François Guiter a déjà presque 40 ans quand il s’implique dans la compétition automobile. Jusqu’alors, son monde avait été celui du silence et du milieu sous marin, du combat, de l’image et de l’exploration. Enrôlé dans l’équipe de communication chargée du lancement de la nouvelle marque Elf, il participe à la mémorable opération « les ronds rouges arrivent » qui suscite la curiosité de la France entière jusqu’à ce que le voile soit levé le 27 avril 1967 sur les centaines de stations services – ex Caltex pour la plupart- arborant les nouvelles couleurs sur fond de trépan stylisé. A cette nouvelle marque, il faut donner une image jeune, technique et dynamique. François Guiter fait la synthèse : l’un des vecteurs de promotion sera le sport automobile.
Luc Augier
Matra, la fusée porteuse
Aurait-il eu la même conviction s’il n’y avait pas eu Matra ? Trois ans auparavant, Jean Luc Lagardère avait tenu un raisonnement analogue pour promouvoir sa firme et avait ranimé la flamme depuis la victoire en F3 de Jean Pierre Beltoise, à Reims, en 1965. Dès l’année suivante, les châssis Matra confirmaient leur compétitivité en Formule 2 aux mains des pilotes d’usine, Jean Pierre Beltoise et Jo Schlesser, mais aussi des écuries clientes : Ken Tyrrell, pour Jackie Stewart, Jacky Ickx et John Surtees, ou John Coombs pour Graham Hill. Les intérêts des deux entreprises convergeaient : un accord de coopération Matra-Elf était signé à l’occasion du GP de Monaco 1967. Les deux partenaires n’eurent qu’à s’en féliciter. Dès 1968, ils faisaient leur entrée en Formule 1 avec une Matra équipée du V12 maison pour Jean Pierre Beltoise et une Matra-Cosworth engagée par Ken Tyrrell pour Jackie Stewart. Bilan : trois victoires pour Jackie Stewart (Pays Bas, Allemagne, à l’issue d’une chevauchée mémorable dans le brouillard achevée avec plus de 4 minutes d’avance sur Graham Hill, et Etats Unis), dont un doublé à Zandvoort, où la pluie avait permis à Jean Pierre Beltoise d’exploiter la souplesse de son V12 et la suprématie de ses pneus Dunlop sans souffrir du manque de force de son bras gauche ni de la surcharge pondérale de sa monture. Ce fut le prélude au parcours triomphal de 1969 avec les fabuleuses MS 80 de Stewart et Beltoise engagées sous le label Matra International par Ken Tyrrell : six victoires sur 11 GP pour Stewart et un doublé au GP de France, à Clermont, après un superbe mano à mano Beltoise-Ickx (Brabham). Et en F2, Johnny Servoz Gavin succédait à Jean Pierre Beltoise au palmarès du championnat d’Europe. Mais pour l’association Matra-Elf, cette apothéose n’eut pas de lendemain. Ken Tyrell et Jackie Stewart se défiaient du moteur V12 Matra et, de toutes façons, les châssis des monoplaces Matra ne devaient plus être ce qu’ils avaient été. Le règlement imposait désormais des réservoirs sous forme d’outres souples, mettant un terme à la technique du revêtement interne étanche qui en faisait l’originalité et la rigidité exceptionnelle pour l’époque. Et dès 1971, en raison de l’accord avec Chrysler, la livrée des Matra arborait la coquille Shell.
Renault : histoire d’un complot
Pour Elf, la fusée porteuse Matra avait rempli son rôle. Mais, outre la poursuite de la collaboration avec Tyrrell, avec le succès que l’on connaît, François Guiter avait un autre projet : amener Renault à la compétition en circuit au plus haut sommet. Elf avait conclu un accord de préconisation avec « la Régie » -tel était bien son statut à l’époque- et, à ce titre, apposait son logo sur les Alpine. Mais dès 1970, après l’échec du proto V8 3 litres Gordini, Alpine avait déserté les épreuves d’endurance et s’était consacré aux rallyes jusqu’à la consécration du titre mondial de la discipline en 1973 sous la houlette de Jacques Cheinisse. Cheinisse n’en accorda pas moins pour autant une oreille attentive à la suggestion de Guiter : engager une équipe de Formule 3 en 1971. Jean Pierre Jabouille et Patrick Depailler, qui avaient quitté la discipline fin 1969 pour gravir l’échelon de la Formule 2, revinrent aux affaires et dominèrent les débats au volant d’une monoplace conçue par André de Cortanze. L’année suivante, la voiture était débaptisée pour devenir « Elf 2 » car, pour le moteur, il fallait aller chercher ailleurs que chez Renault. Ce n’était qu’une transition car, chez Renault, François Guiter avait un allié : Jean Terramorsi, ex publicitaire et homme de communication lui aussi, chef du département compétition. Objectif : la conception d’un V6 2 litres sous l’autorité de Claude Hardt qui ne vit malheureusement pas l’aboutissement du projet, emporté par un naufrage en mer. Animant des barquettes Alpine, ce moteur, sous la responsabilité de François Castaing, remporta le championnat d’Europe des protos 2 litres 1974 aux mains d’Alain Serpaggi. En 1975, dopé par un turbo par les soins de Bernard Dudot, il faisait son entrée dans le championnat du Monde d’endurance avec le tandem Jean Pierre Jabouille-Gérard Larrousse. En 1976, la version atmosphérique animait les F2 Martini (Arnoux-Tambay) et les Elf2 (Jabouille-Leclère) qui faisaient main basse sur le championnat d’Europe. Mais François Guiter voyait plus loin que la perspective d’une victoire au Mans, qui intervint en 1978. Il avait passé commande d’une version de ce moteur ramenée de 2 000 à 1 500 cm3 pour en évaluer le potentiel face aux 3 litres atmosphériques, qui étaient alors la règle en Formule 1. Rêvait-il de le voir substitué au Cosworth dans un châssis Tyrrell à 6 roues ? Il n’a jamais démenti. Malgré l’incrédulité générale, voire les sarcasmes, le pari insensé du turbo a fini par s’avérer gagnant le 1er juillet 1979, avec la victoire de Jean Pierre Jabouille au Grand Prix de France à Dijon. Mais François Guiter n’en a pas moins toujours gardé un bleu à l’âme : la défaite de Renault et d’Alain Prost dans la conquête du titre mondial qui leur semblait promis en 1983. C’est à Piquet, Brabham et BMW que revint l’honneur de faire couronner pour la première fois un moteur turbo… avec le concours d’un carburant au poids spécifique suspect. Guiter aurait voulu que Renault porte réclamation pour éclaircir le litige, même Enzo Ferrari s’en était publiquement inquiété, mais Bernard Hanon, alors PdG, et Gérard Larrousse, responsable de la compétition depuis 1976, s’y refusèrent. Guiter se sentit d’autant plus trahi que Paul Rosche, responsable des moteurs BMW, avait été un adversaire loyal, et à l’occasion un partenaire, à l’époque de la Formule 2.
Les dessous de l’iceberg
L’action de François Guiter ne saurait toutefois se réduire au sommet de la pyramide, à Matra, à Alpine et à Renault. A son initiative, Elf, c’est aussi la contribution aux formules de promotion. A la Coupe Gordini, aux écuries de Formule France, devenues par la suite Formule Renault, aux écoles de pilotage, dont le premier lauréat fut Patrick Tambay, pilote Elf 1972. Grâce à ses rapports de confiance avec Ken Tyrrell, il a pu « placer » Johnny Servoz Gavin, François Cevert, Patrick Depailler, Didier Pironi, Jean Pierre Jarier, Philippe Streiff. Les Ligier -sauf quand elles étaient motorisées par Matra, contrat Shell oblige- tout comme les AGS, portaient la mention Elf. Les Lotus-JPS Renault aussi. En Formule 2, pour faire courir « ses » pilotes, il a contribué au budget de Tecno (Cevert), de Pygmée (Beltoise, Dal Bo, Jabouille, Depailler), de March (Depailler champion d’Europe 1974). Quand Shell s’est retiré, il a relancé la carrière de René Arnoux. Il s’est allié au Comte Zanone pour aligner une femme en Formule 1 : Lella Lombardi, sur March, en 1975. L’année suivante, la même Lella Lombardi était associée à Marie Claude Beaumont sur une barquette Alpine 2 litres. C’est aussi lui qui aida à l’éclosion de Michèle Mouton, sur une berlinette Alpine, avant que la Grassoise s’épanouisse chez Fiat et chez Audi. Avec Hugues de Chaunac et la structure Oreca, c’est une véritable pépinière qui a formé Jacques Laffite (champion d’Europe F2 sur Martini en 1975), René Arnoux (avec le même titre et le même châssis en 1977), Alain Prost (champion d’Europe F3 en 1979 sur une Martini-Renault). Au delà, l’action de François Guiter a eu des bienfaits collatéraux. Bien sûr, il avait les moyens de ses ambitions. Il a fait des envieux mais, en établissant de nouveaux repères, il a stimulé une concurrence qui, sans cet auguillon, n’aurait peut être pas été aussi entreprenante et productive.
Directement ou indirectement, beaucoup d’acteurs de ces inoubliables décennies lui sont donc redevables. L’homme s’est indiscutablement passionné pour la course -y compris pour la moto et la voile- mais il n’a jamais oublié qu’elle n’était qu’un vecteur de communication pour sa marque et ne manquait pas de souligner les mérites des ingénieurs du centre de recherches de Solaize. Il a aussi aidé les média à « couvrir » les déplacements lointains et onéreux sans rien demander en échange, comme il aidait certains organisateurs à boucler leur budget. Homme d’image et de cinéma, il avait mesuré l’importance de la télévision bien avant l’arrivée de Bernie Ecclestone. Dès 1968, les stations Elf distribuaient des photos de Just Jaeckin, François Tainturier et Emmanuel Zurini. Dans le même temps, Alain Boisnard et Christian de Cortanze filmaient et se livraient aux premières prises de vues par des caméras embarquées, perchées sur un treillis métallique, dont tout de monde peut se régaler aujourd’hui sur youtube. Ces images, François Guiter les cédait gratuitement à qui en voulait. Dans ce registre, il fut aussi un acteur déterminant dans l’éclosion de l’émission Auto Moto de Jacques Bonnecarrère en 1976. Les caméras réellement embarquées, si familières aujourd’hui, c’est encore lui. La première expérience se situait au GP d’Allemagne, sur le Nürburgring : Renault avait engagé une troisième voiture pour le « pigiste » François Hesnault et le signal était renvoyé à la régie au sol par un hélicoptère piloté par Henri Pescarolo.
C’était en 1985, quatre ans avant que François Guiter prenne sa retraite après avoir creusé un sillon qu’il appartenait désormais à d’autres d’entretenir. Sa contribution à l’activité qui nous passionne est tout simplement exceptionnelle et pourtant, l’homme n’a jamais laissé prise à la moindre manifestation d’ego, pourtant prompt à s’emparer des puissants ou de ceux qui croient l’être. Main de fer dans gant de velours, il a tissé sa toile et élaboré la stratégie en ligne avec ses objectifs sous des dehors discrets et affables, en serviteur de son entreprise, sans chercher la lumière. Son autorité, il la dissimulait derrière les murs de la rue Jean Nicot puis de la Tour de la Défense. Seuls, ses collaborateurs ont été témoins de colères foudroyantes, où il ne faisait pas bon se trouver à portée de téléphone ! Il est parti avec au moins deux regrets : il n’y a plus de stations Elf et il n’y a plus de Grand Prix de France. Il a voulu réserver son adieu à ses tout proches : ni fleur, ni couronne, ni hommage public. « Pardon pour la trahison de ces quelques lignes, François. Et, surtout, merci, Monsieur Guiter ».
Illustrations Illustration 1 : GP des remparts 2009 © Gérard Gaud Illustration 2 : Matra MS80 Jackie Stewart Nurburgring 1969 © DR Illustration 3 : Renault RSI – JP Jabouille 1977 © DR Illustration 4 : Pilotes Pescarolo, Servoz-Gavin, Beltoise, Stewart © DR