2e partie : 1965, l’imparable victoire.
Après une première tentative qui manqua le cœur de cible de très peu et une deuxième infructueuse, Colin Chapman et Jim Clark décidèrent de faire tapis sur la troisième en 1965 : il fallait impérativement gagner les 500 Miles d’Indianapolis. Quitte à faire un sacrifice sur la sacro-sainte Formule 1.
Pierre Ménard
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En 1964, Colin Chapman restait intimement persuadé qu’il pouvait gagner Indianapolis : seule la roublardise des Américains l’avait privé d’une légitime victoire l’année précédente. Il allait remettre son ouvrage sur le Brickyard, en l’améliorant et en gardant un atout maître dans sa manche. Il reprit sa Lotus 29 qu’il affina pour la transformer en type 34 destinée à accueillir le nouveau V8 Ford à double arbre à cames en tête développant 425 chevaux dopés à l’essence du commerce. Toujours cette idée – qui avait fonctionné en 63 – de faire deux ravitaillements de moins que la concurrence roulant au méthanol. Mais cette année, la ruse de l’impénitent chercheur se dissimulerait dans les pneus. Du moins, le pensait-il.

Rien à regretter
Les adversaires américains des Lotus roulaient « patriotes », à savoir Goodyear et Firestone. Imaginant faire la différence avec ces produits qu’il jugeait peu évolués, Chapman demanda à Dunlop de lui concevoir des gommes plus tendres, donc plus adhérentes. Chaussé de la sorte, Jim Clark établit la pole position, mais Dan Gurney explosa les siennes. Le pilotage de Dan, plus musclé que celui, fluide, de Jim, fut-il la cause de cet état de fait ? Toujours est-il que Colin demanda à son fournisseur de revoir sa copie dans le sens de plus de dureté et de lui envoyer les nouveaux trains par avion pour le jour de la course.
Comme l’a très bien raconté René Fievet dans sa note d’il y a dix ans sur ce même blog, l’édition 1964 des 500 Miles fut marquée par un effroyable accident au deuxième tour qui fit deux morts parmi les pilotes. Au restart, Jim prit brièvement la tête avant de se faire dépasser par Bobby Marshman sur sa Lotus 29. L’Écossais reprit son bien à la faveur d’une sortie de piste de Marshman, mais sa satisfaction fut de courte durée : un de ses pneus arrière tournait sur lui-même, provocant des vibrations exponentielles qui eurent raison de la suspension de la Lotus. L’épreuve fut gagnée par A.J. Foyt sur sa Watson-Offenhauser à moteur avant et la croisade anglaise 1964 dans l’Indiana prit fin sur cette note médiocre. À quoi il fallut ajouter une sérieuse engueulade de la part de Ford vis-à-vis de Colin sur sa responsabilité au niveau des pneumatiques. Ce dernier sauva l’honneur en vendant deux 34 à Parnelli Jones qui les fit triompher à Trenton et Milwaukee. La révolution à Indy était en marche et Ford ne put que l’admettre in fine.

L’incontournable sacrifice
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, revenir à Indianapolis en 1965 ne fut pas aisé pour Chapman et Clark. Même si sa volonté de vaincre restait solidement ancrée dans son esprit, le premier se fit tirer l’oreille par Ford qui voulait réduire les budgets, mais voulait malgré tout Clark. Un accord financier ayant été trouvé entre les deux parties, ne restait qu’à convaincre Jim.
Celui-ci répugnait à sacrifier le Grand Prix de Monaco, prévu le même week-end que les 500 Miles : il ne l’avait jamais gagné et sa récente victoire en Afrique du Sud au volant de la performante Lotus 33 lui laissait à penser qu’il avait une chance sérieuse de s’imposer enfin en Principauté. Son autre souci venait de ses parents qui avaient été horrifiés par l’accident de 1964 et craignaient pour la vie de leur fils. Ford sut alors se montrer persuasif : dès le début de saison 1965, Colin Chapman annonçait que l’écurie Lotus participerait aux 500 Miles d’Indianapolis avec Jim Clark comme fer de lance. On put ainsi mesurer l’impérieuse volonté qui poussait les deux hommes à renoncer à une des pièces maîtresses d’un championnat à reconquérir à tout prix et à s’aligner dans une course où ils se savaient en terrain hostile.

L’édition des grands changements
La consistance du programme 1965 d’Indianapolis était à la hauteur de la nouvelle réglementation appliquée à la classique étasunienne. Les images du terrifiant incendie sur la piste lors de l’édition précédente restant dans les mémoires, il fut décidé que tous les moteurs seraient alimentés par un mélange d’alcool, au degré d’inflammabilité moindre, et que les ravitaillements ne se feraient plus sous pression mais par simple gravité. Colin réussit à mettre au point un système qui permettait de déverser 200 litres de carburant en moins de 20 secondes, soit presqu’aussi vite qu’avec l’ancien procédé.
La nouvelle Lotus 38 était cette fois une voiture totalement nouvelle : renforcée par des parois intérieures perpendiculaires à la coque pour une solidité accrue, de forme non plus en baignoire mais en cylindre et équipée de pneus plus larges de marque Firestone. La piètre prestation de Dunlop l’année précédente poussa Chapman à miser sur l’expérience en ovale du manufacturier d’Akron. Le moteur restait le V8 Ford de 4,2 litres, mais développant cette fois plus de 500 chevaux grâce au nouveau carburant. La 38 fut déverminée durant le mois d’avril 1965 sur le circuit anglais de Snetterton, puis mise au point en mai dans ce qui deviendrait son milieu naturel, l’ovale d’Indianapolis.

Ça pousse désormais à Indy !
Les deux voitures du Team Lotus furent amenées pour un galop d’essai à Trenton dans le New Jersey. Jim était épaulé par l’Américain Roger McCluskey qui détruisit la voiture dans un accident lors des essais. Le pilote n’était pas en cause, seul un montage erroné du pédalier avait conduit à cette sortie de piste. Par précaution, on retira de la course la monoplace de Jim et l’équipe fila aussi sec vers Indianapolis. Dan Gurney était inscrit sur la troisième 38, mais il l’engagea sous la bannière de sa propre écurie récemment créée, All American Racers, qui deviendrait par la suite sa structure de base, aussi bien en Formule 1 en Europe qu’en Formule Indy et Canam aux États-Unis.
Sur l’ovale de 4,022 km, A.J. Foyt établit la pole position à la moyenne de 259,479 km/h sur sa Lotus 34-Ford équipée en Goodyear, tandis que Clark et Gurney s’installaient à ses côtés sur leurs monoplaces montées en Firestone. La troisième 38 du Team Lotus fut confiée à Bobby Johns, vedette du stock-car qui ne put faire mieux qu’une place en huitième ligne. Les Firestone étaient réputés moins rapides que les Goodyear, mais ceux-ci montrèrent un tel état de dégradation lors des essais qu’il fallut en concevoir en catastrophe de plus durs pour la course. « Il y a un tour pour l’âne et un tour pour le meunier », dut se dire un Colin Chapman pas mécontent. Son autre satisfaction provenait du fait que, désormais, les deux tiers de la grille étaient remplis de monoplaces à moteur arrière !
Le Wood Bros show

Malgré ces bonnes perspectives, l’ambiance dans le stand Lotus n’était pas des plus détendues avant la course : la pression du résultat pesait clairement et Jim et Colin se sentaient un peu perdus au milieu de cette équipe de mécaniciens qu’ils ne connaissaient pas il y a encore quelques jours : à l’issue des essais, Ford avait jugé un peu verte l’équipe technique de Chapman et imposé au fier patron anglais a real US team, des Sudistes bon teint venant du stock-car ! Les craintes de Colin s’estompèrent quand il vit le sérieux avec lequel ces fameux frères Wood répétaient les manœuvres de ravitaillement à l’aide de tuyaux sur des orifices factices, faisant ainsi le bonheur des journaux locaux qui chantèrent leurs louanges ! Tout était fin prêt et le jour le plus important arriva.
Inutile de préciser que le soleil brillait sur l’ovale le plus célèbre du monde en ce 31 mai 1965 : on ne court pas sous la pluie en Formule Indy. L’ordre traditionnel fut donné par la direction de course : Gentlemen, star your engines ! et les 33 bolides disposés sur 11 rangées s’ébrouèrent dans un tonnerre mécanique assourdissant. Lorsque la voiture du directeur de course ayant guidé le peloton durant le tour de chauffe s’évacua dans la pit-lane des stands, les pieds droits écrasèrent les planches et Jimmy prit la tête d’autorité devant A.J. Foyt. Cinq Lotus menaient la danse infernale et Foyt profita de la puissance un peu supérieure de son V8 pour repasser devant.

Jim ne se laissa pas intimider et reprit son bien au tour suivant. Il ne le lâcherait plus, à l’exception de son ravitaillement qui se passerait du mieux possible grâce à la maîtrise de l’exercice par les Wood Bros qui assuraient le spectacle devant les caméras de télévision. Le suspense dura 116 des 200 tours imposés, jusqu’au moment où A.J. dut renoncer, boîte de vitesses bloquée. Derrière, un farouche mano a mano opposait la 38 de Dan Gurney à la 34 de Parnelli Jones. L’affrontement prit fin avec l’explosion spectaculaire du V8 de Dan, laissant Parnelli terminer devant un jeune Italo-Américain débutant ici et par ailleurs élu Rookie of the Year, Mario Andretti sur Hawk-Ford.

L’équipe Lotus rayonnait, en premier lieu son patron qui avait réussi son incroyable pari : faire triompher une monoplace à moteur arrière dans le saint des saints des roadsters à moteur avant. Cette victoire lui amenait de plus une substantielle prime de 150 000 dollars – somme énorme à l’époque, bien supérieure à ce que la Formule 1 pouvait offrir – qui remboursait allègrement les investissements consentis pour cet événement. Jim Clark devenait, lui, le premier non-Américain de l’ère moderne à remporter la grande classique (1) et pouvait considérer sereinement l’avenir proche : après sa victoire inaugurale en F1 en Afrique du Sud, son titre en Formule Tasmane et ses multiples succès en F1 hors-championnat, F2 et sport, ne lui restait plus qu’à viser l’autre but ultime de cette saison 1965 : une nouvelle couronne de champion du monde en Formule 1.

Note
(1) Les Français Jules Goux et René Thomas gagnèrent en 1913 et 1914, l’Italo-Américain Ralph De Palma en 1915, le Britannique Dario Resta en 1916 et le Franco-Suisse Gaston Chevrolet en 1920.