débuts sur le fameux Brickyard (2) en mai au volant d’une Thompson à moteur Buick V8 en position arrière. Complètement emballé par l’explication technique de Colin, Dan lui suggéra d’amener une telle voiture à Indianapolis : il serait sûr de gagner face aux lourdes machines locales (3) ! L’ingénieur anglais aux sens toujours aux aguets fit le déplacement aux USA pour voir comment cela se passait là-bas. Il y fut effaré de découvrir de près la fruste technologie de ces voitures que le grand pays vénérait et comprit tout le sel de la remarque de Gurney.

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Il prit alors contact avec Ford qui désirait se mesurer aux moteurs établis à Indianapolis et qui proposa un V8 Fairlane en alliage léger développant 400 chevaux. Chapman calcula, lui, qu’en utilisant de l’essence du commerce, il ne perdrait qu’une quarantaine de chevaux mais économiserait deux ravitaillements par rapport à tous les autres blocs consommant goulument leurs centaines de gallons de méthanol. Le projet venait d’être lancé et en fin de saison 1962, Colin profita du Grand Prix des Etats-Unis à Watkins Glen pour amener dans l’Indiana Jim Clark et sa Lotus 25.

Jim Clark à l’usine d’Hethel en 1963. Les échappements en tuyaux d’orgue seront remplacés par des plus conventionnels à l’arrière du V8 © LAT Photographic.

Premières humiliations

Dès ce premier test, la petite équipe britannique perçut le scepticisme, pour ne pas dire pire, de la part des officiels. Ceux-ci avaient en effet convié quelques pilotes spécialistes du Yard pour juger le « petit » Clark sur sa drôle de voiture au « minuscule » V8 ne développant que 200 chevaux. L’Écossais prit ombrage de cette mesure humiliante, mais se vengea sur la piste par un temps au tour conforme aux normes exigées ici : même s’il n’allait pas très vite en ligne droite, la vitesse à laquelle il passait les grandes courbes lui faisait gagner ce qu’il perdait ailleurs. La mine un peu contrite, tout ce beau monde ne put que reconnaître qu’avec une voiture adaptée, ce Clark devait être considéré comme un concurrent sérieux. En remerciement de sa suggestion de Zandvoort, Dan Gurney fut désigné comme le coéquipier de Jimmy pour la croisade américaine de 1963. Croisade qui aurait dû être victorieuse dès la première tentative. Mais, là-encore, nos amis Américains allaient faire étalage d’un sens de la roublardise qui frisa le sublime.

A l’issue de tests réussis, Jim peut retirer le ruban qu’on oblige aux débutants à poser sur leur voiture © DR

Les Lotus 29 amenées pour les essais officiels étaient grosso-modo dérivées des Type 25 dont on avait rallongé l’empattement et renforcé les attaches de suspensions, sans parler du V8 4,2 litres installé à l’arrière à la place du Climax 1,5 litre. Une autre des caractéristiques était la largueur inégale des voies à l’avant comme à l’arrière, liée au fait qu’on tournait toujours à gauche à Indianapolis et donc que les pneus s’usaient de façon différente. Lors des qualifications, Clark et Gurney établirent des temps impressionnants pour des débutants : tandis que le poleman Parnelli Jones avait atteint les 243,257 km/h, Jim s’installait sur la deuxième rangée et Dan sur la quatrième avec 240. Ces performances, évidemment « suspectes », furent dévalorisées devant la presse par les adversaires et mises uniquement sur le compte des petits pneus de 15 pouces usinés spécialement par Firestone pour Lotus, les Américains roulant en Goodyear de taille normale.

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Une fuite bien colmatée

Depuis ces années soixante balbutiantes, les temps ont changé, comme le chantait Robert Zimmerman : la grande classique américaine s’est internationalisée depuis une bonne trentaine d’années. Mais à cette époque, seul le Stars and spangled banner avait droit de flotter sur l’ovale, à de très rares exceptions près (4). En 1963, Jim Clark était le seul pilote européen entouré de trente-deux fiers Yankees qui ne lui feraient aucun cadeau. Du reste, la course n’est pas faite pour distribuer des fleurs, sauf à l’arrivée. Quoiqu’il en fût, le peloton vrombissant des gros roadsters américains enserrant les deux petites monoplaces anglaises s’élança pour 200 tours de furie mécanique et 3h30 de course.

Un sacré gang ! « Aggie » Agajanian (chapeau) déploya des trésors de rouerie pour influencer le directeur de course et faire gagner son poulain Parnelli Jones © DR

Celle-ci se déroula de façon conforme à la tradition, les voitures américaines menant la danse. Sauf que le rythme allait enclencher un autre tempo en fin de parcours. A vingt-cinq tours de l’arrivée, seuls deux pilotes pouvaient viser la grosse timbale : en tête Parnelli Jones sur sa Watson-Offenhauser, suivi par Jim Clark qui remontait inlassablement, Dan Gurney étant irrémédiablement semé. A quelques encablures de l’arrivée, Jimmy avait réduit l’écart à une infime poignée de secondes et il devenait évident pour les spectateurs éberlués que cet arrogant Britannique était en position de voler la victoire à leur grand champion. Mais la rouerie des savants manipulateurs vint opportunément à son secours.

Il apparut bientôt que la voiture du leader vomissait de l’huile à chaque passage, forçant le pilote de la Lotus à lever le pied. Or le règlement était formel : en cas de fuite de fluide causant un danger potentiel sur la piste, le fautif devait être stoppé au drapeau noir. Voyant que rien ne se passait en ce sens, c’est un Chapman furieux qui déboula à la direction de course… où il tomba sur Joshua, dit « Aggie », Agajanian. Coiffé de son éternel Stetson, le pittoresque propriétaire de la voiture qui faisait courir Jones était habilement présent pour indiquer au directeur de course que la fuite n’était pas importante et qu’elle allait se tarir. Agajanian était un personnage influent dans le milieu de la course US et son pilote un héros national. Aussi, le courageux directeur saisit tous les subterfuges à sa disposition pour ne pas sévir, au milieu des hurlements de Chapman et Agajanian s’invectivant à qui mieux mieux !

Jim mène devant Lloyd Ruby sur son roadster Watson-Offenhauser à moteur avant © Petersen Publishing Company Archive

A quelques tours du drapeau à damiers, le niveau d’huile ayant baissé sur la voiture de tête, la fuite disparut. Mais la piste était devenue impraticable de sorte que la course fut neutralisée et le résultat avalisé : 1er Jones, 2e Clark. Le public exultait, le directeur de course s’épongeait le front car il venait de sauver l’honneur national. A sa descente de voiture, Jim accueillit cette « défaite » avec son fair-play habituel, d’autant qu’il venait d’être désigné Rookie of the Year, attribué au meilleur débutant sur tout le meeting, course comprise.

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Contrastant avec le sourire de son pilote, Colin Chapman ne décolérait pas : d’évidence, il avait été roulé dans la farine et il rageait d’avoir été privé de réaliser l’exploit d’imposer son concept de voiture légère à moteur arrière dès la première tentative dans le temple de la course à l’américaine. La consolation viendrait bientôt : les conservateurs devraient vite abdiquer et laisser pénétrer sur leur terrain ce qu’ils appelaient la British Invasion. De manière parallèle et singulière, le même phénomène se produirait à la même période et en musique, avec le débarquement de la pop britannique aux États-Unis, reléguant au placard les rockers gominés étasuniens.

(A suivre)

Jim et Dan, les chevaliers européens dans leurs drôles de petites voitures © DR

Notes

(1) Pourquoi ne pas emmener une voiture à Indianapolis ?

(2) A sa construction en 1909, l’autodrome était revêtu d’un amalgame de terre et de gravier. Suite à la mort d’un pilote, de deux mécaniciens et de deux spectateurs lors de la course inaugurale, on sécurisa l’ensemble en le recouvrant de petites briques d’argiles surnommées « brickyards » qui donnèrent son surnom à la piste de l’Indiana. Ces briques furent recouvertes de bitume en 1961, à l’exception d’une bande de 91 centimètres toujours conservée au niveau de la ligne de départ et d’arrivée.

(3) Avant l’arrivée des petites monoplaces britanniques, les 500 Miles d’Indianapolis étaient la chasse gardée des roadsters américains à moteur avant, Kurtis, Kuzma ou A.J. Watson, motorisés par des quatre-en-ligne Offenhauser pour l’immense majorité. Rappelons également que de 1950 à 1960, le championnat du monde de Formule 1 intégrait dans son décompte les vainqueurs en Indiana, aberration totale puisqu’aucun pilote américain de cette course ne venait en Europe, l’inverse étant tout aussi vrai. (4) Ferrari avait tenté sa chance en 1952 avec des 375 F1 modifiées en châssis, pour Ascari et Farina. Seul le premier parvint à se qualifier, mais il dut abandonner. En 1956, Farina essaya à nouveau de se qualifier au volant d’une Kurtis Kraft à moteur Ferrari, en vain. En 1961, Jack Brabham fit une timide apparition au volant d’une Cooper T54-Climax, première voiture à moteur arrière à Indianapolis. Il se classa 9e.

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