26 juin 2023

Gerry Birrell : Lost Before His Time

Circuit de Rouen-les-Essarts, Grand-Couronne/Orival, Seine-Maritime, le 23 juin 1973
(le bruit d’un carton qui explose)

L’univers infini s’est comprimé en une bulle d’intimité de quelques centimètres carrés, faite d’un saute-vent minuscule, d’un volant frappé de la signature CHEVRON, d’un compte-tours central qu’encadrent deux manomètres de pression d’huile et température d’eau.

Patrice Vatan


Les yeux de Ken Tyrrell

Il n’a disposé de sa Chevron B25, châssis 25-73-09, que tardivement, car bloquée en douane. Il a rabattu la visière de son casque bleu Ecosse orné de la croix de saint André et enjolivé du chardon écossais [1].

Il est concentré au maximum car il sait Ken Tyrrell avoir fait le déplacement de Ockham pour le voir courir – on parle de lui pour remplacer Stewart à la fin de l’année, un secret absolu.

Gerry Birrell
Gerry Birrell – Thruxton 1973 Chevron B25 Ford BDA © DR

Il dévale la descente du Nouveau Monde à fond quasi absolu ; grand gauche à peine esquissé puis le terrible virage des Six-Frères se profile en amont du saute-vent à quelque 240 à l’heure. Pied dedans, thinking about Ken Tyrrell.

Fin de l’après-midi, on s’est posé au sommet de la butte surplombant le fameux virage. Les essais vont prendre fin mais une auto déboule, esseulée, le gars va être dans un tour rapide. Tension.

De mon perchoir j’admire la pureté éthérée de cette petite monoplace noire traversée d’une flèche jaune, que scotche au tarmac un aileron arrière largement positionné en porte-à-faux.

La dérive des Six-Frères

Gerry Birrell imprime un léger mouvement du poignet au volant de mousse pour faire dériver l’auto en sortie des Six-Frères et la placer idéalement en vue de l’épingle. Comme prisonnière de rails invisibles, l’auto ne tourne pas. Pneu avant gauche à plat.

Située à la hauteur des yeux du pilote, la double glissière de sécurité est à quelques dizaines de mètres qui se réduiront à rien dans la seconde suivante, alors que l’attelage machine/pilote fond sur elle à 66 mètres à la seconde.

Birrell écrase le frein. Vain réflexe conditionné. J’entends le bruit d’un carton qui explose.

Alors une chape de plomb. On la connaît cette sensation d’une extrême pesanteur, d’irréalité subitement incarnée. Je la subirai encore le mois prochain à Zandvoort. Elle se lève, noire, nauséabonde autour de nous qui avons compris dans la seconde. Elle force au silence.

Gerry Birrell
Stèle érigée au début de ce mois à l’endroit du virage des Six-Frères, à la mémoire des six pilotes morts à Rouen-les-Essarts © Patrice Vatan

Le sordide et l’abject

Une dispute éclate soudain, incongrue, obscène, violant le recueillement tacite. Un type reproche à sa femme qui filmait d’avoir raté le crash. Donne-moi la caméra, t’es pas foutue de filmer correctement, moi je raterai pas le prochain crash, putain !

Émergeant de la vague d’indignation qui soulève les témoins de la scène, deux gars se lèvent, invectivent le couple. Ils ne se connaissent pas. l’un d’eux, un grand costaud ressemblant à l’acteur Michel Constantin saisit le mari par le colbac et l’éjecte du lieu, sa femme le suit en gueulant, arguant qu’ils ont payé leurs places et qu’ils vont aller aux flics.

L’autre homme, un brun sec comme un coup de trique, nerveux, se range aux côtés du premier “justicier”. L’indignation est générale. Comment peut-on prendre un accident mortel pour une simple péripétie de course ? Comment oser regretter d’avoir manqué de filmer un accident mortel ?

Je me joins à ces deux hommes. Présentation.

Ils s’appellent Jean-Paul Copatey et Jean-Michel Sacaze. Le soleil est encore haut sur le bocage normand.

Cette fatalité fera de nous des amis pour la vie. Quand de la mort d’un homme naissent des amitiés fortes. Quand Dieu joue aux dés avec ses créatures.

Nous avons enterré Jean-Michel le 13 mars dernier. Jean-Paul, surnommé Le Cake en raison d’un chargement de cakes que son stradair avait déversé sur le périph’, Le Cake, donc, s’est tiré une balle dans la bouche il y a déjà un bail.

Kara Birrell, “Lost before his time”

Kara Birrell n’avait que 18 mois quand son père s’est tué il y a cinquante ans jour pour jour. L’évidence s’est vite imposée que cet homme était beaucoup plus que son père, qu’il symbolisait aux yeux des Anglais, des Ecossais surtout, quelque chose de l’ordre du symbole, un des fiers “Flying Scots” parmi des types comme Archie Scott Brown, Ron Flockhart, David Coulthard et dont Jim Clark et Jackie Stewart sont des icônes absolues.

Kara vient de mettre en ligne un site consacré à cette figure [2].

Un livre sur celui qui à 28 ans est parti avant l’heure, est sorti à l’occasion du cinquantenaire [3].

Qu’un colis tombe des mains du livreur Fedex, qu’un carton de livres s’éventre dans l’escalier, qu’un môme shoote dans une boîte à chaussures, alors ressuscite d’instinct dans ma mémoire auditive le bruit d’un carton qui explose.

image © https://gerry-birrell.co.uk

[1] Un homme qui se nomme Gérard Gamand et qui incarne aujourd’hui par son physique et sa “persona” l’archétype du pilote de course court avec un casque identique à celui de Gerry Birrell. Un hommage assumé.

[2] https://gerry-birrell.co.uk/home/

[3] https://tinyurl.com/8wjvtpkt

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Johnny Rives nous livre ses souvenirs de course et partage avec nous les moments forts et les rencontres de quatre décennies passées au bord des pistes. On l'attendait depuis longtemps. Edité par Classic-Courses, Coco-B-Editions et Jamval Editions ce livre de 256 pages, préfacé par Henri Pescarolo contient 165 photos couleurs et noir et blanc.
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