Inauguré en 1927, le Nürburgring fut pendant plus de cinquante ans considéré comme le plus majestueux des circuits. Le plus fascinant, le plus craint également. 22,8 km de montées et de descentes vertigineuses, de virages aveugles et d’enchaînements redoutables, le tout totalisant un dénivelé de plus de 300 m entre le point le plus bas et celui le plus haut. Aucun autre circuit ne pouvait se targuer de telles caractéristiques. Comment en était-on arrivé à concevoir un monstre aussi démesuré ? Un grand retour en arrière s’impose, à l’aube du XXe siècle dans l’orgueilleuse Allemagne.
Pierre Ménard
Le Kaiserpreis révélateur
En 1907 exactement, soit vingt ans avant que la première course ne démarrât sur le Nürburgring. Il convient de rappeler qu’à cette époque de l’automobile balbutiante, les courses existaient bel et bien depuis une dizaine d’années, mais la notion de circuit restait très vague : on utilisait la plupart du temps les routes ordinaires pour y faire tourner les bolides, voire pour rallier une ville à une autre. L’idée même de circuit permanent n’existait encore pas. Enfin pas pour longtemps, car en juin fut inauguré à Brooklands en Angleterre le tout premier site au monde, destiné à accueillir des voitures de course et à servir de piste d’essais pour les modèles rapides (1). On appela ça un autodrome.
La même année en Allemagne, sur un circuit tracé artificiellement autour de la ville de Bad Homburg von der Höhe dans le land de Hesse, fut organisée une course automobile de portée internationale. Le but avoué était de produire une démonstration de force de la glorieuse industrie mécanique allemande face aux automobiles italiennes, françaises et belges venues pour l’occasion. La rencontre étant appelée le Kaiserpreis (le Prix de l’Empereur), il était logique que Guillaume II en personne vînt assister à l’affrontement.
La déroute de Bad Homburg von der Höhe
Le souverain accepta d’autant plus volontiers qu’il était persuadé de remettre à l’issue de la course la coupe du vainqueur à un pilote allemand (2). Une fois qu’il eût donné avec un sourire quelque peu crispé la belle récompense à l’Italien Felice Nazzaro qui s’était finalement imposé sur sa Fiat (la première auto allemande, l’Opel de Carl Jörns, n’étant que 3e), il demanda bien vite qu’on lui explique pourquoi pareille déroute était arrivée.
« Il n’y a pas de piste d’essais en Allemagne », lui répondit-on. Notons qu’il n’y en avait pas plus en Italie qu’en France, mais passons. Très influencé par son frère passionné d’automobiles, le prince Heinrich, l’empereur argua que l’Allemagne possédait suffisamment de belles régions où implanter un circuit permanent comme celui de Brooklands, et ordonna qu’une réflexion fût menée pour aboutir à un projet concret. Plusieurs provinces du Reich montrèrent leur intérêt à accueillir le futur circuit, mais la plus persuasive se révéla être celle de Rhénanie qui argua de la beauté de son massif de l’Eifel : l’implantation d’un tracé comprenant de belles montées et descentes propres à tester les capacités des voitures y était tout à fait envisageable. Ce grand élan d’enthousiasme se heurta vite à une opposition inattendue.
Konrad Adenauer à la rescousse
Les associations des amis de la nature locales crièrent au contraire qu’un tel projet et son corollaire de bruit insupportable, d’odeurs pestilentielles et de trafic infernal allait perturber l’harmonie de la faune locale. Parallèlement, d’autres voix s’élevèrent pour attirer l’attention impériale sur l’ineptie de construire un circuit perdu au milieu de nulle part alors que les environs proches de Berlin pouvaient accueillir ce tracé qui attirerait à coup sûr bien plus de monde que dans ces montagnes perdues de l’Eifel. Ainsi fut décidé, et ainsi naquit l’idée du chantier de l’AVUS au sud-ouest de la capitale du Reich, qui ne verrait finalement le jour qu’après la Première Guerre Mondiale (3). Conséquence de cette ordonnance : la possibilité d’un circuit dans le massif de l’Eifel fut remise aux calendes grecques.
Ce n’est qu’après le conflit mondial que les esprits s’échauffèrent à nouveau. Le sport automobile reprit très vite ses droits dans une Allemagne vaincue et traumatisée, et le chantier de l’AVUS accéléra la manœuvre pour être prêt dès 1921. Dans l’Eifel, on n’entendait pas rester les bras croisés pour autant : les fanatiques automobiles de la ville d’Adenau relancèrent leur idée de grand circuit vallonné, promettant d’être radicalement différent de celui qui se construisait dans la lointaine capitale. Les routes allemandes étant tellement défoncées et étroites, il fallait un beau tracé pour accueillir voitures et motos aux performances grandissantes. Ces enthousiastes trouvèrent un allié de poids en la personne du bourgmestre de Cologne, le Dr Konrad Adenauer (4) qui approuva le projet et le soutint en haut lieu. Il fallait dès lors choisir un lieu pour enfin lancer les premiers plans.
Les chômeurs de Weimar
Après maintes délibérations – un concours sur la localisation et le dessin du futur circuit fut même lancé – le choix d’un tracé dont le centre serait le village de Nürburg et les ruines de son château du Moyen-Âge fut proposé par un membre de l’ADAC (Allgemeiner Deutscher Automobil-Club) de Rhénanie, Hans Weidenbrück. Pour renforcer le dossier, Weidenbrück émit l’idée de la création d’une section locale de l’ADAC sise à Adenau, beaucoup plus à même que celle de Cologne de surveiller de près le futur chantier. Ce club serait présidé par le Dr Creutz, fervent amateur de sport automobile, et fut d’emblée soutenu par l’Automobile Club de Cologne, lui-même affilié à l’AvD, l’Automobile Club d’Allemagne. Mais fermement combattu par l’Eifelverein ! C’était une association des amis de l’Eifel qui revenait à la charge pour s’opposer à cette profanation du site naturel proche de la bourgade d’Adenau. Les défenseurs du projet avancèrent alors un argument massue.
Nous étions alors en 1925. La République de Weimar vivait l’une des plus grosses crises économiques et financières que le pays ait eu à aborder. Le poids de la dette contractée par l’Allemagne suite au Traité de Versailles plombait la monnaie et augmentait chaque jour la cohorte de chômeurs errant dans les rues des villes. L’idée d’un chantier pouvant employer plusieurs centaines, voire milliers, de travailleurs n’était pas pour déplaire aux officiels berlinois qui se virent présenter le dossier. Et qui donnèrent finalement un accord de principe, malgré les protestations vives des défenseurs de l’environnement. Le 27 avril, une soixantaine de sans-emploi se présentèrent à Adenau : ils reçurent des pelles et des pioches et furent emmenés sur les hauteurs de la ville pour démarrer le chantier. L’Histoire du Ring était en marche !
(À suivre)
Notes
(1) Le Royaume-Uni venait de se doter d’un code de la route extrêmement sévère, le Motor Car Act, qui préconisait – entre autres – une vitesse maximale de 20 mph sur routes ouvertes ! Un circuit fermé – un ovale – fut donc créé pour les essais à grande vitesse et, par la même occasion, les compétitions.
(2) Les usines allemandes étaient largement représentées : Dürkopp, Opel, Benz, Horch et bien sûr Daimler avec au volant de l’un des cinq modèles engagés un certain Ferdinand Porsche.
(3) Voir à ce sujet la note « GP d’Allemagne 1959 : Plein gaz ! » (https://www.classiccourses.fr/magazine/formule-1/f1-1969/grand-prix-d-allemagne-1959-plein-gaz/)
(4) Adenauer serait après la Deuxième Guerre Mondiale le Chancelier de la R.F.A. de 1949 à 1963, ainsi qu’un des pères de l’Europe. (5) L’ADAC et l’AvD sont deux associations allemandes qui se partagent les rôles dans la gestion des courses automobiles. Traditionnellement, l’AvD organisait sur le Nürburgring le Grand Prix d’Allemagne, et l’ADAC les 1000 km et 500 km.