Pour le Français moyen ne connaissant du sport automobile que ce que le journal télévisé veut bien lui en dire, Guy Ligier était un constructeur de monoplaces de F1 qui eurent leur heure de gloire à la charnière des années 70 et 80. Mais les connaisseurs savent qu’il n’était pas que ça, loin s’en faut. Bien avant d’aborder la F1 en tant que constructeur en 1975, à 45 ans, Guy Ligier avait eu un parcours riche et multiforme. Garçon-boucher, rameur, rugbyman, coureur moto, entrepreneur en travaux publics, il fut tout cela avant d’entamer une carrière de pilote, à 33 ans seulement, âge canonique dans le contexte de la F1 actuelle.
Olivier Favre
Comme pilote, il eut surtout le mérite d’assurer une présence française en F1 à une époque où notre pays, après la retraite de Trintignant et avant l’ascension de Matra, était inexistant au plus haut niveau du sport automobile. Mais, que ce soit comme pilote ou comme constructeur, son parcours ne peut se résumer à la F1. Après une tentative infructueuse et financièrement cuisante en Formule Junior en 1960, puis des rallyes en 1963 avec une Porsche 356 Carrera (c’est au Tour de Corse qu’il fait la connaissance d’un certain Jo Schlesser, qui dompte une Cobra totalement anachronique sur l’île de Beauté), c’est par les sport-protos qu’il aborde vraiment la course en 1964, aux commandes d’une Porsche 904 (victoire en GT-2 litres et 7e place absolue). L’année suivante, il achète la Ford GT40 châssis P/1003 et remporte avec elle, à Magny-Cours, la première victoire d’une GT40 en Europe. Intégré à l’écurie Ford-France d’Henri Chemin, aux côtés des Greder, Schlesser, Dumay, Giorgi, Delalande, …, il participe à l’offensive Ford contre l’hégémonie Ferrari. Avec quelques belles perfs à la clé, comme en 1966 à la Targa Florio (cf sur Classic Courses : Gros moulins sur petits lacets) ou aux 1000 km du Nürburgring (5e avec Schlesser, victoire en Sport).
Ou, surtout, aux 12 Heures de Reims 67. Pour cette dernière édition de la « revanche du Mans », comme on l’appelait parfois, Ligier et son ami Jo disposent non pas d’une des GT40 françaises, mais de la MKII B qui, avec Hawkins-Bucknum, fut pointée en tête à la fin de la première heure des 24 Heures, 15 jours plus tôt. Ce prêt étant sans nul doute lié aux étroites relations que Ligier entretient avec Carroll Shelby, dont il importe les voitures en France avec sa société Inter-sport, créée avec l’ami Jo et José Behra, le frère de Jean. Malgré de gros soucis de boîte, ils font bon usage de la grosse 7 litres bleu pâle qui franchit la ligne en tête, précédant la P2/P3 de Piper-Siffert. Ils retrouvent cette GT40 P/1047 pour le Mugello puis les 1000 km de Paris, avec à chaque fois une 4eplace à la clé. Des résultats à saluer bien bas, surtout pour le Mugello, cette Targa toscane où une 7 litres n’était vraiment pas la monture la plus appropriée. En 1968 Ligier et son pote Jo se tournent vers la F2. Mais le 7 juillet se produit l’impensable : Jo se tue à Rouen. Ligier est dévasté et perd le goût de piloter. Hormis quelques sorties avec une Escort, il n’y reviendra vraiment qu’en 70 en tant que pilote-constructeur. Dessinée par le jeune Michel Tétu, la JS1 à moteur Ford inaugure une longue lignée de voitures dont l’appellation perpétue le souvenir de Jo. C’est une GT dans l’esprit, mais faute d’une production suffisante elle doit se mesurer aux prototypes 2 litres. Et elle s’en sort plutôt bien, notamment au Mans où, avant d’abandonner, elle devance sous la pluie une Chevron B16 équipée du même moteur. Cette JS1 sert de base à la JS2 présentée fin 70, qui vise la clientèle des Porsche 911 et Dino 246 GT.
Mais l’année 71 est consacrée au prototype JS3 à moteur Cosworth. Avec cette jolie et compacte barquette aux couleurs – jaune et vert – de son principal soutien, le pétrolier BP, Ligier vise les 24 Heures du Mans. Oh, pas la victoire absolue, il ne faut pas rêver face aux 917 et 512. Mais, quoiqu’ambitieux, un succès dans la catégorie protos 3 litres ne paraît pas totalement utopique.
De fait, au terme du premier quart de la course, Ligier et Depailler sont pointés au 10e rang, derrière la Matra mais devant tous les spiders 908/2 et même devant plusieurs 512 M. Mais de gros soucis de suspension puis de boîte de vitesses stoppent très longtemps la JS3, qui termine certes la course, mais non classée faute d’avoir parcouru une distance suffisante. Le courage et l’opiniâtreté de la petite équipe française ont cependant conquis le public manceau, on en reparlera quatre ans plus tard.
Pour 1972 Ligier laisse tomber la JS3, qui ne peut lutter face à Matra, et engage des JS2 en espérant des retombées commerciales. Mais le V6 Maserati n’est pas d’une fiabilité exemplaire et les résultats ne sont pas au rendez-vous, que ce soit en rallye ou au Mans, où les trois exemplaires engagés (2 d’usine, 1 privé) abandonnent. L’année suivante, le programme circuit est un peu plus ambitieux (Dijon, Monza, Le Mans) et, avec sa carrosserie gonflée et ses appendices aérodynamiques, la JS2 se rapproche de ce que seront bientôt les « silhouettes ». Mais les résultats ne s’améliorent pas pour autant. Et si une Ligier est enfin classée au Mans, il s’agit d’une JS2 privée type 72 qui termine à une anonyme 19e place. Cette année 73, la dernière de Guy Ligier en tant que pilote, est pourtant rehaussée par la superbe performance de Guy Chasseuil au Tour Auto. Celui-ci réalise un festival en remportant 11 des 17 spéciales. Hélas, l’irrattrapable retard encaissé le premier jour le contraint à se contenter d’une 10e place finale plus que frustrante.
Malgré le choc pétrolier qui jette un voile inquiétant sur l’avenir commercial de la JS2, Ligier persévère en 1974. Total remplaçant BP, les voitures deviennent bleues à parements blancs et le programme circuits s’étoffe encore. Classées en protos, les JS2 ne peuvent évidemment lutter contre les Matra, Mirage et autres Alfa. Mais elles sont en concurrence directe avec les Porsche Carrera Turbo officielles. Ligier contre Porsche, la lutte est inégale. Mais les JS2 ne sont pas ridicules et obtiennent enfin quelques places d’honneur en championnat du monde : 8e à Monza, 6e au Ricard. Et une Ligier d’usine est enfin classée au Mans (8e avec Laffite-Serpaggi). Mais, surtout, les Ligier prennent leur revanche au Tour Auto : elles réalisent le doublé en dominant la course de la tête et des épaules, sans pour autant tranquilliser Guy Ligier, comme Johnny Rives nous l’a rappelé il y a quelques jours. Pour Ligier, l’année 74 se conclut en beauté. Pour Matra, c’est une aventure de dix ans qui se termine, mettant « sur le marché » un formidable potentiel de pilotes, ingénieurs et mécanos, ainsi que le budget du SEITA.
Ligier va en profiter et c’est une véritable transfusion de forces vives qui va irriguer Vichy depuis Vélizy. Désormais équipées d’un V8 Cosworth et d’une boîte Hewland, les JS2 semblent bien armées pour cette nouvelle saison. Las ! bien que plus légères de 150 kg et un peu plus rapides que leurs grandes sœurs à moteur italien, les JS2-Ford ne peuvent que faire de la figuration sur 1000 km face aux Alfa de Willy Kauhsen et à la toute nouvelle Alpine-Renault Turbo. Dès lors, Ligier mise tout sur Le Mans, en engageant trois voitures (dont une à moteur Maserati). Il y a cette année-là un coup à jouer : la formule limitant la consommation imaginée par l’ACO a dissuadé les Alfa et les turbos et, émergeant d’un plateau qualitativement bien maigre, les favorites sont les nouvelles Gulf-Ford de John Wyer, malgré un V8 Cosworth qui n’a jamais donné beaucoup de gages de solidité en endurance. De fait, le coup passera tout près. Grâce au doigté de Jacky Ickx, la Gulf n°11 préservera sur la ligne un petit tour d’avance sur sa plus proche poursuivante, la Ligier n°5 de Lafosse-Chasseuil.
Alors que la JS2 civile disparaît cette même année, plombée par la crise, l’aventure pré-F1 de Guy Ligier constructeur s’arrête sur ce coup d’éclat sarthois. Sur le podium où il a rejoint les vainqueurs, Guy Ligier reçoit une belle ovation d’un public qui, comme souvent en France, a un faible pour les battus méritants, les valeureux seconds. Les années suivantes en F1, Ligier saura capitaliser sur les acquis de cette 2e place : sur la cote d’amour qu’elle lui vaut et sur cette position (souvent surjouée, voire fantasmée) d’irréductible petit Gaulois aux moyens limités face aux légions anglaises surarmées.
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1 – 1971 2 – GP d’Allemagne 1967 3- Le Mans 1964 4 – Targa Florio 1967 5 et 6 : Reims 67 7 – avec Jo Schlesser 8 – Le Mans 1970 9 : Le Mans 1971 10 : Le Mans 1972 11 : Tour Auto 1973 12 : Tour Auto 1974 13 et 14 : Le Mans 1975