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Gerry Birrell : Lost Before His Time

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Circuit de Rouen-les-Essarts, Grand-Couronne/Orival, Seine-Maritime, le 23 juin 1973
(le bruit d’un carton qui explose)

L’univers infini s’est comprimé en une bulle d’intimité de quelques centimètres carrés, faite d’un saute-vent minuscule, d’un volant frappé de la signature CHEVRON, d’un compte-tours central qu’encadrent deux manomètres de pression d’huile et température d’eau.

Patrice Vatan


Les yeux de Ken Tyrrell

Il n’a disposé de sa Chevron B25, châssis 25-73-09, que tardivement, car bloquée en douane. Il a rabattu la visière de son casque bleu Ecosse orné de la croix de saint André et enjolivé du chardon écossais [1].

Il est concentré au maximum car il sait Ken Tyrrell avoir fait le déplacement de Ockham pour le voir courir – on parle de lui pour remplacer Stewart à la fin de l’année, un secret absolu.

Gerry Birrell
Gerry Birrell – Thruxton 1973 Chevron B25 Ford BDA © DR

Il dévale la descente du Nouveau Monde à fond quasi absolu ; grand gauche à peine esquissé puis le terrible virage des Six-Frères se profile en amont du saute-vent à quelque 240 à l’heure. Pied dedans, thinking about Ken Tyrrell.

Fin de l’après-midi, on s’est posé au sommet de la butte surplombant le fameux virage. Les essais vont prendre fin mais une auto déboule, esseulée, le gars va être dans un tour rapide. Tension.

De mon perchoir j’admire la pureté éthérée de cette petite monoplace noire traversée d’une flèche jaune, que scotche au tarmac un aileron arrière largement positionné en porte-à-faux.

La dérive des Six-Frères

Gerry Birrell imprime un léger mouvement du poignet au volant de mousse pour faire dériver l’auto en sortie des Six-Frères et la placer idéalement en vue de l’épingle. Comme prisonnière de rails invisibles, l’auto ne tourne pas. Pneu avant gauche à plat.

Située à la hauteur des yeux du pilote, la double glissière de sécurité est à quelques dizaines de mètres qui se réduiront à rien dans la seconde suivante, alors que l’attelage machine/pilote fond sur elle à 66 mètres à la seconde.

Birrell écrase le frein. Vain réflexe conditionné. J’entends le bruit d’un carton qui explose.

Alors une chape de plomb. On la connaît cette sensation d’une extrême pesanteur, d’irréalité subitement incarnée. Je la subirai encore le mois prochain à Zandvoort. Elle se lève, noire, nauséabonde autour de nous qui avons compris dans la seconde. Elle force au silence.

Gerry Birrell
Stèle érigée au début de ce mois à l’endroit du virage des Six-Frères, à la mémoire des six pilotes morts à Rouen-les-Essarts © Patrice Vatan

Le sordide et l’abject

Une dispute éclate soudain, incongrue, obscène, violant le recueillement tacite. Un type reproche à sa femme qui filmait d’avoir raté le crash. Donne-moi la caméra, t’es pas foutue de filmer correctement, moi je raterai pas le prochain crash, putain !

Émergeant de la vague d’indignation qui soulève les témoins de la scène, deux gars se lèvent, invectivent le couple. Ils ne se connaissent pas. l’un d’eux, un grand costaud ressemblant à l’acteur Michel Constantin saisit le mari par le colbac et l’éjecte du lieu, sa femme le suit en gueulant, arguant qu’ils ont payé leurs places et qu’ils vont aller aux flics.

L’autre homme, un brun sec comme un coup de trique, nerveux, se range aux côtés du premier « justicier ». L’indignation est générale. Comment peut-on prendre un accident mortel pour une simple péripétie de course ? Comment oser regretter d’avoir manqué de filmer un accident mortel ?

Je me joins à ces deux hommes. Présentation.

Ils s’appellent Jean-Paul Copatey et Jean-Michel Sacaze. Le soleil est encore haut sur le bocage normand.

Cette fatalité fera de nous des amis pour la vie. Quand de la mort d’un homme naissent des amitiés fortes. Quand Dieu joue aux dés avec ses créatures.

Nous avons enterré Jean-Michel le 13 mars dernier. Jean-Paul, surnommé Le Cake en raison d’un chargement de cakes que son stradair avait déversé sur le périph’, Le Cake, donc, s’est tiré une balle dans la bouche il y a déjà un bail.

Kara Birrell, « Lost before his time »

Kara Birrell n’avait que 18 mois quand son père s’est tué il y a cinquante ans jour pour jour. L’évidence s’est vite imposée que cet homme était beaucoup plus que son père, qu’il symbolisait aux yeux des Anglais, des Ecossais surtout, quelque chose de l’ordre du symbole, un des fiers « Flying Scots » parmi des types comme Archie Scott Brown, Ron Flockhart, David Coulthard et dont Jim Clark et Jackie Stewart sont des icônes absolues.

Kara vient de mettre en ligne un site consacré à cette figure [2].

Un livre sur celui qui à 28 ans est parti avant l’heure, est sorti à l’occasion du cinquantenaire [3].

Qu’un colis tombe des mains du livreur Fedex, qu’un carton de livres s’éventre dans l’escalier, qu’un môme shoote dans une boîte à chaussures, alors ressuscite d’instinct dans ma mémoire auditive le bruit d’un carton qui explose.

image © https://gerry-birrell.co.uk

[1] Un homme qui se nomme Gérard Gamand et qui incarne aujourd’hui par son physique et sa « persona » l’archétype du pilote de course court avec un casque identique à celui de Gerry Birrell. Un hommage assumé.

[2] https://gerry-birrell.co.uk/home/

[3] https://tinyurl.com/8wjvtpkt

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richard JEGO

Gerard GAMAND édite l’excellente bien que chère revue AUTODIVA .

PASCAL STARTARI

Pendant longtemps je me suis demandé ce qu’était devenu Gerry BIRRELL et je n’ai découvert son terrible accident à Rouen, il n’y a que quelques années avec effectivement la narration de cette réaction sordide de ce couple d’odieux personnages . C’est un bel article en hommage à ce pilote qui aurait pu remplacer Jackie STEWART chez Tyrrell et qui nous montre au travers de la réaction révoltée de vos amis et de vous même qu’heureusement parmi les spectateurs, il y a de vrais passionnés, des purs du sport automobile qui sont là pour vibrer avec respect et admiration aux exploits… Lire la suite »

rey

Quel magnifique témoignage tout de passion, d’intensité et (malheureusement) de réalisme. Et dans lequel vous insufflez une forme de tragédie des temps modernes ou les héros disparaissent en pleine gloire, dans l’infinie tristesse de ceux qui les admirent et dans l’ignorance de ceux qui n’ont rien compris. Un bel hommage à ce merveilleux pilote écossais dont Gérard GAMANT, que vous citez, a fait un très beau portrait en 9 pages dans son AUTODIVA n°6 de début 2011. Poursuivez votre œuvre, Messieurs VATAN, FIEVET and co. En dignes héritiers des MOITY, CAHIER et ROSINSKI d’autant, et de Monsieur RIVES de toujours.… Lire la suite »

Olivier Favre

Merci pour ce message et pour vos encouragements aux contributeurs de CC. Ils sont appréciés, surtout quand on connaît un petit coup de mou en se demandant si tous ces efforts à rappeler un passé révolu ont bien un sens.

ferdinand

Produire de beaux récits, faire revivre des figures comme il n’en existe plus, ça a un sens.
Il ne s’agit pas de perpétuer des légendes frelatées ou de radoter des anecdotes recuites mais de rappeler comme le monde était différent, combien on peut le regretter mais aussi combien il était terrible.
Merci de vos efforts à tous.

Olivier Favre

Merci d’avoir rappelé le souvenir de ce pilote disparu bien avant d’avoir pu démontrer son potentiel au plus haut niveau. Un peu comme Tony Brise ou Roger Williamson.
Si j’ai toujours été sceptique quant au fait qu’il aurait pu remplacer Stewart chez Tyrrell, je ne doute pas qu’il aurait eu l’occasion de débuter en F1 en 1974. Le fait d’être dans le giron de Ford lui aurait certainement offert l’une ou l’autre opportunité cette année-là.

Dagniesse

Terrible réalité de l’époque et encore bien longtemps après. Beaucoup de pilotes ont semble-t-il adopté les couleurs de Gerry Birrel. Mon seul souvenir de lui remonte près d’un an plus tôt lorsqu’il était l’équipier de Claude Bourgoignie sur la Ford Capri aux couleurs BP des 24H00 de Francorchamps. Photo de 1972 réalisée par mon père.

saga 203.png
Muratori

Bonjour à tous, Gerry Birrell était-il à l’origine de la conception et de la fabrication des karts Birel? Précédemmement kartman? Dans les années 65/70, j’avais le choix entre les châssis Birel ou un Vacquant. J’avais finalement opté pour un Tecno squale à moteur Parilla. Choix dicté par les performances des Formule FF, F3 et F2. J’ai appris à piloter en prenant beaucoup de plaisir. Je regrette que l’accession aux sports mécaniques soit devenue si onéreux pour les jeunes, que les circuits ne soient pas plus nombreux pour apprendre à conduire, pour se perfectionner et maîtriser son véhicule et pratiquer le… Lire la suite »

Linas27

Pas de rapport avec le pilote. Birel a fabriqué des Karts en Italie à Lissone au Nord de Monza depuis la fin des années 50. L’ entreprise a commencé par produire des bicyclettes.

ferdinand

Merci.
Un de ces noms qu’on se rappelle surtout la tonalité tragique que leur apparition conférait aux articles dans lesquels on les lisait. Dayan, Salomon, Courage, Birrell, Dubos, Williamson, et beaucoup d’autres. C’est oublier qu’ils furent vivants, sans doute plus et plus intensément que beaucoup d’entre nous.

ferdinand

« Un de ces noms DONT on se rappelle surtout la tonalité tragique… »
Il est parfois bon de se relire avant de publier.


richard JEGO

Comme me l’a dit il y a 40 ans JPJ : je ne peux regretter d’avoir perdu des GP de F1 ( Lotus, Shadow ) car je suis en vie quand tant de cette époque sont partis .
Motor racing is dangerous , c’est écrit partout , hélas durement rappelé ce dimanche à SPA .

Lionel

Un petit air de Swede Savage dans l’histoire de Kara Birrell, puisque Angela la fille de Swede a co écrit un livre sur son père, qu’elle n’a jamais connue. Aussi forcé de constaté qu’aux USA, les pilotes se plantaient, on tentait le tout pour le tout pour le sauver. En Europe, comme le montre Williamson ou ce cas précis, on préféré se monter dessus entre spectateur ou dans le cas de Roger entre policier et un pilote héroïque, plutôt que d’aider. Autodiva, c’est comme Forgotten Driver ou Motorsport Mag, la petite bible de l’historien du sport auto.