12/12/2025

De quoi est faite une McLaren ?


« This man, McLaren » (reportage BBC, 1969)

Le document audiovisuel que je vous propose ici ne vous laissera probablement pas indifférent. Comment serait-ce possible s’agissant de Bruce McLaren ? Car il s’agit ici avant tout de l’homme, tel qu’il fut, et non pas tant de ce qu’il a réalisé et légué, et que nous connaissons si bien. Encore aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après sa disparition, le nom McLaren brille de tout son éclat sur les grands circuits du monde.

René Fiévet

Tout, évidemment n’a pas dépendu de Bruce, ni même de l’esprit qu’il sut insuffler dès le début à son entreprise, car le sport automobile a bien changé au cours de ces dernières décennies. Mais il n’est pas interdit de regarder derrière soi, surtout quand ce qu’on y voit est beau, entrainant, édifiant, et nous fait encore mieux comprendre pourquoi nous avons tant aimé le sport automobile de ce temps, quand c’était une aventure humaine avant d’être la formidable entreprise technologique qu’il est devenu.

Il s’agit ici d’un reportage diffusé par la BBC au début de l’année 1969, à la sortie d’une saison particulièrement réussie par l’équipe McLaren, avec notamment trois victoires en Formule 1 (GP de Belgique avec McLaren et GP d’Italie et du Canada avec Hulme), une manière d’exploit pour la première année de cette écurie sur les circuits de Formule 1. Sans oublier la domination de l’équipe McLaren dans la série Canam, avec 4 victoires sur les 6 courses disputées.

« What makes a McLaren ? » (« De quoi est faite une McLaren ») est le titre que le service des archives de la BBC a donné à cette vidéo, pour nous signifier qu’elle permet d’identifier les ingrédients qui firent le succès de l’écurie McLaren à ses débuts. Mais le titre véritable de l’émission, « This man McLaren », tel qu’elle fut diffusée en 1969, nous donne d’emblée la réponse. Il me semble que la vision de ce reportage se suffit à elle-même pour nous donner une idée de ce que furent les débuts de l’équipe McLaren, et on se contentera, en complément, de donner quelques informations et fournir quelques commentaires à caractère périphérique.

Le présentateur est Gordon Wilkins (1912-2007), qui fut le journaliste phare du sport automobile au Royaume Uni. Il commença sa carrière de journaliste avant la guerre, et fut lui-même un coureur automobile occasionnel puisqu’il participa à plusieurs éditions des 24 Heures du Mans, la première fois en 1939. En 1952, il remporta sa catégorie au Mans dans une voiture Jupiter, et lors de sa dernière sortie au Mans en 1953, il co-pilota une Austin-Healey jusqu’à la 14e place au classement général. Au moment de cette émission, il est le principal animateur de l’émission de sport automobile Wheelbase, qui fut diffusée sur la BBC de 1964 à 1975. A bien des égards, son parcours – en sport automobile et à la télévision – ressemble à celui de José Rosinski.

Des bolides et des hommes

Dans ce reportage ne figurent pas les figures historiques de l’écurie McLaren, qui l’ont accompagné dès le début de son entreprise, Teddy Mayer et Tyler Alexander. On ne voit pas non plus Gordon Coppuck, l’ingénieur concepteur, qui avait rejoint l’écurie dès 1965 comme assistant de Robin Herd. Mais Gordon Wilkins s’entretient avec deux autres acteurs importants de l’entreprise, Jo Macquart et Phil Kerr.

1ère PARTIE

Bien que peu connu du grand public, Jo Marquart (1936-1993), de nationalité suisse, fut un ingénieur assez renommé dans le monde du sport automobile de ce temps. Au moment de l’émission, il vient juste de quitter l’équipe Lotus, où il a notamment travaillé sur la Lotus 49 C (qui mènera Graham Hill à son second titre de Champion du Monde), mais aussi sur la Lotus 56 à turbine, prévue pour participer aux 500 miles d’Indianapolis. Suite au départ de Robin Herd, qui a quitté McLaren pour aller chez Cosworth, il a été engagé comme ingénieur en chef, et forme un tandem avec Gordon Coppuck.

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Comme on le voit, Jo Marquart a tout de suite commencé à travailler sur la McLaren M9A de Formule 1 à quatre roues motrices. Ce fut la grande idée de ce début d’année 1969, et cette voiture fut l’un des quatre modèles à quatre roues motrices apparus au cours de la saison, avec la Lotus 63-Ford, la Matra MS84-Ford et la Cosworth 4WD qui n’a jamais couru. Cette tentative fut infructueuse pour tout le monde, et fut vite abandonnée. Au volant de la McLaren M9A–Ford, Derek Bell ne participa qu’à une seule course, le Grand Prix de Grande-Bretagne 1969 à Silverstone. Il se qualifia à la 15ème place, mais, le jour de la course, une rupture de suspension arrière le contraignit à l’abandon après seulement six tours. Par la suite, elle ne fut plus jamais engagée dans un Grand Prix de Formule 1.

Jo Marquart

Le nom de Phil Kerr (1934-2015) est étroitement associé à celui de Bruce McLaren. Ce furent des amis d’enfance qui, pratiquement, ne se quittèrent jamais. Quand il fut recruté à la fin de l’année 1958 par John Cooper pour venir courir en Europe, Bruce McLaren insista pour que Phil Kerr le rejoigne. Conscient du niveau d’éducation et des compétences financières de Phil Kerr, et répondant à une suggestion de McLaren, Jack Brabham lui proposa de s’occuper de ses affaires au sein de sa propre société, Motor Racing Developments (MRD), fondée en 1961 en partenariat avec Ron Tauranac. Phil Kerr s’impliqua fortement, en tant que directeur et directeur sportif, dans la création de MRD et, plus tard, dans l’équipe de course Brabham Racing Organisation (BRO). Toutefois, en 1968, il quitta l’équipe Brabham, en compagnie de Denny Hulme, pour rejoindre Bruce McLaren, et aider ce dernier dans ses ambitieux projets. C’est donc à ce moment que nous le voyons interrogé par Gordon Wilkins, en sa capacité de Directeur général. L’association entre Bruce McLaren et Phil Kerr est l’histoire d’une longue amitié.

Mais les histoires d’amitié ne finissent pas toujours bien. En 2000, la veuve de Bruce McLaren devenue Madame Brickett, intenta un procès à Phil Kerr pour, prétendument, s’être approprié indûment 500 000 US$ provenant d’un fonds d’investissement destiné à pourvoir aux besoins de la famille McLaren. Ce montant provenait d’un accord, mis en place du vivant de Bruce, qui prévoyait que 15% des revenus de ce fonds reviendrait à Phil Kerr qui en était le gestionnaire de fait. Toute la question était de savoir si cet arrangement survivrait au décès de Bruce. Phil Kerr se sentit outragé par l’accusation dont il était l’objet, et il est notable que la famille de Bruce lui apporta son entier soutien à l’occasion de ce procès. En définitive, la justice néo-zélandaise donna raison à Phil Kerr, et la veuve fut déboutée de ses prétentions.

« This man, McLaren »

Bruce McLaren

La seconde partie du reportage est consacrée à Bruce et sa femme Patricia. Pour ma part, je n’ai pas connaissance d’un entretien aussi long et approfondi accordé par Bruce à un journaliste. Jusqu’alors, je ne connaissais de lui que des bribes d’interviews, généralement en prélude ou à l’issue d’une course. Dans ce reportage, je le découvre tel que je ne le connaissais pas, ni l’imaginais. On voit tout de suite qu’il fait partie de ces hommes qui n’ont pas besoin d’artifices ou de procédés pour imposer leur personnalité. Tout est vrai, authentique, et empreint de simplicité chez Bruce. Tous ceux qui l’ont côtoyé insistent sur son charisme exceptionnel. De façon imagée, Howden Ganley, qui travailla comme mécanicien chez McLaren, a bien résumé les choses : « si, un matin, il était venu nous dire : « Messieurs, on arrête tout, on ferme la boutique, on plie les gaules, et on va s’installer dans le désert », on l’aurait tous suivi. »

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On peut le définir comme un meneur d’hommes, enthousiaste et réfléchi. Il est encore au début de sa seconde carrière, en tant que pilote-constructeur, et deux choses le caractérisent : il a une claire vision de ce qu’il veut faire, et il sait quelle est la recette pour y arriver. Procéder par étapes (au risque d’apparaître un peu conservateur dans les choix techniques), être prêt à temps pour chaque course, et être entouré des meilleurs. Accepter que ceux qui l’entourent soient plus compétents que lui dans leur domaine, parfois même plus intelligents, leur lâcher la bride sur le cou, leur faire confiance et les laisser prendre des initiatives. Après, évidemment, s’être assuré qu’ils partagent les mêmes conceptions, et les mêmes valeurs. C’est ce que montre ce reportage, et c’est la recette qui fait les grands chefs d’entreprise. On ne peut s’empêcher, malheureusement, de faire la comparaison avec John Surtees, qui pensait tout connaitre, et mieux que tout le monde, en matière de sport automobile, n’ayant confiance en personne, et qui, malgré toute son énergie, a finalement échoué dans son entreprise de constructeur.

2ème PARTIE

Ce que nous dit Bruce McLaren à propos de la solidité des voitures qu’il construit prend une tragique résonnance à la lumière de l’accident qui mettra fin à sa vie 15 mois plus tard. A bien des égards, Bruce McLaren était l’anti-Colin Chapman : il n’aurait rien sacrifié à la sécurité pour obtenir plus de légèreté. Il s’en explique : « Parfois, dans le bureau à dessins, je me dis, oui, en effet, peut-être que cette pièce pourrait être affinée, ou peut-être qu’elle pourrait être plus légère en l’usinant de telle ou telle façon. Mais, finalement, laissons la comme elle est, dans sa propre épaisseur. » Il conclut, en souriant : « J’accepte qu’on me critique sur ce point, mais tant que je conduirai des voitures, elles seront comme ça. Elles s’allègeront probablement un peu quand j’aurai arrêté de courir. »

Le 2 juin 1970, c’est une rupture mécanique qui lui coûta la vie, lors d’une séance d’essais à Goodwood en préparation de la série CANAM. Le capot arrière de sa McLaren M8D se détacha alors qu’il était à grande vitesse sur la ligne droite de Lavant, et la voiture échappa à tout contrôle pour s’écraser contre le talus d’un ancien poste de commissaires. Le destin en avait décidé ainsi : Bruce n’aurait jamais dû procéder à cette séance d’essais, puisqu’il était initialement prévu qu’elle serait effectuée par Denny Hulme. Mais ce dernier venait d’être victime d’un accident lors des essais qualificatifs d’Indianapolis, qui lui avaient gravement brûlé les deux mains et avant-bras. Qui sait ? Denny Hulme aurait peut-être subi également la même rupture mécanique, mais à un autre endroit du circuit, et sans conséquence fatale. Jim Clark, lui aussi, n’aurait jamais dû être présent à Hockenheim le 7 avril 1968 si les choses s’étaient passées comme il l’avait prévu, et son engagement pour le BOAC 500 à Brands Hatch le même jour s’était concrétisé.

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Bruce McLaren
Bruce et Patricia McLaren © DR

La dernière partie du reportage est consacrée à des considérations plus personnelles et familiales, avec une longue interview de Patricia McLaren (1937-2016). C’est sans doute d’un moindre intérêt pour les passionnés de sport automobile, mais j’ai trouvé que c’était très révélateur de la société de cette époque. Pour interroger Patricia McLaren, Gordon Wilkins cède immédiatement la place à une collègue féminine, Judith Jackson. La voix douce de cette dernière, ses questions très personnelles, nous transporte dans un autre univers, essentiellement familial et intime. C’était ainsi qu’on concevait les choses en ce temps, avec une stricte division des tâches entre les hommes et les femmes. Depuis lors, les choses ont bien changé. Les femmes ont envahi les activités jusque-là réservées aux hommes, et c’est particulièrement vrai dans le domaine du journalisme sportif. C’est bien simple, elles sont partout maintenant : le sport automobile, le rugby, le football, le cyclisme, etc. Et force est de constater qu’elles se débrouillent fort bien : elles sont précises, documentées, très techniques dans leurs explications, à force de vouloir prouver qu’elles savent aussi bien faire que les hommes dans ce domaine.

Peut-être un peu trop, il me semble, au point d’en devenir un peu doctes, voire professorales, à force de perfection et de professionnalisme. Ce qui leur manque, c’est cette profonde et vibrante humanité qui nous caractérise tant, nous les hommes. Dans le domaine sportif, les hommes sont facilement envahis par leur enthousiasme, ils bégayent d’émotion face au spectacle qui s’offre à eux, ils sont souvent approximatifs et capables de partialité, voire plus. « Vous êtes un salaud ! » avait lancé un jour Thierry Roland à l’arbitre Monsieur Foote, lors d’un match Bulgarie-France. Bref, les hommes sont imparfaits. Rien de tel, malheureusement, chez les femmes. Mais il faut bien se rendre à l’évidence, c’est un combat perdu d’avance : dans notre société qui valorise tant la compétence, le savoir et la technicité, les femmes vont prendre inexorablement le dessus sur les hommes. C’est écrit (du moins, jusqu’à ce que l’intelligence artificielle prenne définitivement le relais, et impose son pouvoir égalisateur). Toutefois, je remarque une chose : le plus souvent, quand elles apparaissent à la télévision, ces femmes présentent une apparence physique fort attrayante ; et elles sont parfois particulièrement girondes. Il y a là une sorte de biais systématique qui défie toutes les lois de la statistique, et je ne peux m’empêcher d’y voir cette forme d’intervention très humaine, si typique de la gent masculine dans les lieux de pouvoir qu’elle occupe. Bref, on n’a peut-être pas tout perdu dans l’affaire : certes, les femmes nous taillent des croupières dans des domaines qui nous étaient jusque-là réservés, mais il nous reste le plaisir des yeux.

Un dernier commentaire à propos de la petite Amanda, que l’on entrevoit durant le reportage. Il ne semble pas qu’elle ait partagé la passion de ses parents pour le sport automobile. Au contraire, elle entreprit des études dans le domaine médical, pour devenir infirmière et se spécialiser dans l’anesthésie et la réanimation. Ce n’est que récemment, en 2014, quelle a changé d’activité pour devenir ambassadrice de la marque McLaren.

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