José Froilan Gonzalez était un des derniers survivants de cette décennie mythique du sport automobile qu’étaient les années cinquante. Celui qui avait offert à Ferrari sa toute première victoire en Formule 1 vient de rejoindre ses amis Fangio et Marimon.
Aujourd’hui, ça semble absolument impensable : un pilote de haut niveau, qui plus est vainqueur de Grand Prix, ne pourrait pas arborer un embonpoint pareil ! Mais dans ces années cinquante complètement folles, tout était permis. Pourtant, Enzo Ferrari le lui avait fait remarquer, une fois qu’il passait ses pilotes « en revue ». Il avait pincé légèrement le pneu qui entourait le ventre de l’Argentin grassouillet et lui avait dit : « Il faudra perdre ça, Gonzalez » [1]. « Tu peux toujours espérer, vieux grigou » avait certainement du penser José Froilan qui ne modifia en rien un régime alimentaire qui ne l’avait pas empêché de gagner deux Grands Prix et les 24 Heures du Mans pour le compte du Commendatore.
C’est que le bougre était costaud. C’est pour ça qu’on le surnommait le « Taureau de la Pampa ». Ses confrères l’appelaient, eux, « El Cabezon » (la grosse tête), à cause de la dimension de son visage, et peut-être également du degré d’entêtement que le pilote natif de Arrecifes (non loin de Buenos Aires) mettait à terminer au mieux ses courses. Ferrari avait beau faire des reproches à Gonzalez sur sa corpulence, il ne pouvait pourtant que se souvenir de cette « joie terrible » que le pilote lui offrit le 14 juillet 1951 sur le circuit de Silverstone en Angleterre.
L’incroyable victoire
C’est en février de la même année que le maître de Maranello se rendit vraiment compte du potentiel de ce pilote atypique. Des courses de Formule Libre étaient organisées à Buenos Aires durant lesquelles Mercedes (très présent en Argentine) ressortit de leurs garages les vieilles W163 à compresseur d’avant guerre dans le but de préparer un retour de la marque à l’Etoile dans la compétition automobile. Deux courses furent organisées dans un parc de la capitale argentine et, à la surprise générale, les terribles Flèches d’Argent menées par rien moins que Fangio, Kling et Lang furent battues à la régulière par une Ferrari 166 à moteur compressé pilotée par ce pilote rondouillard qui avait fait de timides débuts en Formule 1 l’an passé à Monaco sur une Maserati 4CLT/48 de la Scuderia Achille Varzi. Aussi, quand un des pilotes titulaires de l’écurie Ferrari, Piero Taruffi, ne put tenir son rôle pour le Grand Prix de l’ACF 1951, on pensa immédiatement à José Froilan Gonzalez pour le remplacer.
A Reims, Froilan dut laisser sa place à mi-course à Alberto Ascari. La pratique était courante à l’époque (elle sera interdite à compter de 1958) et l’Argentin n’en prit pas ombrage : Ascari était clairement le pilote appelé à mener en tête la rude bataille contre la toute puissante écurie Alfa Romeo menée par Fangio et Farina, alors que lui ne disputait là, « modestement » dirons-nous, que son 4e Grand Prix du championnat du monde. Alberto ne put empêcher les véloces Alfa de triompher une fois encore et tout le monde se retrouva à Silverstone quinze jours plus tard.
Sur la piste moyennement rapide du Northamptonshire (comparée aux tracés ultra rapides de Reims ou Spa, Silverstone était à l’époque considéré comme moyennement rapide, aussi bizarre que cela puisse paraître), les Alfa sont pour une fois à la peine pour faire parler leur puissance et c’est une Ferrari qui va réaliser la pole. Mais pas celle qu’on attendait. Ascari n’est que 4e, à deux secondes pleines de Gonzalez qui devance les deux Alfa de Fangio et Farina ! Le monde le la Formule 1 n’est pourtant pas au bout de ses surprises en ce 14 juillet. Sous un ciel maussade typiquement britannique, c’est cet Argentin relativement peu connu qui va mettre fin à l’invincibilité absolue des Alfa Romeo depuis la création du championnat du monde l’an passé ! Et pourtant, il aurait pu ne pas le gagner ce fameux Grand Prix, et ainsi ne pas entrer de plain pied dans l’Histoire.
Après une bagarre acharnée avec l’Alfa de Fangio, Gonzalez rentra au stand aux trois quarts de la course pour ravitailler et vit Ascari debout qui le regardait. L’Italien avait abandonné et l’Argentin comprit immédiatement : il se leva et s’apprêta à sortir du cockpit de sa Ferrari 375 quand Alberto lui posa affectueusement le bras sur l’épaule et le fit rasseoir. C’était « sa » course, lui expliqua-t-il, et il ne tenait pas à la lui voler. Tout ému, José Froilan repartit le couteau entre les dents et gagna l’épreuve avec 50 secondes d’avance sur Fangio. Il sut alors qu’il resterait pour l’éternité celui qui avait fait tomber les Alfa Romeo et donné sa première victoire à Ferrari.
P’tit gros, p’tit jeune
Ce jour béni de juillet 1951, José Froilan Gonzalez sut aussi qu’il venait de battre un nouveau record en Formule 1 : après avoir été le plus jeune pilote du championnat du monde de Formule 1, il en devenait le plus jeune vainqueur à l’âge de… 27 ans. Là encore, ce qui peut surprendre de nos jours où les pilotes arrivent la morve au nez dans la catégorie dite « reine », était facilement explicable en 1951 : les compétiteurs avaient pour la plupart commencé leur carrière avant la guerre et la « jeune garde » commençait juste à pointer le bout de son nez. Bientôt, il y aurait les Moss, Hawthorn, Collins et autres qui donneraient un coup de jeune à la course automobile, mais pour l’instant – même si ça ne se voyait pas vraiment de prime abord – c’était lui, José Froilan Gonzalez, le petit jeune !
Trois ans plus tard en 1954, sur la même piste anglaise, l’Argentin va reporter sa deuxième (et dernière) victoire en Grand Prix, toujours pour Ferrari, et tout aussi inattendue que la première. Alors que tout le monde voyait les nouvelles Mercedes W 196 réaffirmer leur puissance étalée sans vergogne 15 jours plus tôt au Grand Prix de l’ACF, le tracé anglais ne convint absolument pas à leur carrosserie enveloppante novatrice et c’est une Ferrari qui l’emporta, celle de Gonzalez. Compte tenu de la petite forme des voitures de la Scuderia cette année, c’était là une belle performance à mettre entièrement au crédit de cet homme au pilotage « rugueux », mais efficace. La rugosité n’excluait pourtant pas une certaine finesse, témoin la superbe victoire qu’il venait de remporter un mois auparavant au Mans sur la Ferrari 375 Plus partagée avec Maurice Trintignant. Disputée presque entièrement sous la pluie, la traditionnelle épreuve sarthoise fut l’occasion d’admirer un « Taureau de la Pampa » pilotant sur des œufs et tout en douceur son spider de 330 chevaux, tout en tournant à plus de 170 km/h de moyenne !
Du tirage avec Fangio
José Froilan Gonzalez pilota également pour Maserati en Formule 1, en 1952 et 1953. Il fut à la lutte aux côtés de Fangio pour tenter de contrer les invincibles Ferrari 500 d’Ascari et Hawthorn. Sa vaillance lui fit mener de beaux combats, mais il ne put gagner au volant des voitures au Trident, cet honneur revenant à Fangio en une seule occasion lors de ces deux années passées chez Maserati. A ce sujet, on a souvent parlé de l’amitié qui liait Gonzalez à Fangio, mais celle-ci ne fut que tardive. Leur nationalité commune les rapprocha naturellement, mais leur cohabitation chez Maserati exacerba les ego et des tensions apparurent entre eux. Ce ne fut qu’en 1954, une fois Fangio passé chez Mercedes et Gonzalez revenu chez Ferrari que leur relation reprit un tour plus amical, relation renforcée après la mort de leur jeune compatriote, Onofre Marimon, qui se tua cette année-là au Nürburgring.
José Froilan fit par la suite des apparitions très épisodiques en F1, dues à un sérieux accident en préparation du Tourist Trophy en 1955 dont les séquelles lui enlevèrent sa combativité légendaire. Il raccrocha définitivement son casque et ses gants en 1960 pour s’occuper de ses affaires florissantes en Argentine. Il venait souvent sur les manifestations historiques liées à Ferrari et une des dernières apparitions publiques eut lieu en 2011 à Silverstone. Sur cette piste qui lui avait souvent souri (il y avait aussi remporté l’International Trophy 1954, hors championnat, sur une Ferrari 554) il eut le plaisir de voir Fernando Alonso effectuer quelques tours au volant de sa 375, celle avec laquelle il avait apporté à Ferrari le 14 juillet 1951 la « joie terrible d’avoir tué sa mère [2] ».
Pierre Ménard
Crédits photos :
1) Arrivée du Grand Prix de Grande-Bretagne 1951 sur Ferrari 375 ©Ferrari Spa
2) Avec Fangio chez Maserati en 1953 ©DR
3) Grand prix d’Argentine sur Maserati A6GCM en 1952 ©DR
4) Grand prix de l’ACF sur Maserati A6SSG en 1953 ©DR
5) Grand Prix de Grande-Bretagne 1954 sur Ferrari 625 ©DR
6) Le Mans 1954 Ferrari 375 Plus ©DR
[1] Anecdote racontée par Maurice Trintignant à Reims en février 1994 lors de la présentation de la Cobra Daytona de ATS.
[2] Allusion à la pensée qu’eut Enzo Ferrari en apprenant la victoire d’une de ses voitures sur Alfa Romeo dont il avait dirigé le département course avant guerre pendant plus de quinze ans : « Ce jour-là, j’eus l’impression d’avoir tué ma mère ».