Cesare Carani, le médecin de la famille Ferrari avait écrit un premier ouvrage dont nous avons parlé ici-même il y a trois ans :  “ENZO e LAURA FERRARI, Storia di due grandi pazienti”. Il faut croire qu’il n’avait pas tout dit puisqu’il publie aujourd’hui une nouvelle édition « augmentée ».

Jean-Paul Orjebin

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Devoir de vacances

Nous sommes en période de vacances, en terrasse, Piazza Grande au caffé Concerto, une bouteille de Lambrusco frais quatre verres, quatre compagnons qui papotent sur les dernières nouvelles de Modène, d’abord en italien et au fur et à mesure que la deuxième bouteille se vide, de plus en plus en dialecte.

• Vous avez vu, le Professeur Cesare Carani a sorti un nouveau livre
• Oui, enfin nouveau c’est beaucoup dire, c’est le même que l’autre avec un peu plus de pages.
• En gros, il précise quelques dates et lieux, je l’ai feuilleté, il est en pile à la librairie chez Luca Fornetti à Maranello.
• Non les gars, je l’ai lu, c’est une Edition augmentée et il aborde des sujets nouveaux
• Alors raconte ce qu’il y a d’intéressant, tu nous avais déjà pas mal saoulé avec la première édition.
• Vous êtes vraiment des ingrats,, alors d’accord, mais seulement trois sujets, pour le reste, lisez le livre.

Allo, Docteur Freud ?

Les conversations intimes entre Laura et son médecin, en qui elle a une confiance infinie, révèlent un aspect du caractère d’Enzo Ferrari et même de sa pathologie qui pourrait expliquer le syndrome de Lyon, ce moment où le futur Commendatore ne supportant plus la souffrance de piloter une voiture de course oriente son futur vers le management, la peur de l’accident ne serait peut-être pas la seule raison de cette décision.

Dans un soudain désir de parler, elle confie à son docteur, d’une voix forte et à l’accent turinois prononcé, que son mari a souvent traversé des périodes de grande tristesse que parfois il lui en parlait et qu’il y a longtemps, elle l’avait accompagné chez un médecin spécialisé où il avait évoqué ses peurs, ses angoisses et ses périodes de dépression, le médecin lui avait alors prescrit un traitement.

Vu le degré de confidence, Cesare Carani va plus loin et lui demande de quelles craintes elle parlait Laura lui répond : « Il n’a jamais pris d’ascenseur, il n’a jamais pris d’avion » Elle ajoute cette anecdote significative :

            « Il y a une dizaine d’années, l’Autostrada del Sol venait d’ouvrir, Enzo me propose de l’accompagner à Milan. Nous entrons sur l’autoroute à Modène Nord et quelques kilomètres après, je m’inquiète auprès de lui le voyant sombre et silencieux, il me répond : « je me rend compte que sur cette autoroute, je ne peux plus sortir, je ne peux plus revenir, je me sens mal, je suis angoissé, j’ai hâte d’arriver, de sortir à Parme et de continuer sur notre bonne vieille Via Emilia ».

Cette crise d’angoisse se passe en réalité au moins 15 ans avant la conversation entre le Pr Carani et Laura Ferrari car la partie d’autoroute entre Modène Nord et Parme fut ouverte en juin 1959.

En discutant à bâtons rompus de cette péripétie ces jours derniers avec le Pr Cesare Carani, nous nous sommes remémorés ce moment charnière du Grand Prix de Lyon 1924. Nous avons échafaudé une hypothèse qui serait : son abandon durant les essais du GP pourrait ne pas être dû uniquement et peut-être même pas du tout à la peur de la vitesse et de l’accident mais qu’il serait possible que ce soit à cause d’une claustrophobie pathologique aigue l’empêchant d’être dans un état normal sur un circuit dont la caractéristique est que l’on n’en échappe pas, sauf à abandonner. Cette hypothèse apporterait un regard différent sur sa gestion parfois insolite de ses futurs pilotes.

Enzo et La Breschi

Un deuxième épisode, cette fois vécu par Cesare Carani l’a persuadé de l’extrême sensibilité, voire fragilité de l’Ingegnere. 1^er aout 1976, chacun de nous a cette date en tête, l’accident terrible de Lauda au Ring. Cesare n’est pas de service à l’hôpital, il déjeune chez son confrère le Dr Baldini à Levizzano, le GP d’Allemagne n’est pas diffusé à la télévision, les deux amis apprennent par la radio qu’au deuxième tour la Ferrari N°1 est accidentée et en feu. Les informations annoncent que Lauda est transporté à l’hôpital dans un état très grave.

Cesare pense évidemment au Commendatore et décide de retourner immédiatement à Modène soutenir son patient et ami. Sur place, inquiet, il sonne, on le fait entrer dans la chambre où il trouve Ferrari, le visage décomposé, les yeux rouges, manifestement en mauvais état. Le Docteur lui dit deux mots mais le vieil homme ne répond qu’en levant faiblement la main. Ne voulant pas le forcer, il sort de la chambre. Il retrouve Dino Tagliasucchi et lui confie qu’il n’avait jamais vu son patient dans un tel état, d’après lui son patron est détruit par la nouvelle de l’accident de Lauda.

Dino confirme que naturellement l’accident l’a affecté, mais surtout que la journée avait déjà très mal commencé.

Le Professeur apprendra quelques jours plus tard de la bouche de Dino que le matin du 1^er aout une terrible dispute avait eu lieu par téléphone avec la Fiamma Breschi et que leur relation était rompue.

Fiamma Breschi pour ceux qui l’aurait oublié était la compagne de Luigi Musso, une femme exceptionnellement belle que Ferrari a pris « sous son aile » après la mort de son pilote à Reims en 1958 (1).

Il la retrouvait dans une villa qu’il avait achetée près de Sasso Marconi au milieu d’un jardin magnifique, à mi-distance de Modène et de Florence où vivait la belle Fiamma , il s’y rendait souvent le samedi, y passait la journée et rentrait le soir à Modène par la Statale 64, prenant bien soin de ne pas emprunter l’autoroute. Si nous parlons de cette maison, c’est que quelques semaines après le coup de grisou du 1^er aout durant lequel il apparaitra à ses proches d’humeur massacrante, il demandera à Carlo Benzi, son homme d’affaire, de la faire vider de ses meubles et de la vendre. On retrouvera une liste écrite de la main de Ferrari recapitulant les objets à restituer à Fiamma , triste liste d’objets courants et ordinaires tellement éloignés de ce qui doit être les préoccupations d’un décideur de ce rang.

Difficile d’imaginer cet homme de 78 ans, adulé par la terre entière, capitaine d’industrie, celui qui guerroie avec Henri Ford, qui négocie pied à pied avec le Sénateur Gianni Agnelli, se mettre dans un tel état pour une déception amoureuse. Un exemple de plus de la complexité humaine et de la fragilité des cœurs. Il semblerait que ce 1^er aout 1976 l’état de son pilote champion du monde n’était pas le premier de ses tourments.

C’est ce que nous apprenons à la lecture de la nouvelle édition de Enzo et Laura Ferrari. Mais ce n’est pas tout, un chapitre aborde un évènement plus récent puisqu’il se situe en 2023

Maranellholywood

Le professeur Carani était à son bureau, la tête penchée sur son ouvrage, en train d’enrichir la première édition de son livre, quand un assistant du réalisateur Michael Mann l’appela au téléphone pour un rendez-vous. Tout Modène savait que depuis un mois les préparatifs du tournage d’un film sur Enzo Ferrari étaient en cours. Le premier assistant expliqua que Michel Mann et Penelope Cruz avaient lu son livre et qu’ils aimeraient en parler. Bien que la période traitée dans le film (1957) soit bien antérieure à celle de la rencontre du Professeur et de ses célèbres patients, le réalisateur souhaitait explorer plus en profondeur les caractères et la personnalité des protagonistes, comment le faire mieux qu’en interrogeant leur médecin.

Quelques jours après le rendez-vous est fixé et Cesare rencontre Michael Mann et La Cruz dans un bâtiment loué par la production en toute proche périphérie de Modène.

D’abord le réalisateur, mais peu de temps car il s’absentera quelques minutes pour saluer Adam Driver qui arrivait, puis Penelope qui arrive soudain rayonnante, naturelle, pas Diva du tout ce qui la rendait aux dires de Cesare encore plus charmante. (2).

Apres les banalités d’usage et avant le retour de Mann, Cesare, galant homme, lui exprime son plaisir de rencontrer son actrice préférée. Persuadée de sa sincérité, le sourire de l’actrice devint plus intense. Le retour de Michel Mann fait tomber l’ambiance, il faut bosser.

D’autant que l’atmosphère n’est plus à la bienveillance, le réalisateur américain est persuadé que Laura Garello-Ferrari avait un caractère impossible, qu’elle se disputait fréquemment avec son mari, qu’elle était insupportable notamment à cause de sa présence permanente a l’usine et qu’en un mot, elle était « folle ». C’est ainsi qu’il envisageait le personnage de son film et donc le sens de sa direction d’acteur.

Michael Mann attendait l’approbation du Professeur, ce ne fut pas le cas. Cesare lui retorqua qu’il n’était absolument pas d’accord et que très probablement il avait été mal informé (3). L’américain surpris resta coi et après une brève réflexion se retourna vers Penelope et lui suggéra de poursuivre la conversation en tête à tête avec le Professeur, considérant qu’elle était l’interprète et qu’il lui faisait entièrement confiance pour s’imprégner au mieux du personnage.

Penelope écouta attentivement le médecin de celle qu’elle devrait incarner dans quelques jours, prenant des notes durant plus de deux heures. Une nouvelle Laura émergea, éloignée de l’image caricaturale qu’elle en avait. Elle comprit la relation très étroite qui liait ce couple étrange.

Mesurant la complexité du rôle, elle sollicita Cesare une seconde fois, ils se retrouvèrent durant le tournage dans la caravane-loge de l’actrice pour quelques questions supplémentaires qui l’aideront à rendre le personnage plus crédible, plus intense peut-être plus proche de la réalité.

Lorsqu’en novembre 2023 Cesare Carani verra le film en salle à Modène, il nous dira sa satisfaction d’avoir pu influer sur le scenario et d’avoir rendu le personnage de Laura Garello plus incarné qu’il ne l’aurait été. Il regrettera en revanche l’interprétation distante, froide, sombre adopté par Adam Driver et qu’il soit passé a côté du fameux sourire d’enfant qui éclairait parfois le visage d’Enzo Ferrari, ce fameux sourire que nous rappelle sans relâche son ami Rossano Candrini lorsqu’il nous remémore le Drake.

Jean-Paul Orjebin

Enzo e Laura Ferrari par Cesare Carani – Edition mise à jour et augmentée – Artioli Editore

Notes

Fiamma Breschi née à Florence (Italie) le 24 avril 1934, décédée dans cette même ville le 21 novembre 2015, il y aurait beaucoup à dire et à écrire a son sujet, gageons que Cesare s’en empare dans un futur ouvrage.

Je confie à nos lecteurs que lors de nos conversations, je remarque que deux ans après ces rendez-vous, Cesare est toujours sous le charme de Penelope.

Durant la préparation de son film, Michael Mann a beaucoup interrogé Piero Lardi , nous doutons personnellement de son objectivité à propos de Laura Garello-Ferrari.