Les Grands Prix sont éternels. Ils apparaissent pourtant moins souvent qu’ils ne disparaissent. Particulièrement depuis la vague exotique des années 2000. Où sont passés les Grands Prix de Turquie, d’Inde, de Corée ? La place leur avait pourtant été faite par ceux d’Europe (Valence), du Portugal, des Pays Bas et même de France… Faut-il qu’un Grand Prix bénéficie d’un environnement particulier pour perdurer – sur un même circuit – pendant des décennies ! Tel celui de la Principauté . Depuis le Grand Prix de Monaco 1929, 89 années se sont écoulées et 64 éditions du Championnat du monde de F1 depuis 1950. Mais pour cela il a fallu que des circonstances particulières bénéficient d’une volonté exceptionnelle !
Olivier Rogar
Voir 1e Partie : Grand Prix de Monaco 1929 1/3
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Années folles
Folie et mort ont été la normalité de millions d’hommes écrasés par quatre ans de guerre. C’est pourtant les années de paix qui suivent que l’on qualifie de folles. Folles de liberté, affranchies d’une morale qui a mené le monde à l’abîme. Le monde paysan cède la place au monde ouvrier, la terre cède à la consommation, la campagne à la ville et la durée à l’éphémère. Les héros vivent avec leurs gueules cassées. Ou survivent avec leur humanité en berne. Les filles coiffées et vêtues court entraînent leurs compagnons dans une sarabande étourdissante, celle qui permet de vivre, de jouir, de ne plus penser.
Surtout de ne plus penser. Tous les paterfamilias ploient sous les assauts déterminés du progrès et de l’émancipation. Les miraculés du carnage tentent de reprendre le fil. L’indicible les a épargnés, ils n’épargneront pas le sort. Leur sort. Explorations, exhibitions, traversées, records, exploits, nuits de princes, verres danaïdes, toujours remplis, toujours vides, dépassement en conscience de toutes les limites. Les années de folie n’ont pas eu raison d’eux. Ils feront donc de leur sursis les années folles.
Principauté
Chemins muletiers et opéra Garnier : Monaco, entre deux corniches, deux pays et deux mondes éclaire la côte méditerranéenne du prestige d’hôtes illustres. Leur émancipation consiste plutôt à tolérer celle des autres. Leurs fêlures n’ont pas les mêmes causes. C’est pourtant là, entre Cannes et la Turbie, que débutent ou finissent toutes les modes. Charleston en tête avec musiciens, volutes de fumées nacrées et effluves alcoolisées. Francis Scott Fitzgerald et Zelda, fuyant, comme nombre de leurs compatriotes, les affres de la prohibition donnent corps à leurs amours tumultueuses… Et puisqu’on parle d’amours, Picasso les peint, Rudolphe Valentino les subit, Joséphine Baker les souhaite, Mistinguett et Maurice Chevalier les exhibent pour un temps….
Cette France, épargnée mais meurtrie, avide de légèreté, sensations et amours, se résume au parcours du train bleu. Paris – Monte Carlo. Happy fews direz-vous ? Fews, certes. Mais happy ? Les ballets russes sont en résidence d’hiver à Monte Carlo. Les séjours de Diaghilev à l’Hôtel de Paris ont déjà laissé une marque indélébile. Est-ce suffisant ? Le Casino n’a pas épuisé ses redoutables mystères. Les Eiffel, Reinach, Ephrussi et consorts, du moins ceux qui vivent encore, propriétaires des extravagantes villas de St Jean ou Baulieu, ne sont plus l’objet de toutes les interrogations. L’intelligence, après le carnage, soulève plus de suspicion que d’intérêt. Il faut donc s’étourdir.
Société des Bains de Mer (SBM)
A ce propos, la principauté de Monaco peut rendre grâce au Prince Charles III qui a eu l’idée de créer la Société des Bains de Mer. Il s’agissait de pallier la défection des communes de Roquebrune et Menton, rattachées à la France en 1860. Avec elles s’étaient volatilisés les revenus de la culture des oliviers et des citrons. A l’exemple des stations balnéaires à la mode on créée le casino et les hôtels de luxe – dont l’Hôtel de Paris. Cela permet d’attirer suffisamment d’amateurs pour renflouer les finances de la principauté. D’ailleurs en 1869 le Prince peut supprimer les impôts personnels, fonciers et mobiliers. Et voici le gotha international qui débarque sur la côte. Sérénité fiscale, climat méditerranéen et divertissements : What else ?
Automobile Club de Monaco (ACM)
Divertissements d’autant plus nombreux que l’on est en pleine mutation technologique. Le « Sport Vélocipédique Monégasque » (SVM) a été fondé en 1890. En 1907 il devient « Sport Automobile et Vélocipédique de Monaco» (SAVM). Alexandre Noghès, Trésorier Général des Finances de la Principauté en devient le Président dès 1909. Il propose un projet de grande course automobile : le premier Rallye Automobile de Monaco. Il aura lieu deux ans plus tard, du 21 au 29 janvier 1911, consacrant à la fois, l’intérêt de la Principauté pour le progrès et le savoir-faire d’Antony Noghès, son fils, cheville ouvrière du projet. Une marseillaise Turcat-Mery 25 HP menée par l’aviateur Henri Rougier triomphe à la moyenne de 13.8 km/h devant vingt-deux autres participants.
Mais le monde du sport automobile se structure et en 1925 le SAVM cède la place à « L‘Automobile Club de Monaco » (ACM). Antony Noghès, devenu son Commissaire Général, se voit confier la délicate mission de faire adhérer le Club à « l’Association Internationale des Automobiles Clubs Reconnus » (AIACR), créée en 1904 à l’initiative de l’Automobile Club de France et regroupant les Automobiles Clubs de tous les pays organisant des courses. L’enjeu est d’autant plus important que précisément en 1925, l’AIARC a lancé le « championnat du monde des manufacturiers »
Las, à Paris où il s’est déplacé pour plaider la cause de l’ACM, on fait comprendre à ce délégué bien dépité que cette candidature n’est pas recevable. Pour une raison aussi simple et qu’imparable : aucune course n’a encore eu lieu sur le territoire de la Principauté.
Championnat du monde
En 1925, L’ACM a décidé d’accueillir une course du nouveau « Championnat du Monde des Manufacturiers ». Il est heureux que le projet de l’ACM ait eu un futur incomparablement mieux construit que celui dudit championnat. En d’autres termes, si la FIA de l’époque a lancé le championnat des constructeurs de l’époque, il s’est trouvé peu de constructeurs motivés sur les moyens et long terme. C’était pourtant une manière de valoriser les usines dont les bolides remplissaient depuis un moment les tableaux d’engagement des nombreux Grands Prix et courses de côte organisés partout en Europe. Mais cela avait un coût prohibitif dans un environnement rendu instable par des règlements changeant chaque année.
Particularité notable du nouveau championnat, les points sont attribués par ordre croissant. Le premier en marque 1, le second 2, le troisième 3 et le quatrième et les suivants 4, ceux qui ont abandonné 5 et ceux qui, bien qu’inscrits, n’ont pas participé 6. Logiquement le champion est celui qui a marqué le moins de points. Les épreuves se disputent en Europe certes, mais également aux USA en intégrant les 500 miles d’Indianapolis.
Trois titres attribués seulement
Malgré une concurrence clairsemée, voire très clairsemée parfois et de nombreuses péripéties allant du retrait soudain de concurrents majeurs à l’annulation pure et simple de courses, le titre a été attribué trois années de suite : à Alfa Romeo en 1925, Bugatti en 1926 et Delage en 1927. (1)
Quant au championnat 1928, l’Association Internationale des Automobiles Clubs Reconnus – AIACR – devant l’échec relatif de la Formule 1500 cc, décide d’en changer les règles, donnant de ce fait à chaque constructeur un prétexte pour ne pas construire de nouvelle voiture. Sur les sept Grands Prix retenus pour l’attribution du titre, seul le Grand Prix d’Europe couru à Monza le fut selon les règles établies. Les autres furent annulés ou courus selon des règles différentes… Des questions sur les liens entre les concurrents et les organisateurs du championnat ?… Sur les échanges d’idées ?… Sur le réalisme ? … Un décalage complet semble avoir existé entre la vision des uns et les possibilités des autres. Le titre ne fut donc pas attribué. (2)
Antony Noghès
Tout cela ne rebute pas Antony Noghès. A trente cinq ans, il se met au défi de créer une course sur le territoire de la principauté. Autant dire en ville. Mais cela ne s’est pas encore fait pour les circuits hébergeant leur Grand Prix national. on a vu les premières courses se disputer de ville à ville, les courses sur ovales, puis les circuits à la campagne, mais les circuits en ville, jamais.
Les quelques interlocuteurs auprès desquels il s’ouvre de sa réflexion sont plus que sceptiques. Organisation. Logistique. Technique. Tout semble insurmontable. Un simple rail de tramway pouvant constituer pour les pneus étroits d’une Bugatti 37, une ornière lugubre. Sans compter les marches entre les quais des Etats Unis et Albert 1er ou du côté des gazomètres. Et même les pavés… Alors Louis Chiron conseille pour le sport. Jacques Taffe pour la partie technique. Peu à peu les pièces de l’improbable puzzle se mettent en place. L’administrateur de la SBM, René Léon, sensible aux retombées et au prestige d’un tel projet, accepte de le financer. D’ailleurs en 1928, la SBM rachète l’Hôtel Hermitage puis inaugure respectivement l’Hôtel Monte-Carlo Beach et le Monte-Carlo Country Club. De quoi offrir aux futurs spectateurs et autres visiteurs, des lieux d’hébergement et de loisirs de tout premier ordre.
Antony Noghès a rencontré son destin : le circuit existera. Il sera en ville. Une première mondiale. Le 18 octobre 1928 la Gazette de Monaco peut titrer « Nous sommes heureux d’apprendre que le 13 octobre, l’AIACR a admis l’Automobile Club de Monaco comme club national, ce qui porte à 34 le nombre de pays représentés ». A la même date le désormais « Grand Prix de Monaco » a été inscrit à l’agenda de la saison 1929, au 14 avril précisément. On pourra désormais parler du Grand Prix de Monaco 1929 !
A suivre …
Notes
1 : Voir notre note sur le championnat du monde 1927 remporté par Delage et Robert Benoist.
2 : En 1929 la saison compte vingt-cinq Grands Prix et sept d’entre eux sont encore retenus pour le Championnat. Pour que les choses soient simples et bien comprises on modifie une nouvelle fois les règles. Consommation limitée à 14 kg aux 100, poids réduit à 900 kg à sec et distance minimale à parcourir de 600 km. Que pensez-vous qu’il advint ? Chaque organisateur fit ce dont il avait envie. Courses réservées aux voitures de sport, courses annulées, consommation non prise en compte, distance insuffisante : chacun fit de son mieux pour se disqualifier ! Seul le Grand Prix de France le 30 juin respecta les règles établies. Mais seul n’est pas assez. Le titre ne fut donc pas attribué.
1930 ne dérogea pas à la nouvelle règle. Au total des saisons 1928, 1929 et 1930 seules quatre courses seront courues selon cette formule dont trois seront gagnées par Bugatti. Adieu titre et championnat du monde. Ce qui ne décourageait pourtant pas les nombreux candidats à l’organisation de courses. Ni les pouvoirs sportifs qui se réorientèrent vers un championnat d’Europe qui allait voir émerger une nouvelle ère, celle des titans.