10 octobre 2021

Watkins Glen, New York State, le 3 octobre 1971 8:02 am.

Le client de la chambre 7

Enchâssé dans un moutonnement vallonné et boisé, le Seneca lake est l’un des Finger lakes qui figurent grossièrement la forme d’une main ; main gagnante du tourisme induit par le “fall foliage”, feuillage d’automne qu’octobre colore du jaune vif au rouge le plus intense. Sur la rive ouest s’étire un long bâtiment plat divisé en quarante chambres

“All rooms with a lake view” proclame le grand panneau à l’entrée du Glen Motor Inn. Pour extraordinaire qu’elle soit, la vue n’importe au client de la chambre 7 que si elle témoigne du beau temps. Or, un gris cendreux délave les yeux pourtant si bleus du client de la chambre 7 lorsqu’il tire le lourd rideau de velours mauve. Le brouillard. S’il pleut, les réglages fins demandés sur sa voiture de course, notamment un carrossage négatif qu’il a eu du mal à imposer à son ingénieur Derek Gardner, tombent à l’eau.

4:32 pm. The guys from Mingo Junction”Eat it Bog !” Une horde composée de Hells Angels, de hippies mêlés aux étudiants opposés à la guerre du Vietnam de la Cornell University proche, encourage de la voix et de gestes explicites le pilote d’une Electra Glide se lançant à l’assaut du “Bog”, ce fossé plein de boue qu’il doit franchir sans s’y enliser. Le Bog, alternative jouissive au Grand Prix de F1 dont les gènes sont trop européens, trop sophistiqués pour ces rednecks qu’attire le côté Woodstock du Glen et de son campground.

Parmi ces lascars, Stan, Steve et Axel, trois gus sur les cinq arrivés au petit matin d’un bled éloigné de 355 miles, Mingo Junction, dans l’Ohio, Les deux autres, Nick et Mike, préfèrent suivre le Grand Prix depuis la Cadillac 59 de Mike, garée façon drive in sur la butte surplombant le grand S conduisant à la ligne droite. Le bras coudé à 90° et prolongé d’une canette tiède de Rolling Rock tirée du coffre de la Cad, Steve et Axel voient, effarés, Stan dégainer le Smith & Wesson model 10 qui ne le quitte jamais et tirer sur un jerrican Kendall gisant à mi-pente du Bog. Le petit incendie qui s’ensuit vaut à Stan vivas et pouces levés. Stan est en phase terminale. Le Bog du Glen serait sa dernière sortie. Steel working, you know…

Jumelles rivées aux yeux, Nick et Mike suivent la course sans mot dire. Ces deux-là n’ont pas besoin de parler pour se comprendre. Le Nam, dont ils rentrent pour une permission d’un mois, les a soudés mieux que des frères siamois. Casquette Mack maculée de vieille huile, sourire du chat du Cheshire qui peut dans l’instant dégénérer en un rictus mortel, Mike saisit à la volée le pilote de la Tyrrell numéro 9 qui négocie le 90 et attaque le S. S’imprime dans la jumelle l’image parasite du cerf qu’il a épargné l’autre dimanche, ayant vu – ou cru voir – sur la lunette de son Remington 30 06 une croix s’inscrire entre ses bois.

4:33 pm. Un avertissement sans frais. Idéalement sorti du “90” le client de la chambre 7 inscrit sa Tyrrell à la corde du premier droit du grand S, enchaîne en un même mouvement qui conduit sa monoplace à n’être plus en contact avec le tarmac que par l’extrême pointe de ses G26, fond sur le bout droit, enroule le Loop, et c’est la légère montée. Allongé à 80 cm du sol avec l’univers projeté en Panavision sur la visière de son Bell aux trois couleurs bientôt fameuses, il réalise trop tard la McLaren de Hulme plantée dans le rail et une traîtresse flaque d’hui…… la Tyrrell tourne en toupie, tape violemment le rail de sa roue arrière droite, est renvoyée sur la piste comme une boule de flipper avant qu’in extremis le client de la chambre 7 la rattrape d’un coup d’accélérateur, la remette en ligne et disparaisse derrière le droit suivant.

Coup d’œil dans les rétros : tout semble aller bien. Le stand annonce +32 Siffert. Ouf toujours en tête. “Il me restait huit tours qui furent longs comme huit siècles”, écrira-t-il aux lecteurs de Sport Auto le mois prochain. Sacré client de la chambre 7 qui se voit avertir sans frais de ce qui l’attendra ici dans deux ans.

22 h 50 heure française. MAMAN… ! FRANÇOIS A GAGNÉ ! Les démêlés comiques de Paul Meurisse passant des petites annonces pour faire des conquêtes dans “Méfiez-vous Mesdames”, que programme la première chaîne ce soir, perdent en consistance au fur et à mesure que l’heure passe, jusqu’à s’effacer quand sonne le téléphone dans le grand salon ennuité d’un appartement de Neuilly. Huguette Cevert, une très belle femme qui a fait ses quatre enfants à son image, n’a pas appris à se méfier du téléphone. Pas encore.

À 5000 kilomètres de là, la même grande et belle personne, version juvénile, se rue dans le motorhome Goodyear, cherche Bernard Cahier qui n’y est pas, déjà sur le podium à poser de guingois une casquette bleue sur le chef du vainqueur, gicle sur l’un des téléphones intercontinentaux, demande un numéro en France, l’obtient, on décroche, sa mère à qui elle veut être la première à annoncer : MAMAN… ! FRANÇOIS A GAGNÉ ! Première victoire française en Grand Prix depuis Maurice Trintignant en 1958. Ce sera un coup de tonnerre. Une semaine plus tard, François Cevert sera à Radioscopie : https://bit.ly/3l06EXK

Image © Michel Janvier (merci à). Planche de travail du “Dossier François Cevert”, une BD à paraître en juin 2022.

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