Österreichring, Spielberg, Styria, Austria, le 17 août 1975
Essais libres de ce matin terminés. De lourds cumulo-nimbus cinglent vers Zeltweg.
Nous trouvons un « havre » sous l’immense barnum du cigarettier Memphis que des hordes austro-allemandes aux poitrines débraillées, la chope de Gösser en pogne, transforment en une cathédrale consacrée à leur dieu, auteur de la pole position, scandant un évangile formé d’un seul mot : Niki Laauuda, Niki Laauuda, oh oh Niki Laauuda !
Patrice Vatan

Attablés devant une bratwurst mit pommes frites, nous voyons débouler Freddy H, dit « Le Canadien » en raison de sa combine de presse basée sur un journal canadien dont il serait le correspondant. Il a le torse moulé dans un tee-shirt HB et l’air défait, en proie à une vive émotion – étonnant, lui qui d’ordinaire est si calme, pondéré.
Il vient d’assister à une violente sortie de route de Mark Donohue tout à la fin des essais libres.
La March a fracassé le rail gauche de Voest-Hügel, la grande courbe à droite après les stands, s’est retournée avant de basculer en contrebas. Freddy était là, et d’après lui, aurait aidé les secours à extraire le pilote américain. Il est conscient bien que choqué et a été transporté à l’hôpital de Graz. Deux commissaires ont été blessés, dont un grièvement.
Sacaze, Christian et moi nous regardons, la mine dubitative. On sait notre ami Freddy volontiers fanfaron, sinon affabulateur ; se serait-il paré du rôle de sauveteur « privilégié » ?

Des dizaines d’années plus tard, lorsque le monde que nous avons toujours connu aurait enfanté son double grossier fondé sur la primauté du virtuel sur le réel, je tomberai sur une photo de David Phipps prouvant l’authenticité des dires de Freddy, qu’on voit au premier plan sur notre image, regardant vers la gauche.
Avant-hier matin. Nonobstant le refus de Hans Neuner, le chef de presse, de m’octroyer un laisser-passer, je m’introduis dans les stands grâce à la bonne vieille carte AFIP. Je n’ai d’yeux que pour une auto qui concentre tous nos fantasmes, la Shadow DN 7 à moteur Matra.

Dieu, que l’on attendait celle-là ! Je retrouve Christian, les yeux mi-clos, en communion avec la musique du V12 qui vrille soudain la campagne styrienne.
De goûter cette symphonie indescriptible nous ramène trois ans en arrière lorsque Chris Amon la jouait dans les monts d’Auvergne.
Mais le ramage de la Shadow Matra cache un plumage inadapté, trop lourd, insuffisamment refroidi et l’aventure américaine de Vélizy cesserait à la fin de l’année.

Croisant Crombac, je lui demande quand aura lieu finalement le départ, sans cesse différé à cause de la pluie qui menace. Brandissant un auguste index à l’encontre du ciel, il me lance un royal « si on part ! », s’incluant d’autorité, avec ce « on », parmi les décisionnaires de la direction de course.
On partira avec une heure et demie de retard, mais quelle course !!

Se jouant de la pluie diluvienne comme Stewart au Nürburgring en 1968, Brambilla lâche rapidement Lauda et Hunt pour prendre la tête au 19e tour.
Ces conditions de course dantesques, Guy Royer les fixe en un doc qui montre les F1 à l’assaut de la montée après les stands. Elles talonnent sur le tarmac, envoyant dans le brouillard des gerbes d’étincelles. Prisonniers de ce maelstrom aquatique, les pilotes n’y voient pas à vingt mètres, anticipant leur trajectoire au feu rouge au cul de la monoplace précédente.

On qualifierait un demi-siècle plus tard avec un moue dégoûtée ce genre de comportement extrême de « virilisme toxique ». C’était l’ordinaire de la course automobile des années 70 (https://www.youtube.com/watch?v=NLSAWC8PiAE).
On arrête les frais au 29e des 54 tours prévus, sur la victoire fantastique d’un Brambilla qui, dans l’émotion, exécute une pirouette au baisser du drapeau et explose son capot avant.
Déjà Christian attend son monde, au volant de notre Simca 1301 de location, ça va gicler sur Paris, 1500 bornes dans la nuit. Guy annonce se dévouer pour nous emmener, dans sa Fiat 128 Rallye, à Dijon le week-end prochain. Ce sera ce fameux Grand Prix de Suisse qui est sur toutes les lèvres.
Dans trois jours, je déplierai L’EQUIPE au bureau. Mark Donohue est mort mardi d’une commotion cérébrale à l’hôpital de Graz. Son état avait brutalement empiré la nuit précédente.
Je repense à Freddy, témoin du crash, acteur des secours. S’il a vu une ombre noire s’évanouir dans l’éther après que la March a fracassé le rail, il n’en a rien dit.
Image © David Phipps