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1949, Fangio l’inconnu

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Au printemps 1949, le public français du sport automobile assiste, éberlué, à l’éclosion d’un phénomène : un pilote argentin totalement inconnu au volant de sa Maserati bleu et jaune entreprend de perturber la hiérarchie européenne solidement établie au sortir du conflit mondial en s’installant sans vergogne en tête des pelotons. Renseignements pris, celui que beaucoup considèrent comme un jeune espoir venu d’Amérique du Sud ne l’est même pas vraiment, jeune : il frise les quarante ans !

Pierre Ménard

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Pau 1949, Charles Faroux et le public saluent le nouveau venu en Europe, le vainqueur Juan Manuel Fangio © Toulouse Archives

Europe, terre promise

Au sortir du conflit mondial, les courses automobiles ont repris dans la plupart des pays. Mais certains paraissent mieux préparés que d’autres : la France et l’Italie attirent la majorité des confrontations mécaniques de par la disponibilité de leurs circuits (1). Circuit est d’ailleurs un bien grand mot : ce sont majoritairement des pistes tracées au gré des larges avenues et boulevards de nos belles cités, seule la péninsule transalpine possédant le circuit de Monza, et la Belgique celui de Francorchamps. C’est ainsi que la troupe des grands prix se retrouve le 3 avril 1949 dans les rues de San Remo, avec comme principale curiosité deux Maserati 4 CLT/48 peintes aux couleurs de l’Argentine.

La majorité des tifosi, et des spectateurs de la vieille Europe en général, ignore que les courses automobiles sont très prisées en Argentine et que nombre de pilotes s’y affrontent dans des joutes poussiéreuses, et parfois dramatiques. Mais ces compétitions sur du matériel souvent « rustique » ne peuvent que se cantonner au continent sud-américain. Dans son désir de rayonnement international, le général-président Juan Perón décide d’envoyer vers l’ancien Monde une « Equipo Argentina » performante. On choisira les deux meilleurs pilotes, on leur fournira du matériel compétitif et toute la logistique nécessaire à ce déplacement de prestige.

Fangio au virage de la Gare à Pau © Archives Communautaires

La croisade argentine

Juan Manuel Fangio est naturellement choisi comme pilote numéro 1. Il a pourtant 37 ans en cette fin 1948, il pilote depuis déjà douze ans, mais il est incontestablement le meilleur dans son pays. Son coéquipier devrait être Oscar Galvez, avec qui Fangio a souvent croisé le fer. Mais le fier pilote refuse le soutien de celui qui est en train de mettre le peuple à sa botte depuis l’élection victorieuse de 1946, et c’est finalement Benedicto Campos qui est choisi pour épauler « El Chueco » sur les pistes du vieux continent.

Outre les Ford-Chevrolet ou Volpi-Chevrolet maniées sur les pistes poussiéreuses de son pays en 1948, Juan Manuel a eu l’occasion de tester les monoplaces européennes, Gordini, mais surtout Maserati. Il a même fait une apparition à Reims, sur du matériel peu fiable (une Gordini !) et sans grande assistance. Pour cette campagne de 1949, il en va tout autrement : les deux pilotes disposeront de deux Maserati 4CLT/48 et deux Simca-Gordini T15 neuves, dont la maintenance sera confiée à l’ancien chef-mécano d’Achille Varzi, Amedeo Bignami. Bignami se révèlera être ce qu’on pourrait maintenant appeler un excellent team-manager, choyant ses pilotes et les logeant dans l’ancienne villa à Galliate du pilote italien défunt, grâce à la bienveillance du père de celui-ci.

Juste après le départ au virage du cinéma Le Castillet sur le circuit des Platanes de Perpignan, Fangio mène devant Campos (6), Villoresi (8) et Bira (10) © Collection Léon Do

Gloire sans monnaie

La possibilité de disposer de deux modèles de monoplaces va permettre à l’équipe de s’adapter aux différents tracés des circuits. La supériorité technique de la Maserati fait qu’elle sera majoritairement pilotée par Fangio et qu’elle contribuera à écrire ses premiers faits de gloire. Le pilote saura s’en rappeler plus tard ! Une première victoire à Buenos Aires lors de la traditionnelle Temporada confirme Juan Manuel dans ce choix et c’est à son volant qu’il prend le départ en ce 3 avril ensoleillé à San Remo. A la grande stupéfaction des spectateurs, cet Argentin totalement inconnu va surclasser toutes les vedettes présentes, à commencer par les italiennes. Ce coup de maître va être suivi par trois autres.

A Pau, Perpignan et Marseille (avec la Gordini), le désormais fameux Juan Manuel Fangio se joue de la concurrence. Quatre victoires d’affilée ! Pour un « débutant », c’est pas mal ! Dithyrambique, la presse européenne s’empare du phénomène, et les reporters de Radio Belgrano venus suivre leurs pilotes n’en peuvent plus de s’égosiller au micro pour faire vivre en direct les exploits du prodige argentin. Mais ce qu’ignorent tous ces nouveaux inconditionnels du maestro sud-américain est que la situation de l’équipe est plus que précaire : malgré ses promesses, Perón n’envoie que peu d’argent et les moteurs ne peuvent être changés. Il faut alors se retrousser les manches et reconditionner les mécaniques durant la nuit, Fangio ne rechignant pas à accomplir sa part en mettant les mains dans le cambouis.

La petite colonie argentine dans les stands de Perpignan : Fangio et sa compagne Andrea Berruet, dite « Beba », et Campos accompagné de Madame © Jean Ribière

Le héros de tout un peuple

La belle histoire s’interrompt à Rome avec un abandon sur le circuit des Thermes de Caracalla, et surtout à Francorchamps où les Maserati se révèlent impuissantes à tenir tête aux Talbot et Ferrari. Fangio subit un abandon mécanique qui le pousse à décrocher le téléphone pour l’Argentine : il lui faut une Ferrari en vue du Grand Prix de l’autodrome qui s’annonce sur le circuit ultra-rapide de Monza ! De l’argent arrive de la part d’un industriel argentin proche du pouvoir, mais pas suffisamment pour couvrir la totalité de la somme réclamée par la maison de Maranello. Le responsable de l’Automobile Club d’Argentine, Francisco Borgonovo, devra signer une reconnaissance de dette à Ferrari et la 166 sera livrée… mais avec une boîte de vitesses dont la cinquième ne passe pas ! (2)

Bignami demande à l’usine Ferrari de remédier au problème, mais celle-ci y met une telle mauvaise volonté (les 166 officielles sont engagées dans la course !) que Fangio devra courir sur l’autodrome de la banlieue milanaise avec seulement quatre rapports ! Manque de pot pour Ascari et Villoresi, leurs Ferrari sont sujettes à problèmes divers et sont finalement devancées par celle de l’Argentin pas mécontent du bon coup qu’il vient de jouer à ses adversaires, et à son « fournisseur ». A cette victoire s’ajoute celle d’Albi sur le circuit des Planques quinze jours plus tard obtenue avec la Maserati, et c’est avec ce sixième succès en dix participations que le 25 août, la fine équipe revient à Buenos Aires. Son chef de file est accueilli comme un héros par tout un peuple et le fier président Perón se fait fort de serrer dans ses bras le nouvel as du volant.

Au terme de cette campagne européenne éclatante, Juan Manuel Fangio a gagné bien plus qu’une gloire méritée mais éphémère : il a prouvé qu’il pouvait lutter avec les plus grands et surtout, il revient avec la promesse d’un contrat pour 1950 avec la prestigieuse écurie Alfa Romeo. La légende est en marche.

Une image qui va symboliser les années cinquante à venir : Fangio à l’attaque © Jean Ribière

(1) L’Angleterre n’avait pas encore reconditionné en circuits les multiples aérodromes militaires construits durant la guerre sur son territoire, et l’Allemagne était maintenue en dehors des débats, on se doute pourquoi.

(2) La somme totale sera finalement réglée par l’État argentin pour permettre à la Ferrari d’être munie d’une boîte… complète.

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Pierre Ménard

Illustrateur de formation et passionné de Formule 1, il collabore à la revue Auto-Passion de 1993 à 2001, ainsi qu’à l’annuel L’Année Formule 1 de 1996 à 2013. En 1997, il participera par le graphisme au début de l’aventure Prost Grand Prix. En 1999, Pierre Ménard produit la Grande Encyclopédie de la Formule 1, aux Editions Chronosports, ouvrage réédité à quatre reprises. Il est également le co-auteur, avec Jacques Vassal, de biographies sur Juan Manuel Fangio, Stirling Moss, Alberto Ascari, Niki Lauda, Ayrton Senna et Alain Prost dans la collection Les légendes de la Formule 1, toujours aux Editions Chronosports. Il a également collaboré à l’élaboration du livre de Jean-Claude Baudier La magie du diorama, aux Editions du Palmier. En tant que journaliste historique, il écrit dans le magazine Automobile Historique de 2001 à 2005, et depuis 2012 dans Grand Prix. Il a rejoint feu Mémoire des Stands en 2008 et fut associé à l’aventure Classic COURSES dès septembre 2012.

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8 Commentaires
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richard JEGO

Super comme d’hab ! Les photos d’époque traduisent bien l’atmosphère de ces courses Et la proximité du public . Je me souviens que dans les années 90 certaines villes comme Nice ou Avignon avaient tenté l’expérience des GRANDS PRIX Historiques : ça a malheureusement fait long feu pour je ne sais quelles raisons : manque de public ou de participants , cout des assurances , bonne idée mais venue trop tot ( c’est pourtant à cette époque en 1995 qu’a vu le jour le festival of speed à GOODWOOD ) ? Dernière remarque : qu’aurait t’on fait sans les bottes… Lire la suite »

Olivier Favre

Il est fascinant de se dire que si l’Argentine avait été un pays démocratique à la fin des années quarante, Fangio ne serait peut-être jamais venu en Europe et toute l’histoire du sport auto des années cinquante en aurait été chamboulée. On peut n’avoir aucune complaisance pour un dictateur comme Peron, tout en lui reconnaissant le mérite d’avoir donné l’impulsion nécessaire à une fabuleuse carrière.

Rene Fievet

Mon cher Olivier,
Peron fut-il vraiment un dictateur ? Ce fut un leader populiste qui, à ma connaissance, fut toujours élu démocratiquement. Il fut renversé par un coup d’Etat militaire dans les années 50, et revint au pouvoir 20 ans après en étant à nouveau élu démocratiquement.

Olivier Favre

Tu as raison René, le terme « dictateur » est sans doute abusif. Populiste est plus juste. Cela dit, ce n’est pas parce qu’on accède au pouvoir par des voies démocratiques qu’on ne peut pas se comporter ensuite comme un dictateur. Les exemples ne manquent pas.

Olivier Favre

Ce que je voulais souligner dans mon premier commentaire, maladroitement exprimé, est que la carrière de Fangio est pour beaucoup due au hasard des circonstances politiques de son pays et au fait que Peron était au pouvoir. Sans ces circonstances et sans Peron, la notoriété de Fangio n’aurait probablement jamais dépassé les limites, sinon de son pays, du moins de l’Amérique du Sud.

matti jarvinen

Autre exemple (moins glorieux) : Chavez et el Increible Pastor Maldonado !

ferdinand

Un texte qui nous rappelle que, avant de devenir le champion que nous savons, et un nom générique (« Tu te prends pour Fangio ? » a bien dû traverser quelques générations), Fangio a été un inconnu.
Tout le charme de vos chroniques est justement de nous téléporter vers un de ces moments charnières. Merci Pierre.

Pascal STARTARI

Me revient en mémoire le GP de Suisse qui s’est tenu en aout 1975 à Dijon Presnois hors championnat du monde. Fangio y était présent et nous a offert un ou deux tours de démonstration sur une de ses anciennes montures ( Ferrari ou Maserati ?) en prologue de la course. La voiture refusait de démarrer et c’est Clay Regazzoni seul pilote Ferrari présent à cette occasion , et futur vainqueur, qui s’est précipité à la rescousse du maestro argentin en poussant l’auto sur la ligne de départ. Un regret; pendant les essais, je me suis retrouvé dans les stands… Lire la suite »