Les F1 à 6 roues
21 mars 2020

F1 et doubles essieux

Dans la série « les doubles » entamée avec l’Alfa Bimotore, nous ne pouvions pas passer à côté des monoplaces ayant possédé des doubles essieux, voire des doubles roues. C’est dans le milieu des années 70 que les ingénieurs se sont lâchés, même s’il y avait eu quelques tentatives éparses quarante ans plus tôt.

Pierre Ménard


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F1 et doubles essieux


L’équipe Tyrrell ouvrit le bal de la mode des F1 et doubles essieux en 1976. Présentée à la fin de l’année précédente, la P34 arborait un double-train avant, constitué de quatre petites roues de 10’ abritées derrière un bouclier à la place des deux traditionnelles de 13’. Le but recherché était de diminuer la pénétration dans l’air des roues en rotation en diminuant le maître-couple (1), et donc d’accroître la vitesse. Les constructeurs anglais étant alors tous liés au V8 Cosworth – sauf Brabham qui venait de passer au Flat12 Alfa Romeo – la différence ne pouvait donc que se faire sur l’aérodynamique, la puissance étant, grosso modo, la même pour tout le monde.

Six-roues pour un succès trompeur

Vitesse, adhérence et freinage, voilà donc les atouts que présentait cette drôle de Formule 1 à quatre pneus avant. Sans parler d’une sécurité accrue en cas de crevaison d’un des quatre pneumatiques, puisqu’il en resterait encore trois pour faire le boulot. La principale difficulté dans la mise en place de ce projet audacieux fut de convaincre Goodyear de fabriquer des pneus de petite taille pour un seul client. Le concepteur de la bête, Derek Gardner aurait aimé des roues de 9’ pour plus d’efficacité, mais le manufacturier américain refusa de descendre en dessous de 10’.

Lors de la présentation de la voiture, certains esprits caustiques jugèrent cette création comme un simple coup de pub censé remettre dans la lumière une structure en perte de vitesse depuis deux ans. Les railleurs en furent pour leurs frais. En théorie, le concept était excellemment pensé et la première moitié de la saison 1976 apporta des résultats flatteurs : podiums pour Depailler et Scheckter, et victoire au Grand Prix de Suède pour ce dernier ! La concurrence commençait à lorgner la monoplace bleu et jaune de façon intéressée et c’est précisément à ce moment-là que les choses se détériorèrent.

F1 et doubles essieux
La seule victoire de la P34, c’était à Anderstorp en 1976 grâce à Jody Scheckter © DR

Arrivée sur les circuits rapides de l’été, la P34 dévoila ses faiblesses : un comportement très instable, passant brutalement du sous au survirage dans les enfilades. Le circuit suédois d’Anderstorp était très atypique et l’équipe Tyrrell s’était trop vite gargarisée de cette victoire. On tenta donc d’appliquer une multitude de solutions aérodynamiques à ce problème, solutions qui amenèrent progressivement à détruire tout le bienfait du concept initial. La saison 1977, avec l’apparition d’une carrosserie enveloppante montée sur un châssis conçu par ordinateur, ne fit qu’aggraver le problème jusqu’à rendre la voiture totalement inconduisible.

Plusieurs facteurs eurent raison du projet P34 : en premier lieu, les fameux calculs informatiques étaient tout ce qu’il y a de plus théoriques et la réalité des pistes se chargea de démontrer leurs limites. Tous ces errements firent perdre un temps précieux qui ne se rattrapa pas et, deuxième coup dur, Goodyear se lassa de développer des gommes spéciales pour une voiture qui n’avançait plus. Le coup de grâce fut porté par les dernières configurations de la P34 : pour tenter de la faire rester sur la piste, on élargit considérablement les voies avant, faisant ressortir les petites roues avant hors de la protection du bouclier et jetant ainsi aux orties l’essence même du travail de Gardner. Se sentant désavoué, celui-ci démissionna de son poste en fin de saison et en 1978, Tyrrell revint à une classique quatre-roues.

L’hérésie finale : fin 1977, on fut obligé de sortir les roues avant de derrière le bouclier protecteur dans l’espoir de redonner un peu de grip à une P34 désormais hors-sujet © DR

2-4-0

Preuve que l’idée était digne d’intérêt, le directeur technique de March, Robin Herd, se pencha fin 1976 sur cette question du flux aérodynamique d’une F1 en s’appuyant sur la démarche de Gardner. Pour lui, la principale erreur de l’ingénieur Tyrrell était d’avoir maintenu les énormes boudins arrière qui créaient d’énormes turbulences dans la pénétration de l’air. Il décida donc d’équiper le train arrière d’un châssis 761 de quatre roues de la taille de celles du train avant. Adhérence accrue grâce à la multiplication par deux des roues arrière, diminution réelle du fameux maître-couple par le diamètre réduit des roues et les dimensions de voies identiques à l’avant et à l’arrière, tels étaient les avantages annoncés par Max Mosley et Robin Herd. Sans parler de l’absence du problème d’approvisionnement spécial de la part de Goodyear. Là-encore, initiative intéressante qui allait se cogner à la réalité technique – et financière – de l’écurie.

La March 761/ 2-4-0 présentée à Bicester en novembre 1976 © DR

La 2-4-0, nomenclature tirée de celle des chemins de fer et signifiant « deux roues avant – quatre roues motrices – zéro roue arrière », fut présentée en grande pompe en novembre 1976 et aussitôt posée sur la piste de Silverstone pour les premiers essais. Qui mirent immédiatement en lumière la principale faiblesse de cette voiture : sa boîte de vitesses agissant sur les deux essieux était très lourde et cassa sous la contrainte. Ajouté au poids déjà élevé de la March 761, cet inconvénient obligea Mosley et Herd à remiser leurs plans pour plus tard.

De façon bien pire que celle de Tyrrell, la trésorerie de March flirtait en permanence avec la zone rouge. Cette équipe n’avait jamais été capable de rassembler des budgets décents pour une discipline aussi exigeante que la F1, et l’élaboration d’un tel projet demandant à l’évidence des heures et des heures de développement coûteux était une folie engagée sans réelle réflexion en amont. Plus que pour Tyrrell fin 1975, les observateurs jugèrent que l’avocat Mosley avait voulu se faire un bon coup de pub, et on en resta là. Jusqu’en février 1977.

F1 et doubles essieux
De vagues essais sur le mouillé à Silverstone en février 1977 (ici avec Howden Ganley) ne permirent pas de dire que la 2-4-0 était un concept d’avenir © DR

Robin Herd ne voulut pas lâcher l’affaire comme ça et greffa sur le train arrière une boîte renforcée. Ian Scheckter fit effectuer à la 771/ 2-4-0 des essais apparemment concluants sous la pluie à Silverstone et se déclara « enchanté » par le comportement de la voiture. Mais qu’en serait-il sur le sec et par temps chaud ? On ne le saurait jamais car, plus que jamais, les moyens manquaient et l’écurie préféra sagement ranger définitivement le projet au fond d’un garage et entamer avec une 771 quatre-roues ce qui serait la dernière saison de March (2).

320 km/h dans Signes

Alors que l’on pensait ne plus revoir ce genre de monoplace arachnéenne, la surprise fut grande lorsque l’écurie Williams débarqua un matin de novembre 1981 dans le paddock de Donington avec la FW07 championne du monde en version quatre roues arrière de petite taille ! Une série d’essais fut menée par Alan Jones et la presse prit la chose bien plus au sérieux que lors des sorties de la March : les gens de chez Williams étaient désormais sur le toit du monde et étaient connus pour ne rien entamer à la légère.

Novembre 1981, Alan Jones testa cette FW07D six-roues à Donington © DR

Patrick Head et Frank Dernie, les deux têtes pensantes de l’écurie, désiraient trouver un gain aérodynamique pour contrer la puissance exponentielle des moteurs turbo qui s’annonçaient comme incontournables. Fin 1981 pour les écuries FOCA (dont Williams était un des plus fervents membres), l’heure était encore au V8 Cosworth atmosphérique, fortement pénalisé par rapport aux V6 suralimentés Renault, Ferrari et bientôt BMW. Des calculs théoriques, puis des essais en soufflerie démontrèrent que le gain aéro équivalait peu ou prou aux 160 chevaux manquants face au turbo. Frank Dernie déclara même qu’avec cette configuration, la voiture pourrait négocier la terrible courbe de Signes sur le Paul Ricard à 320 km/h, contre 280 km/h en configuration traditionnelle !

F1 et doubles essieux
Williams poursuivit l’étude du concept six-roues jusqu’au début de 1983 (Laffite à Croix-en-Ternoix) © DR

En 1982, une FW08 six-roues fut mise en chantier et Dernie travailla même en soufflerie sur une version dépourvue d’aileron arrière afin d’éradiquer au maximum la traînée aérodynamique. Les résultats en piste furent encourageants, malgré un sous-virage tenace à basse vitesse. Tout ceci aurait pu mener à quelque chose de concret si deux éléments « à charge » n’étaient venus contrarier le projet : apprenant l’existence de ces études, la FISA intervint, arguant de l’illégalité d’une voiture à quatre roues motrices, pour la plus grande fureur de Patrick Head. Au même moment, Frank Williams et son partenaire d’alors, Mansour Ojjeh, se rendaient à l’évidence de l’obligation d’obtenir un moteur turbo dans les meilleurs délais. Ce serait le Honda pour la fin 1983.

Doubles roues

Une autre solution pour trouver un surcroît de grip fut envisagée, à la même époque que la Tyrrell et la March, par une des plus grandes écuries. En mars 1977, les quelques journalistes présents sur le circuit de Fiorano eurent droit à une sacrée révélation : Niki Lauda dévoila une 312 T2 munie de petites roues jumelées à l’arrière. Forghieri avait repris là ce qui se faisait en courses de côte dans les années trente pour gagner de l’adhérence à la ré-accélération, avec la Bugatti T59/ 50B pilotée par Wimille à Prescott Hill en 1939 ou encore la Mercedes W154 de Brauchitsch au Grossglockner la même année.

Cette Ferrari censée gagner de la vitesse de pointe grâce à la réduction des pneus arrière fut testée sur l’anneau de vitesse de Nardo. Les résultats ne furent guère probants, la six-roues se révélant à peine plus rapide que la traditionnelle T2, mais par contre déformant ses gommes arrière et réduisant de fait la surface d’adhérence de celles-ci. La Scuderia faisait feu de tout bois cette année-là face à la menace bien réelle du concept d’effet de sol amené par Colin Chapman et sa Lotus 78, et Mauro Forghieri ne fut pas à court d’idées pour tester tout ce qui pouvait améliorer la tenue de route de la monoplace, comme un aileron-prise d’air au-dessus du casque du pilote, par exemple. La largeur de la voie arrière dépassant celle autorisée – il aurait fallu revoir tout le train arrière – cet essai resta finalement au stade d’étude.

Lauda semble beaucoup s’amuser à Fiorano avec cette Ferrari 312 T2 six-roues © DR

La question restera éternellement posée : les six-roues, une fausse-bonne idée, ou une solution d’avenir tuée dans l’œuf ? On peut légitimement penser que la réflexion de base était pertinente, mais qu’elle se heurterait aux questions de comportement dynamique. La Tyrrell P34 était certainement la plus aboutie, la March et la Williams auraient certainement été handicapées par le poids du train arrière et surtout par leur empattement long qui aurait nui à la maniabilité. Quoi qu’il en soit, l’arrivée des chevaux dopés au turbo régla le problème de façon définitive.

Notes

(1) Surface frontale maximale en pénétration dans l’air
(2) Avant une tentative de reprise en 1981

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