9 avril 2020

Elargissement 4 : Les faussaires

6 avenue des Spélugues, Monaco.

Les deux hommes qui marchent en ce doux jeudi de l’Ascension n’accordent aucun intérêt à la nature qui explose autour d’eux.

Pas plus le Cap Martin aux confins duquel mer et ciel s’unissent, que le soleil qui repeint d’ocre brûlé le palais princier, ou les fragrances montant des micocouliers disséminés sur les terrasses à main droite qui cascadent vers la grève, ne les atteint.

Loin d’imaginer que le monde dégradé qui les guetterait un demi-siècle plus tard les forcerait à marcher sous attestation de déplacement dérogatoire.

Les deux hommes qui marchent d’un pas lent et lourd le long de la montée de Beau-Rivage sont fermés à tout ce qui entraverait leur marche lente et lourde.
Hier encore ils se fussent comportés comme deux hommes honnêtes et éclairés lorsque la montée de Beau-Rivage, tarmac ceinturé de rails serpentant vers les esses du Casino, n’avait pas basculé sur elle-même, comme une scène de théâtre, faisant disparaître l’avenue de Monte-Carlo, élégante artère bordée de grandes maisons de luxe et d’éblouissants points de vue vers la droite.

Ils croisent au large de la boutique Hermès qui marque le freinage pour le gauche de Massenet. Ils se savent observés, enviés, jalousés par les milliardaires levantins en peignoirs immaculés estampillés Hôtel de Paris, sablant le champagne sur la terrasse en surplomb en compagnie de putes est-allemandes.
Pourquoi ces deux loquedus sont-ils accrédités par l’ACM et pas nous qui avons pourtant graissé la patte à Boeri ?

Les deux hommes qui marchent du pas lent et lourd des hommes qui comptent appartiennent en effet au gratin des ACCRÉDITÉS. Simple et binaire, leur monde se divise en deux : ceux qui sont ACCRÉDITÉS et ceux qui tueraient pour l’être. Alors sont-ils journalistes ?

L’homme qui marche en tête est vêtu d’un blouson marron ton sur ton. Son flanc est battu par une lourde mallette en zinc qui lui vaut le surnom basique de « Mallette en zinc ».
Décorée de multiples stickers arrachés sur d’innombrables champs de bataille, elle est censée poser son homme, le désigner comme l’égal des Zurini, Bovy et autres David Phipps. Elle est lourde certes mais moins que le laisse supposer son propriétaire qui ahane sous un effort un poil forcé.

L’homme qui marche en tête s’appelle Guy Royer. Imprimeur le jour faussaire la nuit. Il n’apprécierait guère que la terrible police monégasque fouillât sa mallette en zinc qui dissimule derrière un Canon prétexte un nuancier assez large de tous les coloris possibles du brassard officiel de photographe du Grand Prix de Monaco 1978.

L’homme qui marche derrière lui d’un pas lent et lourd n’est lesté, lui, que d’un mince sac en cuir ELF d’où nul ne l’a jamais vu sortir autre chose qu’un Mars. il est supposé être rédacteur au magazine « Le siècle automobile », poussant la notion de magazine jusqu’aux ultimes retranchements. Il s’appelle Patrice Vatan.

Dégagé de toute deadline pressante,il s’est taillé un créneau journalistique à ses mesures, qui tient en cinq mots : « en prendre plein la gueule ». Il est assez proche d’une éponge qui gonflera comme une outre durant dix ans de toutes les sensations, les fantasmes, feelings, odeurs, sons, violences surgis des automobiles de course dont les premières, libérées en bas, escaladent la montée de Beau-Rivage. Première séance d’essais chrono.

Positionné au droit du petit kiosque à journaux qui monte la garde à gauche de l’amorce de la descente de Mirabeau (au 6 avenue des Spélugues dans la version civile de Monaco), j’entends comme un bourdon aussi gros qu’une moissonneuse-batteuse qui se matérialise au-devant des vitrines immenses de l’Hôtel de Paris en vingt Formules Un qui tutoient le rail derrière lequel je suis à l' »abri ».

Une flèche rouge surmontée d’un casque bleu et rouge s’éjecte de la corde et plonge vers moi, corrigeant un léger travers. Un souffle brûlant me griffe le visage dans le rugissement surexcité de son flat douze Ferrari. Voilà en quoi consiste en prendre plein la gueule.

Un photographe local, un type qu’on croise quelquefois au Paul-Ricard, se colle à mes côtés et mitraille. Dans la hiérarchie du dédain qui dicte l’attitude des ACCRÉDITÉS internationaux, le localier arrive à peine au-dessus du public lambda. Aussi ne lui accordé-je pas un regard. Guy si.

Je le vois me faire signe depuis l’arrière du kiosque où il trifouille quelque chose dans sa mallette en zinc. C’est pas la bonne couleur, me crie-t-il pour couvrir en vain le feulement rauque du flat douze Alfa qui ébranle le sol comme un début de tremblement de terre.
Regarde le brassard du type, le sien est plus foncé. Tiens c’est celui-là, fait Guy en me tendant une version rose sombre, l’exacte copie du vrai.

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