Il peut y avoir deux façons de lire l’Histoire, tout dépend de quel côté on se trouve. Le Grand Prix d’Europe 1993 disputé sur le circuit de Donington en est le parfait exemple. Ceux qui se noyèrent dans leurs certitudes ce jour-là pouvaient affirmer que cette course n’avait aucune signification et qu’elle n’aurait jamais du être courue, du moins en cet endroit. Celui qui marcha sur l’eau en ce « gloomy Sunday afternoon » (sombre dimanche après-midi) n’était évidemment pas du même avis. Quelques soient les positions des uns et des autres sur la question, Donington accueillit bien la Formule 1 officielle pour la seule et unique fois de son histoire, à l’occasion d’un Grand Prix pas banal dont on peut dire qu’il marqua fortement les esprits !
Pierre Ménard
https://www.youtube.com/watch?v=9gwPzrb6M7w
« Un Grand Prix de Formule 1 à Donington ? Et pourquoi pas dans mon jardin » ? C’est ainsi que, de façon sarcastique, Alain Prost accueillit la nouvelle de la programmation du Grand Prix d’Europe 1993 sur le petit circuit du North West Leicestershire. Il faut dire que le tracé ne présentait guère peu d’attraits pour les rapides Formule 1, avec ses enchaînements rapprochés tout en dévers et sa courte ligne droite. Prost était revenu « aux affaires » fin 1992 dans la triomphante écurie Williams-Renault avec la ferme intention de décrocher un quatrième titre mondial, face à son ennemi juré, Ayrton Senna, coincé dans une structure McLaren en plein doute quant à la motorisation de ses monoplaces. Les Williams FW15C étaient conçues pour les grands espaces, et la perspective de passer un week-end sur ce tourniquet anglais relativement méconnu – dans les frimas du début du mois d’avril, en plus – ne plongeait guère le champion français dans l’allégresse la plus débridée.
Donington n’était en fait pas si méconnu que cela des fanatiques de la course. Il connut même ses heures de gloire avant-guerre. Construit en 1933 sur les terres vallonnées du domaine seigneurial de Donington Hall au nord-est de Birmingham grâce à l’impulsion d’un ex-motard devenu président du Derby and District Motor Club, Fred Craner, le circuit de 3,5 km accueillit rapidement des compétitions motocyclistes, puis automobiles, dont le premier Donington Park Trophy en 1933, gagné par Earl Howe sur Bugatti 51. Quoique vieillissant, le comte Howe était un pilote alors très en vue au Royaume-Uni, et sa victoire personnelle mit en lumière le nouveau tracé du Leicestershire (1). En 1936, c’est un très grand espoir du sport automobile britannique qui enleva le Grand Prix de Donington sur une Alfa Romeo 8C 35 : Dick Seaman passa alors à la vitesse supérieure – et à l’échelon international – en intégrant dès 1937 la prestigieuse équipe allemande Mercedes. C’est donc sur une fière W125 argentée que le jeune Anglais revint en octobre disputer le premier Grand Prix international de Donington.
Les Britanniques avaient en effet réussi à attirer la fine fleur des Grands Prix sur leur île, et le circuit de Donington, dont le tracé avait été porté à 5 km par l’adjonction d’une longue boucle en pente, vit débarquer en ce mois d’octobre 1937 les superbes Mercedes et Auto-Union venues se mesurer aux ERA, Riley ou Maserati locales. On rappellera, si besoin est, la mainmise totale des monoplaces allemandes sur les Grands Prix en ces années-là pour expliquer le rôle de figurantes assigné de fait aux pauvres voitures anglaises. Le Grand Prix eut lieu en 1937 et 1938, à chaque fois remporté par Auto-Union, avec Rosemeyer la première année, puis Nuvolari la deuxième. L’ambiance générale n’était pourtant pas des plus joyeuses, eut égard à la situation internationale qui s’assombrissait de mois en mois : l’édition 1938 n’avait été « sauvée » de l’annulation pure et simple que par la fameuse « Paix de Munich » décrétée par messieurs Hitler, Daladier et Chamberlain. La guerre arriva alors, et Donington n’y survécut pas.
Ce n’est qu’en 1971 qu’un riche fanatique racheta le circuit à l’abandon (2), le rénova et y fit construire un musée pour abriter sa collection de voitures de course. Tom Wheatcroft (3) se démena pour faire revenir les monoplaces à Donington, F3, F2, puis F1 en 1979 lors d’une course baptisée pompeusement comme le « premier Grand Prix de Donington depuis 40 ans ». Le Gunnar Nilsson Memorial Trophy était en fait une démonstration réunissant quelques-unes des F1 de l’époque, pilotées par les vedettes d’alors – Jones, Hunt, Andretti, Piquet, Keegan – mais qui ne proposait en aucun cas de notion de course officielle. Le circuit n’étant manifestement pas adapté aux standards de la Formule 1, on en resta là et, mis à part des séances d’essai durant les années 80 (4), le tracé anglais n’accueillit plus la catégorie reine. Jusqu’à la surprise de ce Grand Prix d’Europe 1993, généreusement offert par Bernie Ecclestone à Tom Wheatcroft. On pouvait dès lors comprendre le scepticisme, pour ne pas dire plus, de Prost vis-à-vis de ce terrain de jeu inadapté.
Dès la première manche du championnat 1993 à Kyalami, le scénario de la saison à venir fut presqu’écrit par anticipation : les Williams-Renault, avec Alain Prost en leader incontesté, allaient écraser une concurrence relativement faible, à commencer par les McLaren-Ford de Senna et Andretti. Mais vint le Grand Prix du Brésil, et son orage aussi tropical que soudain qui mit en exergue les talents de funambule aquatique du magicien brésilien. Venant quinze jours plus tard, Donington en avril et son temps britannique « incertain » pouvait donc faire craindre le pire. Alain Prost voulait absolument se rassurer par une victoire confortable après sa prestation pauliste écourtée par une sortie de piste. Les essais allaient lui faire retrouver un peu de sérénité.
Par un temps frais mais sec, les Williams de Prost et Hill monopolisèrent logiquement la première ligne, Senna ne se retrouvant qu’en quatrième position derrière Schumacher. La Benetton et la McLaren étaient toutes deux propulsées par le V8 Ford Cosworth qui rendait quelques 80 chevaux au V10 Renault. Mais, détail important, Benetton bénéficiait en priorité des avancées technologiques de la part de Ford (5), ce qui rendait plus que nerveux un Senna qui avait décidé cette année de faire poireauter son boss Ron Dennis quant à sa participation définitive à la saison 1993. Le Brésilien orgueilleux n’avait toujours pas digéré le choix de Williams et Prost de ne pas l’incorporer à l’écurie Williams cette année, et était bien décidé à faire payer au prix le plus élevé ce qu’il appelait une « lâcheté » de la part de Prost. Sa victoire surprise à Interlagos n’en avait pris que plus de saveur et, en regardant la météo pour le lendemain, il pria très fort pour que le dimanche après-midi la pluie soit effectivement au rendez-vous : il savait que c’était sa seule chance de jouer à nouveau un joli tour à son vieil ami Prost. Le dimanche matin, celui-ci faisait grise mine : la campagne environnante de Donington Castle était plongée dans une purée de pois digne d’Astérix chez les Bretons et les arbres autour du circuit dressaient leurs squelettes sinistres comme autant d’épouvantails inquiétants dans le ciel plombé.
Si le Grand Prix d’Europe 1993 reste dans les annales, c’est pour ses incessants changements de pneus au fil des caprices de la météo locale, mais surtout pour son incroyable premier tour d’anthologie. Avec en vedette celui qui dansait sous la pluie. Et qui, une fois n’est pas coutume, se loupa au départ !
Au feu vert, Senna se fit en effet déborder par la Sauber de Wendliger, qui le repoussa en cinquième position. Mais instantanément, la tempête se leva sous le casque jaune et vert, et la McLaren n°8 se mit à voler sur la piste gras-mouillée. On l’a dit : le circuit de Donington est court (4 km). S’enfiler quatre voitures comme ça dans le même tour, ici et dans ces conditions, relève donc de l’exploit pur. Ayrton commença par avaler Schumacher avant le premier virage, puis Wendliger – qu’il passa comme à la parade par l’extérieur dans la descente ! – et quelques hectomètres plus loin Hill, qui se fit tout petit dans son cockpit en sentant le souffle de la McLaren à côté de lui. Désormais deuxième, Senna partit le mors aux dents à la chasse de Prost dans la ligne droite. La Williams dodelina du fessier au freinage de la chicane, et le malheureux Alain ne put que voir dans ses rétros l’espace d’une fraction de seconde le museau rouge et blanc qui venait renifler ses échappements. A l’épingle, la messe était dite : Senna s’infiltra à l’intérieur et Prost ne put que le laisser passer. Senna avoua par la suite que ce premier tour lui avait procuré une jubilation sans pareille : comme le proclamait une pub des années quatre-vingt-dix, « Sans la maîtrise, la puissance n’est rien ». Sur le mouillé, la faiblesse de son V8 face au V10 français n’était plus un handicap pour le maestro brésilien qui bénéficiait par contre de toutes les qualités d’un châssis par ailleurs excellemment efficace. A l’issue de ce tour de folie, Senna passa en trombe sur la ligne de départ devant tout le peloton, mais le meilleur restait à suivre. Ou le pire, selon le côté où on se trouvait !
Si, ce jour-là, Ayrton Senna réalisa une de ses plus époustouflantes performances, Alain Prost fut très en dessous de son niveau habituel, guère aidé, il faut le rappeler, par une boîte de vitesses capricieuse qui provoquait des micro-blocages des roues arrière, ainsi que par les mauvaises décisions de son équipe quant aux changements de gommes : là où Ayrton s’arrêta à cinq reprises à bon escient, Alain dut revenir par sept fois aux stands, et souvent à contre-courant de ce qui se passait au niveau des nuages ! Au final, il termina troisième et dépité, derrière son coéquipier Damon Hill et, bien évidemment, derrière l’intouchable Senna qui riait ouvertement de la bonne blague qu’il venait de faire : lui qu’on donnait perdu d’avance en début de saison face à la puissance des Williams-Renault menait au championnat face à Prost par deux victoires à une et par 26 point à 14 ! Prost, qui tirait la tronche des mauvais jours et s’évertua en conférence de presse à expliquer ses problèmes par cette boîte de vitesses… pénible. Hilare, Senna prit alors la parole et lui déclara : « Alain, si ta voiture ne te convient pas, tu peux échanger avec la mienne quand tu veux ». Alain ne goûta que peu la plaisanterie.
La suite des événements remit la logique à sa place : malgré quelques belles performances éparses, Senna ne put rien faire pour barrer la route à la puissance de la Williams parfaitement menée par un Prost qui avait retrouvé ses esprits et décrocha finalement son quatrième titre en fin de saison. Quant à Donington, la F1 n’y revint plus, n’y ayant manifestement pas sa place. Mais cette incongruité du calendrier offrit aux spectateurs transis de froid une course au piment insoupçonné et au déroulement qu’aucun observateur sérieux n’aurait osé prédire ? Mais la beauté du sport ne situe-t-elle justement pas dans cette glorieuse incertitude née de tous ces recoins secrets qu’on ne maîtrise pas ?
Notes
(1) Après l’abandon de Brooklands, Donington fut le premier circuit permanent britannique, les courses se déroulant traditionnellement sur routes ouvertes au Royaume-Uni.
(2) Il avait été transformé en dépôt militaire après la guerre.
(3) Wheatcroft fut le mentor et mécène du jeune espoir Roger Williamson, qui périt dans les flammes de sa March accidentée à Zandvoort en 1973.
(4) Les écuries britanniques venaient assez souvent en test à Donington. Fin 1981, le retraité Niki Lauda vint y faire au volant de la McLaren MP4/1 les quelques tours qui décidèrent de son retour sur les circuits en 1982. Deux ans plus tard, l’écurie Williams testa un jeune espoir brésilien en vue de la saison 1984. Malgré les excellents temps du pilote, et ne voulant pas prendre de décision à la va-vite, Frank Williams manqua ainsi son rendez-vous avec Ayrton Senna, qui signa finalement avec Toleman. Ironie du sort, dix ans plus tard le champion brésilien allait asséner une claque mémorable à toute l’écurie Williams sur ce même circuit de Donington !
(5) Une fois la rigolade passée, Senna ne se priva pas à l’issue du Grand Prix de rappeler vertement et publiquement à Ford que sa politique de favoriser Benetton et Schumacher était « stupide » : s’ils voulaient engranger des victoires, c’était à lui, et donc à McLaren, que les dirigeants de Cosworth devaient fournir en priorité les nouveautés technologiques. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort…
Légendes Photos © DR
1- GP d’Europe 1993, départ.
2- GP de Donington 1937, Manfred Von Brauchitsch-Mercedes.
3- Juillet 1983, Senna teste la Williams FW08.
4- GP D’Europe 1993, premier tour, Senna vient de passer Wendliger.
5- GP D’Europe 1993, premier tour, Senna devant Prost
6- GP D’Europe 1993, les gagnants de la journée : Ayrton Senna et Tom Wheatcroft.