« Joies et peines en Formule 1 »
Témoin de grandes avancées techniques en F1, le motoriste Alain Marguet a vécu toute la vie immergé dans la compétition automobile au plus haut niveau. Il en connaît les joies et les peines, qu’il a accepté d’évoquer sans fard. Nous parlions assis sur un escalier du Hall 1 de Rétromobile, et il tenait des propos passionnants.
Propos recueillis par Eric Bhat, photos collection Alain Marguet.
Eric Bhat – Classic-Courses : Commençons donc par le commencement : chez le sorcier Amédée Gordini, tu as débuté comme apprenti-sorcier ?
Alain Marguet : Bien moins que ça ! Sur ma toute première fiche de paye, j’étais « Petite main mécanique » ! Les arcanes administratives de l’époque étaient assez fantaisistes, mais je m’en foutais, je voulais travailler dans la course automobile, je ne pouvais rêver mieux. En novembre 1965, j’avais écrit à Lotus, à Alfa Romeo, à bien d’autres encore, personne ne m’avait répondu. Sauf Gordini ! J’habitais Reims. Amédée Gordini lui-même m’a donné rendez-vous Boulevard Victor à Paris, et j’ai sauté dans un train. « Que veux-tu faire ? » m’a-t-il demandé. Je lui répond que je ne pensais qu’à la compétition. Ai-je été suffisamment persuasif ? « Viens la semaine prochaine, finit-il par me dire, on te prend à l’essai ! » C’est ainsi que j’entrais chez Gordini Automobiles », devenu ensuite Renault Gordini, puis Renault-Sport : au total, je suis resté 22 ans chez Renault, de 1965 à 1987. Je suis l’un des deux derniers anciens de chez Gordini encore vivants, et on m’appelle de temps en temps pour des témoignages ou commémorations.
Eric Bhat – Classic-Courses : C’est donc toi qui a inventé la Renault 8 Gordini ?
Alain Marguet : Doucement, doucement ! J’étais là quand elle est sortie, mais c’était surtout l’oeuvre de Gordini ! Amédée l’a emporté chez Renault « à l’italienne » ! Il existait deux projets : celui de Renault et celui de Gordini. Amédée, pour gagner du poids a enlevé la roue de secours et quelques garnitures ; il a apporté des astuces mécaniques de vieux briscard, et son projet l’a emporté. Je dois dire qu’il y avait chez lui de vrais artistes. Le tôlier-formeur me fascinait. Ce qu’il faisait en restaurant les carrosseries des anciennes voitures était réellement de l’art ! J’ai participé aux 24 Heures du Mans la première fois en 1967. Lors du Salon de l’auto, Trintignant, Behra, Manzon, ou Grandsire venaient se garer chez Amédée. J’ai eu l’honneur de serrer la main des plus grands pilotes français, Amédée m’a même amené chez Enzo Ferrari , que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Pour moi le Commendatore c’était le Bon Dieu ! J’ai aussitôt téléphoné à mon père pour lui raconter ça ! J’avais 20 ans, je me rappelle encore aujourd’hui, à 77 ans, de l’émotion que j’ai alors ressentie.
Les ateliers d’Amédée formaient une sorte de L, avec deux entrées, une côté Boulevard Victor, l’autre côté Rue de Vaugirard. Il y avait de grandes verrières pour aérer les bancs d’essais quand il faisait trop chaud…. Nous rôdions les moteurs tard, au-delà de 23 heures, et les voisins étaient excédés. La préparation en prenait un coup ! Personne n’avait très envie de recevoir les casseroles ou des cailloux que les voisins balançaient sur nos têtes ! Le pire ce fut en 1969 avec le déménagement à Viry-Chatillon dont les installations n’étaient pas encore terminées. Les moteurs étaient assemblés à Viry puis repartaient Boulevard Victor pour passage au banc puis retour à Viry pour finitions avant envoi à Dieppe !!! Les mécaniciens d’Amédée se démotivaient, lors des 24 Heures ils allaient se coucher la nuit. Les voitures étaient très belles, mais il n’y en avait pas une pareille, les circuits de refroidissement étaient mal pensés, les moteurs chauffaient. Chez Alpine il y avait une équipe de mécaniciens formidables et motivés, mais je pense que c’est l’encadrement Renault+Alpine+Gordini qui était mal organisé. Tout ceci explique les médiocres résultats.
Heureusement François Castaing est arrivé et il a modernisé tout ça. Pour la Formule 1 il a regroupé moteurs et cellule châssis à Viry-Chatillon : si nous perdions des courses, nous perdions tous ensemble, et si nous avions des succès, c’étaient les succès de tout le monde !
Eric Bhat – Classic-Courses : Début aux 24 Heures du Mans en 67, Renault gagne les 24 Heures en 78, tu as donc mis onze ans à gagner cette épreuve !
Alain Marguet : Ce n’est pas moi, c’est Pironi et Jaussaud qui ont gagné ! Et je tiens à dire que c’est aussi la victoire de François Castaing, sous la direction technique duquel nous avons couru l’épreuve. J’ai l’impression que les supporters ont, à tort, oublié Castaing. J’ai parlé avec lui au téléphone il y a trois mois à peine, je suis allé voir François et sa famille à Phoenix aux Etats-Unis. Son épouse Marlyse nous envoyait des nouvelles tous les ans. Nous sommes restés très amis.
Castaing était – est toujours – un ingénieur très rigoureux, doté d’un esprit d’analyse et d’anticipation très aiguisés. En 1977, nous n’avons pas gagné Le Mans. Castaing a réorganisé l’équipe. Il a monté une équipe « spéciale Le Mans » confiée à Bernard Dudot dont j’étais l’adjoint, tandis Jean-Pierre Boudy se concentrait sur la Formule 1. En 1978 le Mans constituait pour nous un gros enjeu : pas de victoire, pas de F1, nous en étions tous très conscients ! Quatre Renault étaient au départ, Castaing n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier, avec notamment une voiture-lièvre, et une allure un peu moins soutenue pour les trois autres voitures. C’est ainsi que nous avons gagné les 24 Heures du Mans, en battant le record de distance de l’épreuve, en gagnant devant Porsche, et en atteignant l’objectif fixé. Une belle victoire !
Eric Bhat – Classic-Courses : Le soir même de cette victoire, Bernard Hanon abandonne Le Mans et vous confirme sur la planète F1. Ce fut une décision un peu brutale, tu ne trouves pas ?
Alain Marguet : Peut-être, mais nous l’espérions tous ! Il faut reconnaître que sous la direction technique de Castaing , notre palmarès avec le V6 commençait à s’étoffer. En 1974 Alain Serpaggi avait été champion d’Europe des prototypes 2 litres , en 1976 Jean-Pierre Jabouille champion d’Europe de Formule 2, idem René Arnoux en 1977 puis cette victoire au Mans en 78. Les portes de la F1 s’ouvraient. Gérard Larrousse gérait les relations avec les patrons de Renault .La grande force de François Castaing fut de passer constamment d’un objectif technique à un autre ! Et en même temps, il savait tirer le meilleur de nous tous. Par exemple, il savait « gérer » Jean-Pierre Boudy. Un ingénieur brillantissime, qui arrivait tous les jours avec une nouvelle idée. Il fallait en délaisser certaines et en développer d’autres. Le DPV (Distributeur à Prérotation Variable), c’était Boudy, les soupapes pneumatiques c’était Boudy. Quand Renault a monté ces soupapes sur le V6, tous les moteurs de la Formule 1 y sont venus ! A Silverstone 1977, tout le monde rigolait de notre « Yellow Tea-Pot » selon le bon mot de Ken Tyrrell ! La victoire de Jean-Pierre Jabouille au GP de France 79, deux ans plus tard à peine, a été un grand jour : première victoire en F1 d’un moteur suralimenté, première victoire de notre V6, première victoire des pneus Michelin à carcasse radiale. Au total, de Silverstone 77 à Dijon 79, ce furent deux années de folie !
Eric Bhat – Classic-Courses : Mais François Castaing n’était plus là. Qu’est-ce qui l’a fait « sauter »?
Alain Marguet : Il faut chercher dans les relations Larrousse-Castaing les raisons de l’éviction de Castaing. Ils ne s’entendaient plus. Castaing est parti chez AMC puis chez Chrysler. Bernard Hanon était bien conscient de sa valeur et lui proposé de revenir en France diriger un bureau d’études chez Renault, mais Castaing a décliné l’offre. Il dirigeait une usine phénoménale aux Etats-Unis, il habitait une superbe maison : il n’avait aucune envie de revenir.
Eric Bhat – Classic-Courses : As-tu été tenté de le suivre dans son nouveau chemin ?
Alain Marguet : Non, ma vie était ici, je bossais dans l’équipe de Bernard Dudot, puis j’ai intégré l’équipe de développement, sous la direction de Jean-Pierre Boudy dont j’étais l’adjoint.
Eric Bhat – Classic-Courses : Des photos te montrent « conduire » une voiture de course au banc d’essais ! Mais t’est-il arrivé de conduire une Renault F1 ?
Alain Marguet : Oui, sur l’aéroport du circuit Paul Ricard. Je ne suis pas un pilote. Il se trouve que Renault avait organisé des essais pour quelques journalistes, et nous avons pris le relai quand l’opération presse a été terminée! Plusieurs techniciens de l’équipe en ont profité , Pierre Dupasquier (Michelin) y-compris. Mon tour est venu, je n’avais pas de casque, Dupasquier m’a prêté le sien : c’était le casque de Piquet : le pilote brésilien l’avait offert à Pierre pour le remercier de la saison qu’ils avaient couverte ensemble. Voilà qui explique que je portais le casque de Piquet dans une Renault F1 !
Eric Bhat – Classic-Courses : Quand Renault a arrêté la Formule 1, tu n’as pas été tenté de rejoindre Ligier ?
Alain Marguet : Oui et non ! Période un peu compliquée ! Renault-Sport a d’abord abandonné les châssis, devenant motoriste : en 86 j’ai d’abord été détaché chez Ligier quand Guy utilisait le moteur Renault. Ligier prévoyait d’utiliser le moteur Alfa Romeo, et j’ai effectivement reçu des propositions des « bleus » dans ce sens. Le projet Alfa Romeo est tombé à l’eau. Dès lors mon embauche n’avait pas de sens…
J’avoue qu’il y a eu un moment de flottement. Renault nous a confié quelques travaux d’études sur les voitures de série. Personnellement je regrettais le sel de la compétition. J’avais noué des contacts avec Mader, qui préparait des moteurs Cosworth pour plusieurs écuries, Minardi, Larrousse-Calmels , AGS, Colini, etc. Il faisait courir aussi le moteur Mégatron. C’était un moteur BMW, rebaptisé Mégratron. BMW avait confié à Mader les révisions et la maintenance de son moteur pour l’écurie Arrows. Tant est si bien que Mader équipait la moitié de la grille. J’ai rejoint Mader pour m’occuper des relations techniques avec les concurrents. Et puis Emile Novarro, le Président de Lamborghini, est venu me chercher. Il voulait créer une équipe pour concevoir un moteur de F1 avec Mauro Forghieri comme directeur technique. Je ne parlais pas italien, j’ai un peu hésité. Lamborghini appartenait à Chrysler. J’ai téléphoné immédiatement à François Castaing, devenu vice-président chez Chrysler. Il m’a confirmé la ferme intention qu’avait Lamborghini de développer un moteur F1, et Castaing m’a encouragé à rejoindre ce projet. Ce qu’il y avait dans l’air à ce moment-là, c’était l’idée de faire revenir Didier Pironi en Formule 1 sur une Larrousse-Calmels à moteur Lamborghini. Là-dessus Calmels a son problème privé et Didier son accident sur le Colibri, ce qui a compromis l’événement.
Le moteur Lamborghini a équipé également Minardi, Ligier et Lotus, c’est-à-dire aucun top-team, mais nous étions néanmoins en progrès constants. Ron Dennis et son pilote vedette Senna, chez McLaren, s’en sont rendus compte et ils ont fait appel à nous. Un essai ultra-secret de Senna a été organisé à Estoril le lendemain du Grand Prix du Portugal 1993. Notre moteur était prometteur. Il ratatouillait encore à haut régime , car nous étions équipés par Bosch, et nous avons dû adopter rapidement, donc avec un manque de mise au point, le sysème Tag-Heuer, pour avoir le « Fly-by-wire ». Senna était séduit. Mais Dennis a demandé des sommes folles. Chrysler et Castaing ont refusé. Castaing, une fois encore a été clairvoyant. Dennis est parti chez Peugeot, ça a duré un an à peine tellement Dennis demandait d’argent !
Côté Lamborghini , Forghieri et moi, ça ne se passait pas très bien. Il a étudié en douce une voiture entière, alors que nous étions seulement fournisseurs de moteurs. Il a été évincé, et remplacé par Mike Royce. Mais le coeur n’y était plus. Chrysler a revendu Lamborghini. Je suis revenu en France et je suis entré chez Larrousse, où j’ai retrouvé plusieurs amis venant de chez Renault, Michel Tétu et Daniel Champion notamment. Là aussi, ça prenait l’eau. Larrousse se débattait tout seul à la tête de l’équipe, il nous a promis qu’une aide de l’État allait arriver. Mais elle n’est jamais arrivée. Ce qui nous a refroidis Tétu, Champion et moi, c’est que Larrousse ne nous a pas dit un mot de la situation. L’écurie a fait faillite, et je me suis retrouvé au chômage.
Eric Bhat – Classic-Courses : Quel a été ton pilote-fétiche ?
Alain Marguet : De tous les pilotes que j’ai vus courir, j’ai beaucoup admiré Niki Lauda. Champion du monde, grièvement blessé, il est revenu et il a été à nouveau champion du monde. D’une façon générale, j’ai un très grand respect pour tous les pilotes qui ont été champions du monde. Pour le devenir, il faut un vrai tempérament de gagneur. Senna, ce n’était pas un tendre !
Eric Bhat – Quel est, ou quels sont les pilotes qui savaient le mieux remercier leurs équipes, comme Pescarolo chez Matra par exemple ?
Alain Marguet : Spontanément je pense à Arnoux, qui de tous, était sans doute le plus proche de tous les mécaniciens. Après les briefings et toutes les obligations, il revenait dans les stands discuter avec tous les membres de l’équipe, souvent il dînait avec nous les soirs d’essais. Et bougrement rapide ! Aujourd’hui encore, il reste le deuxième de tous les pilotes français ayant couru en F1, en nombre de victoires et de pole positions, loin derrière Alain Prost, certes, mais devant tous les autres, toutes générations confondues : sept victoires et 18 pole positions, si j’ai bonne mémoire !
Eric Bhat – Classic-Courses : De tous les ingénieurs, qui t’a le plus estomaqué ?
Alain Marguet : Gordon Murray, un type vraiment génial. Tous les soirs, sur les circuits, son équipe terminait toujours deux heures avant nous. C’est lui le premier qui a eu l’idée des ravitaillements. Il a gambergé après la victoire de Prost à Dijon, course qui a eu lieu en deux parties après un orage. Murray a calculé ce que rapporterait un ravitaillement de pneus et de carburant en course ! Quand il a adopté la technique des ravitaillements tout le monde y est venu !
Eric Bhat – Classic-Courses : Tu as terminé ta carrière chez Oreca. C’était moins fun que la F1 ?
Alain Marguet : J’étais très heureux à Signes chez Oreca. J’étais chef de projet, j’ai d’abord géré la Coupe Porsche, puis Hugues de Chaunac m’a confié le développement de l’Arrows bi-place. Puis nous avons lancé le championnat Seat. Et nous avons fabriqué les petits prototypes du championnat Formula Le Mans. Comme Castaing, Chau-Chau est un anticipateur inouï ! Après avoir tout fait, FR, F3 , F2, F1, Protos, Dakar, Andros, il s’est installé petit à petit en tant que constructeur, et il vend ses voitures très performantes à ses clients. L’an dernier, aux 24 Heures du Mans, sur 62 voitures au départ, une trentaine sortaient de chez Oreca. La moitié du plateau, c’est balèze, non ?
Eric Bhat – Classic-Courses : Ce fut donc pour toi une belle fin de carrière. C’est ce que tu as préféré ?
Alain Marguet : C’était génial, mais je crois que gagner Le Mans avec Renault, ce fut plus fort encore ! Après l’arrivée, je me suis caché derrière les stands pour pleurer. A Kyalami en 83, quand nous avons perdu le championnat du monde F1, j’ai également pleuré derrière les stands. Nous bossions tellement comme des mabouls que nous pleurions quand nous perdions… et nous pleurions quand on gagnait !
Eric Bhat – Classic-Courses : Après toutes tes années à turbiner au bord des circuits, tu réussis à vivre une retraite paisible ?
Alain Marguet : Oui, je suis resté dans le sud-est. J’ai des relations exceptionnelles avec mes enfants et petits-enfants. Je suis à l’ASA Circuit Paul Ricard. Et je suis toujours content de retrouver les copains, dans toutes sortes de manifestions comme ici à Rétromobile.
Eric Bhat – Classic-Courses : Et tu m’as raconté que le V6 Renaut turbo courait toujours !
Alain Marguet : Oui, en tout cas jusqu’à 2009 ! C’est incroyable ! J’ai découvert ça en lisant un canard américain. Ce moteur est utilisé pour battre des records de vitesses à Bonneville, sur le Lac Salé. Tu te rends compte ? 30 ans après notre victoire au Mans ! En fait, je crois savoir d’où ça vient. Harvey Cluxton avait racheté quelques-uns de nos moteurs, d’abord pour les mettre dans des prototypes, puis il avait ambitionné de les installer dans des voitures pour courir les 500 miles d’Indianapolis. Cela ne s’est pas fait, mais visiblement, ces V6 ont continué à vivre !