9 juillet 2019

Portago par lui-même

( Entretien février-mars 1957)

Le document sonore que je vous propose ici est assez exceptionnel. Un long entretien d’Alfonso de Portago avec deux journalistes américains, Bill Grauer et Barrett Clark, quelques semaines avant sa mort (1). L’ensemble dure environ 50 minutes et contient également des interventions de Luigi Chinetti, Peter Collins et Wolfgang von Trips qui expriment leur opinion à propos de Fon de Portago.

René Fiévet

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Alfonso de Portago
Alfonso de Portago @ DR

Le fait que des journalistes prennent la peine de s’entretenir aussi longtemps avec un pilote est significatif de quelque chose : en ce début 1957, la personnalité d’Alfonso de Portago commence à intéresser le grand public, et il est presque devenu une célébrité.

Des journalistes de sport automobile tels que Ken Purdy et Robert Daley, aux Etats Unis, sollicitent également des interviews de lui. C’est beaucoup moins le cas en Europe, où on ne s’enthousiasme pas si facilement pour des personnalités hors-norme, surtout quand leur palmarès sportif n’est pas en rapport avec leur notoriété. Cet enregistrement a donc été réalisé aux Etats Unis (2).

Portago lui-même a pris conscience de cette célébrité naissante, et il entend en jouer. C’est un aspect de sa personnalité qu’a mis à jour son biographe, Ed McDonough (3) : Portago a envie de construire sa propre légende, et il n’hésite pas à enjoliver fortement le propre récit de sa vie. Dans son livre, Ed McDonough a ainsi recensé tous les mensonges, ou plutôt exagérations, de Portago.

Il faut bien prendre conscience que c’était une autre époque : c’était le temps de l’écrit et de la tradition orale. On pouvait dire un certain nombre de choses, sans risque d’être contredit. Personne ne venait derrière vous pour vérifier l’exactitude de ce que vous racontiez, pourvu que l’histoire vaille la peine d’être racontée. Duncan Hamilton, vainqueur des 24 heures du Mans 1953, n’a-t-il pas fait croire pendant longtemps qu’il avait pris le départ de l’épreuve en état d’ébriété ? C’était une belle époque …

Mais bon, il faut vivre avec son temps. Les esprits chagrins, les aigris, les médiocres, les « fact checkers », les « salisseurs de mémoire » (dixit maître Folace) tiennent maintenant le haut du pavé, et il faut bien nous résoudre à rendre à la vérité ce qui lui est dû. Ainsi, dans la suite de ce texte, je recense un certain nombre des exagérations de Portago, parfois outrageuses.

1ère partie – Portago par lui-même

Comme on peut le constater, Portago se voit lui-même comme un futur champion du monde. Cette prétention était-elle exagérée, si on considère la faiblesse de son palmarès ? Apparemment non, si on en croit les témoignages de Chinetti, Collins et von Trips qui voient en lui un futur très grand champion. Il semble bien que l’année 1956 a été une étape cruciale dans sa carrière : ayant rejoint l’équipe Ferrari, il a pu se comparer à ses coéquipiers et adversaires, et il n’hésite pas à se situer au 4ème rang des pilotes mondiaux au même niveau que Behra, Castelotti, Musso, et Schell.

Derrière Fangio, Moss et Collins (curieusement, il ne cite pas le nom de Mike Hawthorn). Ce n’était plus le même pilote que celui qui accumulait les accidents et sorties de route en 1954-1955. Au Grand Prix de la Havane, en février 1957, sa prestation face à Fangio avait fait forte impression. C’était non seulement, de l’avis de tous, un pilote talentueux, mais il était devenu aussi un pilote raisonnable, conscient des risques, et sachant ménager sa mécanique. Ses propos témoignent de l’assurance qu’il a prise.

Un autre aspect de sa personnalité apparaît avec évidence : un désintérêt total, voire un mépris, pour tout ce qui concerne l’aspect mécanique du sport automobile. « S’il me venait à l’idée de vouloir terrifier les mécaniciens, il me suffirait de me diriger vers la voiture avec un tournevis, » dit-il joliment. 

A ce sujet, je ne résiste pas au plaisir de vous faire part d’une anecdote que m’avait racontée Hermano da Silva Ramos, il y a quelques années, lors d’un échange de courriers électroniques : « j’ai couru le Tour 1956 sur Jaguar lorsque Fon le courait sur Ferrari et je me souviens qu’avant la course de côte du Tourmalet dans les Pyrénées il était venu vers moi en me disant :

« Nano, Ferrari m’a dit de mettre des bougies froides avant la course; alors j’ai retiré les bougies et je n’arrive pas à revisser les nouvelles. » En réalité, il avait dévissé les porcelaines et laissé les culots dans la culasse ! Fon était immensément courageux et adroit, mais pour la mécanique… ».

2ème partie – Portago par lui-même

Je crois savoir que Fangio lui-même, qui pourtant avait une formation de mécanicien, n’était pas extraordinairement intéressé par cet aspect du sport automobile. Quand on venait le consulter pour connaître les améliorations qu’il faudrait apporter à sa voiture pour qu’elle soit plus performante, il lui arrivait de répondre : « pourquoi ? Vous trouvez qu’elle ne va pas suffisamment vite comme ça ? ».

Il est vrai que Fangio n’était pas seulement le meilleur pilote, mais il s’arrangeait aussi pour avoir la meilleure voiture : dès lors, pourquoi vouloir la faire aller plus vite ? Le temps des pilotes metteurs au point n’était pas encore venu.

On peut évidemment sourire de certaines questions posées par le journaliste, souvent assez naïves, et révélant une réelle ignorance du sport automobile. Mais je pense que cela traduit bien une certaine époque : on était bien moins informé, et le sport automobile était une affaire de passionnés. Surtout, ce sport excitait l’imagination : le danger et la mort étaient omniprésents.

A un moment donné, Portago nous dit qu’il sait qu’un accident mortel ne peut pas lui arriver (« I know it won’t happen to me », 2ème partie – 16 minutes). Je pense qu’il ne faut pas prendre cette affirmation au premier degré, et comme une prédiction tragiquement démentie quelques semaines plus tard, mais plutôt comme un acte de foi : pour Portago, la course automobile, c’est la vie. Ou plutôt, un art de vivre. La mort n’est pas invitée au banquet.  

En écoutant Portago, je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’avait écrit Enzo Ferrari à son sujet : « il avait des manières de gentleman qui finissaient toujours par émerger de l’apparence rugueuse qu’il se plaisait à cultiver. » C’est exactement l’impression qu’il me donne.

3ème partie – Portago par lui-même

Pour finir, quelques remarques sur les propos de Portago :

1ère partie (8 minutes 40 secondes)

Selon les différents récits de Portago, le surpoids dont il était affligé varie de 8 à 14 kg, suffisamment toutefois pour lui faire abandonner l’équitation de compétition. Selon tous les témoignages, il fut effectivement un cavalier amateur de très grande classe, remportant de nombreuses victoires.

1ère partie (9 minutes)

Portago parle d’un de ses amis qui « faisait un peu de course automobile », et qui l’a emmené au Salon de l’Auto de 1953 où il rencontra Chinetti. Selon toute probabilité, il s’agit d’Edmund Gurner Nelson, qui trouvera la mort avec lui lors des Mille Miglia de 1957. Edmund Nelson avait initié Portago aux courses de Midget et de Panhard Monomil en France au cours de l’année 1953 (voir Ed McDonough, Marquis de Portago, The Legend, pages 33-36).  

1ère partie (10 minutes 50 secondes)

L’anecdote concernant sa première expérience de course automobile aux 1000 km de Buenos Aires est grossièrement exagérée. Elle est même tout simplement mensongère. Ed McDonough, qui a enquêté sur cette affaire, nous dit que Portago avait conduit la voiture avec « un bon niveau de compétence » pendant les essais, et qu’il avait effectué plusieurs tours en course avant de céder à nouveau le volant à Harry Schell (Ed McDonough, Marquis de Portago, The Legend, pages 33-36).

1ère partie (11 minutes 30 secondes)

Qui peut croire qu’on peut remonter un embrayage en état de bon fonctionnement en laissant de côté 53 boulons et écrous ? Il s’agit encore d’une anecdote mensongère, déjà relevée par McDonough, qui précise que le nombre de boulons et écrous laissés de côté varie grandement selon les différents récits de Portago.

1ère partie (12 minutes 10 secondes)

On peut penser que Portago savait passer les vitesses comme n’importe quel conducteur du dimanche, sinon on ne voit pas comment il aurait pu piloter en course à Buenos Aires et à Sebring. Mais il ne connaissait pas les techniques du double débrayage et du talon-pointe. C’est ce que lui a enseigné Bertocchi.

2ème partie (12 minutes)

L’accident fatal de Louis Rosier ne s’est pas produit lors de l’épreuve de Montlhéry du Tour de France Automobile, mais 15 jours plus tard lors des Coupes du Salon à Montlhéry, le 7 octobre 1956. L’anecdote sur Louis Rosier demandant à Portago d’essayer sa voiture une demi-heure avant le départ, telle qu’elle est narrée par Portago, n’est pas très claire (mais je ne suis pas sûr d’avoir traduit correctement ce qu’il dit). En fait, Louis Rosier avait envisagé de ne pas prendre le départ de cette épreuve, et de faire conduire sa voiture par Portago. Et puis, il avait changé d’avis au dernier moment et décidé de prendre le départ (source : Doug Nye, Motor Sport Magazine, avril 1997).

2ème partie (14 minutes)

Le journaliste évoque un accident mortel ayant eu lieu aux 12 Heures de Sebring. Il s’agit de l’accident de Bob Goldritch sur une Arnolt-Bristol. Ce fut le premier accident mortel dans l’histoire des 12 Heures de Sebring.

3ème partie (10 minutes)

J’ai l’impression que l’histoire de ce pilote qui essaye d’impressionner les concurrents qui le dépassent, en faisant une horrible grimace et en pointant du doigt leur roue arrière gauche, est une pure invention de Portago. Mais l’histoire est plaisante et, pour cette seule raison, vaut la peine d’être racontée et de passer pour vraie. 

Notes

  • Cet entretien fait partie des Riverside Records, dont plusieurs sont consultables sur Youtube (notamment Sounds of Sebring 1956 et Sounds of Sebring 1957). En fait, il s’agit de deux entretiens : l’un à l’occasion du GP de la Havane en février 1957, suivi par un autre à la fin mars 1957, juste après les 12 Heures de Sebring. C’est une pure déduction de ma part, mais qui permet de résoudre une incohérence manifeste. En effet, parmi les grands pilotes vivants du moment, Portago cite Castelotti qui a trouvé la mort le 14 mars 1957 (2ème partie – 5 minutes 50 secondes). Et à un autre moment, le journaliste évoque l’accident mortel de Bob Goldritch, le 23 mars 1957, lors des 12 Heures de Sebring (2ème partie – 14 minutes).
  • J’ai moi-même effectué la transcription en anglais puis la traduction, et mis les sous-titres. Inutile de vous dire que ce fut un travail considérable, notamment en ce qui concerne la traduction, car les propos de Portago, ainsi que ceux du journaliste, sont parfois difficiles à comprendre. Je pense toutefois être parvenu à un très bon résultat ; et s’il subsiste des erreurs, elles doivent être très minimes. Si un auditeur remarque une erreur, aussi petite soit-elle, je serais ravi qu’il me le fasse savoir et je ne manquerai pas de procéder à la correction.
  • Ed McDonough, Marquis de Portago, The Legend, Mercian Manuals Ltd, Coventry, 2006.
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