29 janvier 2020

Alain Prost, une vie, une carrière (3/4).

Dans ce troisième entretien (réalisé en 2002, rappelons-le), Alain Prost nous décrit ce moment magique pour un pilote représenté par la toute première fois où il quitte les stands au volant d’une Formule 1. Puis cette première saison – décevante mais pleine d’enseignements – chez McLaren, écurie vieillissante à la veille d’être reprise par deux quasi-inconnus qui lui insuffleront le sang neuf qui fera sa gloire future.

Propos recueillis par Pierre Ménard

Publié le 4 mai 2015

Alain Prost, une vie, une carrière (1/4)
Alain Prost, une vie, une carrière (2/4)
Alain Prost, une vie, une carrière (3/4)
Alain Prost, une vie, une carrière (4/4)

1979-1980, F1 McLaren-Ford

Alain Prost, quelles furent vos premières impressions sur la Formule I lors du test au Paul Ricard en novembre 1979 ? D’abord sentimentales, puis techniques ?

C’est certainement le moment le plus extraordinaire dans la vie d’un pilote. Au début, on fait du karting, puis l’école de pilotage, la F3, mais là, on est convoqué à un essai de Fl. Il y a tous ces moments : vous arrivez en Angleterre, quelqu’un vient vous chercher à l’aéroport, ce qui ne m’était jamais arrivé, on est convié dans les très beaux vans Marlboro.

Alain Prost au Castelet en 1979 @ Olivier Rogar

C ’est un peu le conte de fées qui s’ouvre à vous ?

Oui et non, parce que lorsqu’on est réaliste, on sait que c’est pour faire un essai. Et encore, là c’était pour aller mouler mon siège. Mais on est tout de suite dans une autre dimension. Et là, on se dit : « Merde, j’y suis » ! C’est un moment vraiment fabuleux à vivre. On sait ce que c’est en Formule Renault ou Formule 3, mais en F 1 c’est tout desuite plus professionnel. Pour revenir aux premières impressions, vous pensez que vous n’allez pas parvenir à conduire cette voiture. Elle parait énorme, alors qu’elle est toute petite l Mais par rapport à une F3, c’est gros. C’est impressionnant ! Ensuite on est venu me chercher à l’hôtel, on a mangé du foie gras le soir — Teddy Mayer voulait manger du foie gras — on est vraiment dans un autre monde. Tout en sachant, et c’est le fond du problème auquel sont confrontés tous les pilotes, que tout peut s’arrêter le soir même ! C’est la vérité : un tête-à-queue dans le premier tour, ou on se met dans le mur, tout est fini, il n’y a plus de carrière. J’insiste très souvent sur ce point, sur cette fragilité de la carrière, et d’une vie en fin de compte. De plus, je n’étais pas le seul en lice, il y avait Watson, Cogan (1), il y avait le contrat Marlboro en jeu — c’était eux qui organisaient le test.

Donc la voiture parait gigantesque et vous avez l’impression que rien ne va fonctionner tellement le temps est compté. On ne vous dit pas combien de temps vous allez tourner. Vous tournez et vogue la galère ! C’est très subjectif : on peut vous laisser faire dix tours comme cent. Et il y avait une sorte de compétition avec Cogan qui avait en plus une expérience en Formule Atlantic, ou quelque chose dans le genre. Et petit à petit au fil des tours, tout se rétrécit : la voiture devient de plus en plus petite, les gens deviennent de plus en plus proches, et on sent que « ça » commence à marcher. C’est vrai qu’il ne m’a pas fallu longtemps. J’avais l’avantage de faire ce test au Castelet, mais je l’avais demandé. Mais je me suis surpris moi-même, parce que lorsque vous êtes assis pourla première fois dans une F1, personne ne peut dire : « Je vais faire ci ou ça».

Lorsque vous donnez vos impressions aux ingénieurs McLaren et à Mayer, votre anglais est-il au niveau requis ? 

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Oh non ! Je ne me rappelle même pas comment j’arrivais à communiquer ! J’avais un petit lexique personnel, « Roll bar », « understeer », « oversteer », une dizaine de noms et je me suis débrouillé avec ça. Les mains aussi, peut-être… Mais j’ai vu que c’était pratiquement gagné au bout de quelques tours. Je suis rentré chez moi le soir, je ne me rappelle même plus d’ailleurs combien de jours a duré l’essai, un ou deux je crois, en attendant qu’on m’appelle. Parce qu’on m’avait dit : « On t’appellera». Et j’ai pas eu de nouvelles l Je pense que ça a duré une quinzaine de jours. Et là, c’est épouvantable ! J’aurais été mauvais ou moyen, je pouvais me faire une raison. Mais c’était évident que j’avais fait bien mieux que les autres. L’alternative était simple : c’était ça ou il fallait que j’envisage autre chose.

Est-ce qu’à un moment donné lors de ces quinze jours, où on échafaude certainement les scénarios les plus noirs, vous vous êtes dit : « Qu’est-ce que je peux bien faire d’autre, à part piloter » ?

Complétement. J’envisageais déjà de travailler avec mon père, en tous cas je pensais ne plus courir si ça ne marchait pas. J’attendais le verdict que j’espérais positif, soyons honnêtes, mais ce qui est très symptomatique de cette époque, et complètement différent de ce qui se passe maintenant, c’est qu’ils ont attendu quinze jours pour effectivement m’appeler ! De nos jours, ce serait absolument impossible et on voit comment le monde professionnel a changé. Aujourd’hui j’aurais fait ce genre d’essai — j’étais libre, sans contrat, j’avais juste signé un truc pour les deux jours d’essais pour des questions d’assurance — dans les quinze jours, j’avais quatre ou cinq offres d’autres équipes ! Peut-être pas pour être pilote titulaire, mais au moins pour un contrat à court terme. Et là, personne n’a bougé ! 

Prost et Watson McLaren - Le Castellet 1979
Prost et Watson au Castellet – 1979 @ Olivier Rogar

Vous rappelez-vous l’ambiance dans l’écurie en 80 et les « railleries » des mécanos ( sur Watson, ou vous avec le surnom de « Napoléon ») ?

« Napoléon », c’est quand je m’étais cassé le bras à Kyalami et que je l’avais en bandoulière. Ils m’avaient dessiné en Napoléon. Mais au départ, c’était « tadpole », le « têtard », la « petite grenouille » quoi (rires) ! Mais c’est un peu une spécificité des équipes anglaises, qui charrient facilement un pilote. J’étais le jeune qui arrivait, Watson était l’ancien et au début, il faut reconnaitre que le fait que je sois plus rapide était un peu décontenançant. Après, il a fait une belle fin de saison. On s’entendait bien, on s’aimait bien. Il m’a beaucoup aidé. C’est vrai que je trouvais ça un peu dur, mais je ne suis pas sûr que ça l’affectait. Parce que ça faisait partie de l’humour anglais. On rigole de tout. Plusieurs années après, quand j’étais sorti à Detroit [1986, NDLA], ils m’avaient collé sur le volant une ‘check list’ de tout ce qu’il ne fallait pas que je fasse en conduisant ! Vous faites ça dans une équipe française, c’est pas toujours bien vu, ni bien apprécié. Mais c’est vrai que de temps en temps, c’était un petit peu vache. 

Qu’avez-vous pensé de Ron Dennis et John Barnard lorsqu’ils reprirent les rennes de l’écurie fin 1980 ? 

En fait, j’ai eu un premier rendez-vous avec eux durant l’été, encore une fois avec Patrick McNally. Je suis allé chez Ron, dans les ateliers de son Project Four. Je ne connaissais pas Barnard que je rencontrais pour la première fois. Ils m’ont emmené dans une petite pièce ou se trouvait la maquette de la future MP4 en carbone. Ils m’ont expliqué le projet, sans tout me dire bien entendu. Là, j’étais dans une situation embarrassante : le projet était attirant, mais d’un autre côté, j’avais déjà des discussions avec Renault et puis, j’avais eu des accidents très sérieux avec les McLaren. Je me suis retrouvé à l’hôpital avec les cervicales touchées à la suite d’une grosse sortie en essais privés à Donington, la suspension avait cassé. Ça ne s’est pas su, mais ça s’est produit. L’ambiance dans l’équipe était bonne, mais je ne voyais pas le futur avec Teddy Mayer et je devins très méfiant par rapport à la sécurité. Cette voiture me faisait peur. Il faut se rappeler qu’en Espagne a Jarama, j’aurais pu me tuer. 

Alain Prost – GP de Belgique 1980 © DR

Ils avaient amené une voiture, la 29B, munie de nouvelles suspensions avant, rivetées dans la coque. J’ai demandé à Jean-Pierre Jabouille, que je considérais comme une référence en technique, de venir regarder ces suspensions. Il regarde et me dit : « Ecoute, je ne vois pas à l’intérieur de la coque, mais ça m’a tout de même l’air un peu léger tout ça ». Et en descendant le ‘S’ qui mène à la cuvette derrière les stands, la suspension casse au premier freinage énergique : les deux roues avant sont parties ! Le GPDA, nouvellement recréé avec notamment Jean-Pierre, Didier, Scheckter et d’autres, avaient fait mettre à cet endroit précis un grand dégagement avec des grillages là où il n’y avait rien. Je suis donc parti tout droit, j’ai eu l’impression de plonger dans le paddock. Heureusement que ça m’a accroché par derrière et que ça m’a fait pivoter parce que sincèrement, je pense que je me serais tué. Un pilote pour être bon, il faut qu’il ait confiance en son matériel. A l’époque, j’avais déjà une bonne réputation, mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, j’avais vraiment « les jetons ». J’ai eu sept ou huit alertes de ce genre dans l’année.

Alain Prost à Buenos Aires – 1980

Donc d’un côté, discussions avec Renault, de l’autre avec Dennis et Barnard. Au Grand Prix du Canada, Barnard est dans l’équipe, et je suis une des voitures les plus rapides en course. Malheureusement, la suspension pète et je sors. Bon, le coup est dur, mais je me dis que la voiture progresse enfin et que j’aurais pu  faire un podium. Renault devient de plus en plus insistant, je ne suis pas insensible au côté nationaliste, et Renault s’annonce comme une écurie qui va être au top. Mais je suis encore partagé : la course de Montréal, le contact avec John et Ron, me faisaient dire qu’il fallait que je reste.

Puis arrive Watkins Glen où ma suspension arrière casse et là, je passe sous le rail et je me prends la roue sur la tête ! Hôpital, forfait pour la course et je rentre chez moi. Je suis resté quinze jours alité. J’étais obligé de me tenir au mur pour aller aux toilettes. J’avais perdu un peu de vision à l’œil gauche, j’étais bloqué et j’ai mis beaucoup de temps avant de m’en remettre. Et là, ça m’a fait basculer du côté Renault. Même Marlboro à l’époque n’a pas insisté : ils voyaient bien que ça dépassait le cadre du sport. Ils ont compris et m’ont presque aidé à partir. Je suis d’ailleurs resté pilote Marlboro, même chez Renault.

Marlboro était-il un sponsor ou bien payait-il déjà votre salaire ?

Chez McLaren, c’est McLaren qui payait les salaires. Marlboro du temps de Renault, c’était un contrat personnel entre eux et moi, comme j’ai eu un contrat avec VSD, puis plus tard avec Haribo.

(1) Alain fut en fait en concurrence directe avec l’américain Kevin Cogan lors de ce test destiné à déterminer qui serait le coéquipier de John Watson en 1980. « Wattie » était présent pour établir le temps de référence au volant de la McLaren avant de laisser le volant aux deux prétendants. Pour les besoins du livre sur Prost, John nous avait raconté qu’il lui parût d’emblée évident qu’Alain était fait pour conduire une F1 alors que Cogan était nerveux (changements de rapports manqués, conduite hachée et mal maîtrisée).

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