Graham Hill
8 décembre 2023

Graham Hill : Dernier vol pour Elstree

Le 29 novembre 1975 aux alentours de 22h, le petit avion transportant Graham Hill et son équipe de F1 s’égara dans le brouillard du nord-ouest de Londres et s’écrasa sur un terrain de golf proche de l’aérodrome où il devait se poser. L’iconique champion qui avait bravé sur les pistes tous les dangers inhérents au sport automobile de ces années de gloire sanglante bouclait son parcours de manière ahurissante. Une sorte d’injustice pour ses proches.

Pierre Ménard

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Hill’s back

Interlagos 1974, Graham Hill est encore pilote dans sa propre écurie. A ses côtés, avec la chemise blanche et noire, le team manager Ray Brimble © DR

Le samedi 19 juillet 1975, quelques heures avant le départ du Grand Prix de Grande-Bretagne, eut lieu une bien émouvante cérémonie sur le circuit de Silverstone : en tenue de ville, cheveux au vent, le grand Graham Hill s’offrit un tour de piste sur la GH1 Embassy-Hill de son écurie, pour saluer une dernière fois la foule extatique consciente de vivre là un moment exceptionnel. Quelques semaines plus tôt sur le circuit de Monaco qui lui avait tant réussi par le passé, le célèbre moustachu avait subi l’affront d’une non-qualification. Hill, qu’on pouvait parfois qualifier de « têtu », avait instantanément compris le message : place aux jeunes, les vieux derrière le muret pour diriger l’équipe. Sa femme Bette et ses enfants, Brigitte, Damon et Samantha avaient alors soupiré de soulagement.

Too old to race

Dans ces années soixante et soixante-dix, les week-ends de course étaient autant de périodes de stress étouffant pour les proches du pilote : comme le disait Henri Pescarolo, on mourait beaucoup à cette époque. Graham Hill fut un des pilotes, avec Stirling Moss, qui cumula le plus d’heures passées derrière le volant, toutes catégories confondues. Il lui est arrivé de disputer une soixantaine d’épreuves dans une saison (faites le calcul avec 52 week-ends). La course, c’était sa vie, sa famille ne pouvait que l’accepter. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on collait un chronomètre dans les mains des femmes, ou petites amies, des concurrents, histoire de détourner leur esprit enfiévré du possible accident à venir.

C’était une époque où la mort accompagnait le pilote partout où il allait. Damon Hill l’avait dit lors d’une interview au Guardian : « On vivait avec, elle était omniprésente ». Son père avait piloté durant la période la plus demandeuse de vies sur les circuits, mais s’en était plutôt bien sorti, hormis ses deux jambes brisées au Glen fin 1969. Il avait poussé le bouchon jusqu’au bout, jusqu’à ces qualifications calamiteuses en Principauté. Il avait 46 ans, un âge canonique pour un pilote de Formule 1 ! Il était temps de passer à autre chose.

Graham Hill
Monaco 1975, Graham comprend qu’il est temps de mettre pied à terre © DR

Nouvelle voiture, nouveau pilote, nouveau soutien

Il avait fondé son écurie en 1973, d’abord en pilotant une Shadow aux couleurs du cigarettier Embassy, puis en faisant construire chez Lola un châssis neuf qu’il appellerait Hill en 1975 suite à un accord avec Eric Broadley. La première mouture, la GH1, était lourde et manquait d’adhérence, la deuxième, dessinée par Andy Smallman et prévue pour 1976, devait remédier à ces deux problèmes principaux. L’une des deux monoplaces blanc et rouge était alternativement pilotée par le spécialiste de l’endurance Rolf Stommelen, et l’Australien bourru Alan Jones. L’autre fut confiée en cours d’année 1975 à un espoir anglais, Tony Brise, qui ramena le premier point au patron dès son deuxième grand prix, en Suède. Dès lors, les aléas de la mécanique privèrent le jeune homme de performances promises, mais avec une bonne voiture, toutes les attentes étaient permises.

La GH2 fut déverminée dans la froidure de l’automne sur la piste de Silverstone, et il fut décidé de profiter du climat clément de la French Riviera lors des traditionnels essais de novembre au Paul Ricard pour affiner les réglages. Andy Smallman voulait y tester les premières améliorations dans des conditions atmosphériques plus proches de ce que les voitures auraient à subir durant le championnat. Une partie de l’équipe transportant la monoplace et les pièces détachées partit par la route, tandis que le Piper Aztec PA-23-250D mené par Graham himself convoya vers le plateau du Castellet Brise, Smallman et les mécaniciens Tony Alcock et Terry Richards, ainsi que le Team Manager Ray Brimble.

Avec Tony Brise, ici à Watkins Glen en 1975, Graham Hill était sûr d’avoir trouvé la perle rare qui prendrait la relève © DR

Le 28 toute la journée, ainsi que le matin du 29 novembre, la belle F1 coiffée de son impressionnante prise d’air lima le bitume du tracé provençal. Malgré un sous-virage persistant et un embonpoint toujours trop important laissant la voiture à deux secondes pleines des temps réalisés par Tony ici-même lors du Grand Prix de France quelques mois plus tôt, l’ambiance était au beau fixe dans l’équipe. Le grip n’avait rien à voir sur ce goudron balayé par le Mistral glacial avec celui du circuit sous l’écrasante chaleur de juillet. Et puis, Graham rassurait : il venait de négocier une belle hausse de sponsoring de la part d’Embassy (on parla de numéro à six chiffres !), l’équipe allait pouvoir faire des investissements conséquents.

Le temps se gâte

Le samedi 29 au soir, Bette Hill avait organisé dans leur belle maison de Lyndhurst un petit dîner sans chichis avec un couple de voisins, Bert et Doris, ainsi qu’avec la marraine de Brigitte, Fay Coaklay. Brigitte était partie s’éclater à l’anniversaire d’un copain ; plus jeunes, Damon et Samantha étaient restés. Initialement, Graham devait revenir lundi pour le lunch, mais il avait songé à ses boys exténués par une saison dure et certainement désireux de retrouver leurs familles pour le dimanche. Aussi, avait-il envoyé un télex à sa femme pour lui dire qu’il serait finalement là en fin de soirée.

Graham Hill
Grand Prix de Grande-Bretagne 1975, Bette Hill est radieuse : son mari chéri ne risquera plus sa vie au volant d’une voiture de course © Sutton Images

En début d’après-midi par un temps splendide, le Piper piloté par Graham Hill et emmenant Brise, Smallman, Alcock, Richards et Brimble, décolla du Castellet et mit le cap sur Marseille-Marignane. Le pilote y déposa son plan de vol prévoyant un atterrissage en toute fin de soirée sur l’aérodrome d’Elstree, au nord-ouest de Londres, avec la possibilité de se dérouter sur celui de Luton, mieux équipé en cas de visibilité précaire. Graham enregistra l’information, mais garda en tête qu’ils avaient tous leur voiture sur le parking d’Elstree et que cet aéroport était proche du village de Shenley où lui et sa famille s’étaient installés dans leur belle maison au début des années soixante-dix. A 17h47, le petit six-places s’envola pour un trajet de quatre heures environ devant l’amener dans la lointaine banlieue de la capitale britannique. Mais, aux abords de la Manche, le temps changea du tout au tout.

« Ce ne peut être que Papa »

A 20h45, Graham fut informé par le contrôle de navigation de Londres que la visibilité à Elstree était réduite à 2000 m et le plafond à 900. Trois quarts d’heure plus tard, le Piper passa plein ouest en approche d’Heathrow où on lui indiqua une purée de pois sur Elstree limitant la visibilité à 800 m. On lui proposa de se détourner sur Luton où la piste était équipée d’une aide radio avec procédure d’approche aux instruments, à l’inverse de celle d’Elstree qui ne disposait que de simples feux de bords de piste. Il faut savoir qu’à cette époque sur ce genre d’appareil, une approche aux instruments était plus longue que celle, manuelle, laissée à l’entière responsabilité du pilote. Est-ce cela qui fit pencher la balance ? Toujours est-il que le commandant de bord décida de faire confiance à son jugement et son expérience en maintenant le cap sur Elstree.

Damon avait quitté la table une fois le dessert avalé et était dans le salon, vautré devant la télévision quand le programme fut interrompu par un flash spécial. Les convives dans la cuisine virent surgir l’adolescent, le visage blanc : « Maman ! Ils viennent d’annoncer qu’un petit avion privé en provenance de Marseille s’est s’écrasé sur le golf d’Arkley. Ce ne peut être que papa », ainsi que le rapporterait plus tard Bette Hill (1). La suite ne fut qu’une immense confusion, Bette hurlant qu’elle voulait aller sur les lieux serrer une dernière fois dans ses bras son amour disparu, heureusement maintenue par les gens présents, dont la police qui venait d’arriver. Des amis et les parents de Graham se retrouvèrent tous dans l’immense maison, se tenant par la main et pleurant celui qui venait de prendre son dernier départ.

Le Piper Aztec immatriculé N6645Y était en parfait état de maintenance, mais non assuré © DR Air-Britain Photographic Images Collection

L’injustice

Les Hill, leur famille, leurs proches, l’Angleterre et le monde du sport plus généralement étaient sous le choc. Un peu comme pour Jim Clark sept ans auparavant, mais là c’était différent, comme le rappelait Damon dans cette interview au Guardian : « Il venait de raccrocher. Ma mère, mes sœurs et moi avions baissé la garde après nous être préparés au pire pendant des années ». Bette commenta : « Disparaître de cette façon après tout ce qu’il avait affronté, c’est presqu’injuste ». Les funérailles dans l’abbaye de St Albans furent impressionnantes : 3000 personnes à l’intérieur, 1000 dehors, tout le gratin du sport automobile rassemblé pour cet ultime adieu. Les gens se découvraient au passage du corbillard et la police faisait escorte. Graham fut incinéré, puis enterré dans leur petit village de Shenley.

Passés les premiers moments de douleur intense, Bette Hill fit preuve d’une grande force morale. Elle assista, en plus de celles de son mari, aux funérailles des cinq autres passagers. « Je n’étais pas une héroïne. J’étais juste une des six femmes qui avaient perdu leur amour dans cet accident », concluait-elle. Elle se rappela la bienveillance de ces épouses éplorées et de ces enfants esseulés. Mais hélas, le temps du réconfort ne dura pas.

L’Accidents Investigation Branch enquêta naturellement sur les causes du drame. Comme souvent dans ce genre d’accident, elles ne furent évidemment pas établies comme une vérité gravée dans le marbre, mais une hypothèse tint la route : malgré toute son expérience et sa maîtrise, Graham Hill avait certainement mal apprécié les lumières de la petite ville de Barnet à travers l’épais brouillard, les confondant avec celles de la bourgade de Borehamwood à quelques kilomètres et située à côté de l’aérodrome d’Elstree. Il est donc fortement probable qu’il engagea la descente – bien trop tôt – et se retrouva à quelques mètres au-dessus des greens du golf d’Arkley, situé à six kilomètres de la piste d’atterrissage. Le train sorti accrocha la cime des arbres, l’avion fut déséquilibré et alla s’écraser dans un talus hérissé de feuillus. Selon des témoins, un violent incendie se déclara aussitôt. La seule consolation, si on peut dire, est que les six passagers furent certainement tués sur le coup. Mais le plus sordide restait à venir.

Une des toutes dernières images de l’équipe Embassy-Hill, au Paul Ricard fin novembre 1975 © DR

Défaut d’assurance

Le rapport d’enquête fut publié en septembre 1976. Outre les conclusions sur les causes du crash, il indiquait de graves manquements vis-à-vis de l’administration de l’aviation civile. L’avion avait été acheté en 1972 par une société qui n’avait pas pris la peine de rayer sa première appartenance dans les registres. Son immatriculation avait été, de façon incompréhensible, maintenue, mais il était clair que N6645Y était exploité sans certificat de navigabilité car celui-ci avait expiré. Idem pour sa qualification de vol aux instruments, périmée. Quant à Graham, il avait tout simplement omis de renouveler sa licence de pilote privé autorisé à embarquer des passagers. Pour résumer, ni l’avion, ni son pilote n’étaient assurés !

Lorsque les familles des membres défunts de l’équipe voulurent faire valoir leurs droits à un dédommagement en 1977, les compagnies leur avancèrent les arguments énoncés ci-dessus et leur conseillèrent de se débrouiller avec madame Hill. Celle-ci fut traînée devant les tribunaux et dut vendre à peu près tout ce qui était en son avoir, à commencer par la belle villa de Lyndhurst, suivie par tous les objets chers au disparu. Bette, Brigitte, Damon et Samantha se retrouvèrent quasiment à la rue et vérifièrent en cette occasion que le cercle de leurs « amis » s’était considérablement réduit. « Les gens voulaient Graham, ils ne voulaient pas de nous seuls », concluait amèrement Damon, toujours pour le Guardian.

Les années qui suivirent furent difficiles, tout le monde devant trouver un job pour survivre. Pour sa part, Damon Hill se dégota un emploi de coursier et dut ramer comme un forcené pour s’imposer dans le monde du sport automobile (2). A ce sujet, on rappellera juste l’épisode du transfert financièrement exorbitant en 1997 vers Arrows du champion du monde viré de façon très douteuse de chez Williams. Beaucoup de gens, et pas des mieux informés, crièrent au scandale, mais le pilote rappela à tous qu’il désirait plus que tout mettre les siens à l’abri et ne voulait pas leur faire vivre ce qu’il avait dû endurer après ce foutu 29 novembre 1975.



Notes :

(1) Les extraits utilisés dans cette note proviennent du dernier chapitre de l’autobiographie de Graham Hill : Graham, with Neil Ewart. De façon ironique, le livre fut achevé trois jours avant que Graham descende au Castellet avec son équipe. Bette ajouta donc une quinzaine de pages pour évoquer cette période traumatique de l’accident et des jours qui suivirent.

(2) Lorsqu’il voulut débuter dans la compétition, Damon Hill dut s’endetter plus que de raison, et ne put réunir la somme voulue (130 000 ₤) que grâce à un généreux coup de pouce de George Harrison. Une fois qu’il se mit à vivre sur le standing des top drivers, Damon voulut régler sa dette auprès de l’ex-Beatle, qui refusa.

George Harrison aida le fils parce qu’il avait adoré le père © DR
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