Chris Harris le célèbre journaliste auto que Top Gear a popularisé, se promenait par un frais matin sur une plage déserte de Cornouailles, chien au pied. Il fut méchamment interrompu dans ses rêveries par la sonnerie de son cellulaire.
Sans l’exotique préfixe italien du numéro affiché sur l’écran, l’interlocuteur, fût-il Charles le troisième, aurait connu l’affront de la messagerie, mais la curiosité l’emporta…
Jean-Paul Orjebin
.

Au bout du fil, Montezemolo
Une conversation surréaliste démarra dans un anglais aussi précis que l’accent italien était parfait :
« Je vous appelle pour discuter d’un projet, son nom de code est F41, c’est comme F40 avec un de plus. La F40 était bien sûr fantastique mais je pense malgré tout que l’on peut ajouter une unité »
« Pardon, à qui ai-je l’honneur ? »
« Pardon, Luca Cordero di Montezemolo, permettez-moi de vous dire que c’est un plaisir de vous parler Monsieur Harris. »
L’affaire F41, en fait le projet d’un documentaire sur la vie de Montezemolo était déjà bien avancé mais un chainon manquait, le narrateur, cela explique ce curieux appel téléphonique matutinal.
Luca : Seeing Red, est le titre du documentaire qui sera présenté au Festival Visionni dal Mondo 2025 du 11 au 14 septembre à Milan.
Documentaire de Christopher M Armstrong et Manish Pandey . Le premier est connu pour avoir commis Memory Man et Amnesia, le second, dans le cercle de la F1, pour avoir fait le doc sur Senna et Lucky une mini-série sur Ecclestone.
Un monument
Lorsque les producteurs ont proposé le projet, Montezemolo a d’abord dit non expliquant qu’il n’était pas assez vieux pour être commémoré sur grand écran puis après une courte réflexion, flatté, il accepta, finalement très content. Un de ses vieux amis taquin dira : « Au lieu d’un monument équestre généralement érigé des années après la mort de la personnalité, il a fait tourner un film de lui vivant ».
Le projet a été long à monter. Panday rencontrera pour la première fois Luca à Modène en 2012, il écrivait le scenario d’un long métrage sur Ferrari. Ce film ne s’est jamais tourné mais le réalisateur avait remarqué durant la demi-heure de la rencontre, le charisme particulier de l’Italien tout comme l’avait saisi celui de Bernie Ecclestone lors de son premier rendez-vous. Ces types-là sont des hommes incroyablement inspirants. C’est Michael Mann qui finira par réaliser un projet similaire sur Enzo en 2023
Une odyssée
Le titre, Luca : Seeing Red, que l’on pourrait traduire par Luca : Voir rouge, est bien trouvé, assez représentatif du bonhomme avec le coté énergique du grand entrepreneur Turinois associé à la couleur emblématique de la Scuderia. Il est vrai que s’il est une personnalité de Formule 1 semblant être taillée sur mesure pour le cinéma c’est Luca, italien raffiné, véritable aristocrate au charme intense et naturel.
Le film tourné en 2023 est une sorte d’Odyssée sur les routes italiennes, Harris suit Luca durant deux semaines, un road-trip en diverses Ferrari dans la campagne italienne. Odyssée est le mot tant l’eau était présente, des pluies torrentielles, des coulées de boue, durant cette période rendront le tournage difficile.
Toutefois moins que de tourner les scènes de promenades dans Rome ou Bologne, tant la popularité de Montezemolo est énorme. « Si vous marchez dans la rue avec Luca, vous êtes submergés de fans, c’est comme être avec Paul Newman » s’amuse à dire Panley.

Une complicité inattendue
La relation Chris Harris et Luca était magique. De manière douce, Harris passe dans le film de narrateur à protagoniste, cela est particulièrement perceptible lors de la partie consacrée à la chute de Montezemolo sous la direction de Marchionne.
Harris raconte comment il a couvert l’affaire en tant que journaliste. Avec sa manière légère teintée d’humour, l’anglais est grâce à sa connaissance approfondie des évènements totalement légitime dans son rôle.
Chris se souvient de son coup de foudre pour Montezemolo. Jeune reporter pour la revue Autocar, il avait été envoyé au Salon de Genève en 1993 avec la mission d’emporter un maximum de revues dans son bagage à mains pour que ses chefs les distribuent aux constructeurs avant parution au public. Il faut bien démarrer dans ce métier.
C’était son premier « Genève », il errait dans les allées, ivre de découvrir autant de jolies choses, jusqu’à ce qu’il se retrouve devant le stand Ferrari, bloqué derrière le cordon rouge qui le ceinturait et des vigiles qui interdisaient l’accès aux sans grades.

Rock Star
Il raconte : « C’était dingue et captivant, sur un podium, se pavanait et gesticulait un homme que je n’avais vu qu’en photo auparavant, Monsieur Montezemolo, c’était le seul être humain dans les vastes halls du Salon à pouvoir rivaliser avec tous ces bijoux de métal flamboyant qui auraient dû attirer mon attention en premier. Les journalistes faisaient la queue pour sentir son aura, c’était encore l’époque où les mannequins florissaient dans les stands, personne ne les regardait, il était la seule rock star du bâtiment.
Il ajoute à propos du film : « ce n’est pas un biopic bourré de faits, c’est une lettre d’amour a un homme que Manish et moi sommes privilégiés d’avoir côtoyé. Comme toute personne surchargée de charisme et de compétences, il est complexe et inspirant, il ne supporte pas les imbéciles et il est très clair sur ce qui est le bien et le mal selon lui ».
Outre ces conversations, le film propose aux spectateurs de très intéressantes archives vidéo de cette magnifique et regrettée période des années 70, les années durant lesquelles Montezemolo et Lauda forgeaient leur amitié que Luca estime avoir vue glisser vers une sorte de fraternité. Ces archives ont, pour une grande partie, été dénichées par Edoardo Stella, le fils d’Andrea actuel directeur de McLaren F1.
Un homme influent
Le documentaire rappelle qu’il n’y a pas que l’automobile de prestige dans la vie de cet homme, l’un des plus influents d’Italie.
D’abord Etudiant en droit, vite repéré et parrainé par Gianni Agnelli, l’Avvocato le « propose » pour assister Enzo Ferrari. Puis en 1982 il prend le commandement de diverses sociétés de la holding Agnelli, tout en organisant Azzurra Challenge qui rendra l’Italie vainqueur de la coupe de l’America.
Toujours dans le domaine du sport il sera le responsable de l’organisation de la coupe du monde de football en 1990. Pour revenir ensuite chez Ferrari et lui faire vivre ses meilleures années.
Il refusera un poste au gouvernement peut être parce que c’était Berlusconi qui le lui proposait et que comme son mentor Gianni Agnelli, il préfère garder une forme de distance avec le monde politique.

La blessure Ferrari
Son départ de Ferrari fin 2014, car en désaccord (comment ne pas l’être) avec Sergio Marchionne, est certainement une blessure pas encore totalement cicatrisée, son entretien ces jours derniers avec Leo Turrini pour le Quotidiano Sportivo semble le prouver quand ce dernier demande à Luca :
« J’imagine qu’il y a beaucoup de Ferrari dans le film qui vous est consacré ? »
Luca répond laconiquement « « Pas assez » et ajoute « celui qui est actuellement en charge de Maranello n’a pas donné l’autorisation de filmer à l’intérieur de l’usine dont j’ai été Président pendant près de vingt-trois ans, alors épargnez moi tout commentaire par amour pour mon pays. Nous n’avons même pas pu utiliser le film de la fête d’adieu que les employés de l’entreprise m’ont donnée en 2014 »
Leo est à ce point étonné, lui journaliste né à Sassuolo à un jet de pierre de Maranello, considéré comme tifoso, insiste pour en savoir plus, alors Luca lâche :
« Dites donc mon ami, nous n’étions pas censés parler de la saison 1975 ? Aujourd’hui Il n’y a pas de leader, donc pas de sens du leadership et par conséquent l’esprit qui a animé la légende du Cheval Cabré est également en train de se perdre. En 75, quand j’ai découvert Enzo Ferrari, il était un personnage extraordinaire, il avait des intuitions incroyablement audacieuses. Je n’avais pas trente ans, il m’a donné tous les pouvoirs en me priant de m’associer à Mauro Forghieri, un génie. Il me manque terriblement Mauro, on se disputait parfois mais on reconnaissait tous les deux l’Esprit Ferrari. »

Mais où le voir ?
Chers lecteurs de Classic Courses, je dois vous avouer que je n’étais pas aux séances presse que les producteurs ont organisées pour la sortie de Luca : Seeing Red. J’ai profité de ce que la presse italienne a fait paraitre ces derniers temps à propos de ce documentaire pour vous proposer une note à ma manière sur cet homme assez extraordinaire qu’est Luca Cordero di Montezemolo.
Nous le voyions dans les paddocks et les pit lanes, il avait pratiquement le même âge que nous, s’habillait comme nous, sauf que lui, était le DS de la Scuderia Ferrari et que nous, nous ramions pour avoir un pass, admettez que nous pouvions être fascinés, la suite de sa carrière nous confirma notre première impression.
Si vous passez à Milan, Luca : Seeing Red sera projeté le 21 septembre, cinéma L’Arlechino 9 via San Pietro all’Orto. Vous nous donnerez votre avis.
On manque encore d’informations sur sa distribution en France.
Lien teaser du film : https://vimeo.com/1098208495