10 juin 2024

Les grandes heures de Vila Real : 1966-1973 – 2

Circuito a porta de casa – 2e partie

A peine Nadia nous a-t-elle servi un couscous dont le fumet ensorcelle les fosses nasales que Joaquim, toujours intarissable, reprend notre conversation là où nous l’avions interrompue. Manifestement, cette occasion de revivre les courses de Vila Real lui a donné un coup de jeune et le voilà qui aborde l’édition 1969, sans que j’aie besoin de le relancer.

– Après cette course de 68 on a voulu voir plus grand. Faut dire qu’on avait une idée en tête. La CSI était venue inspecter le circuit : pas question de faire rouler des F2, mais elle n’avait rien dit sur les sport-protos. Et certains d’entre nous étaient persuadés qu’on pouvait envisager d’être pris en compte pour le championnat du monde des marques. Moi, je n’y croyais pas. Je leur disais qu’il fallait « tirar o cavalinho da chuva », laisser tomber, quoi (1). Il y avait déjà la Targa Florio et, malgré son aura, même la Targa commençait à être remise en question. Notre tracé routier n’allait pas dans le sens de l’histoire. Surtout qu’il était beaucoup plus rapide et urbain que la Targa. Mais les vieux du comité y croyaient dur comme fer. Ils ont voulu s’aligner sur les standards mondiaux en organisant une course de six heures.

– Six heures ?

Six heures à Vila Real

– Personne n’avait jamais vu une course aussi longue au Portugal ! On a mis le paquet sur les prix, avec le soutien des sponsors locaux (2). Bien sûr, certains pilotes n’étaient hélas plus en mesure de venir (3), mais on a quand même attiré du beau monde. Surtout que sur six heures il fallait deux pilotes par voiture. Et cette fois on n’a pas eu que des Anglais. Il y avait aussi des Italiens – Moretti, vous savez, les volants Momo – les Belges de l’écurie VDS avec leurs Alfa Roméo 33, le Suisse Wicky, … On a eu une belle bagarre, la Lola de Mike de Udy visait une 3e victoire d’affilée mais c’est la Porsche 908 de Piper-Craft qui a gagné. Un beau week-end bien rempli, avec aussi les courses de Formule V et de Tourisme. Pour moi, ce fut la plus belle édition.

1969 : l’Alfa Romeo VDS de Gosselin-Bourgoignie sur le fameux Ponte Metàlica – © DR

– Donc, vous remettez ça en 70 ?

– Et comment ! Mais bon, six heures, c’était quand même long, surtout avec 25 voitures seulement. Alors, on a réduit la distance à 500 km. De toute façon, le championnat du monde, plus personne n’y croyait. Les 917 et les 512 avec les « top guns », Ickx, Siffert ou Rodriguez, c’était juste un beau rêve. Mais on a eu du mal à faire venir du gros matériel cette année-là. Faut dire que le calendrier ne nous a pas aidés : le même jour il y avait à Hockenheim à la fois le challenge Interserie et le championnat d’Europe 2 litres. Exactement les voitures qu’on voulait avoir ! Mais avec nos escudos, on ne pouvait pas rivaliser contre les deutsche marks ! On n’a eu que quelques grosses 5 litres, la Lola T70 VDS, la McLaren de Craft (4) et des GT40 de second plan.

Du vin qui refroidit

– Ce n’est pas l’année où il y avait la télé ?

– Si, Nadia a raison de le rappeler, c’était la première fois, en direct en plus. Faut dire qu’à force de m’entendre raconter mes histoires depuis 50 ans, elle les connaît presque aussi bien que moi ! Malheureusement, la course n’a pas été passionnante cette année-là, le plateau était un peu faiblard et il faisait très chaud. Et il y a eu un moment d’angoisse quand on a vu une grosse fumée noire. C’était la Lola d’Alain de Cadenet, elle a complètement brûlé. Mais le pilote était indemne, heureusement.

Vila Real 70
1970 : les 906 de Santos et Nogueira font la queue à la pompe – © DR

– C’est une autre Lola qui a gagné …

– Oui, grâce au vin !

– Comment cela ?

Ravi de son effet, Joaquim sourit :

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– Je n’ai jamais su si c’était vrai, mais il paraît que le V8 Chevy chauffait excessivement et que c’est un mélange de vin rouge et de sucre versé dans le radiateur qui l’a fait tenir jusqu’à l’arrivée ! Moi, j’étais particulièrement fier, j’étais au volant de la 404 cabriolet qui a emmené les vainqueurs Pilette et Gosselin pour leur tour d’honneur.

Lola VDS 1970
1970 : La Lola VDS victorieuse selon Benoît Deliège

Nicha acclamé

– En 1970 le championnat d’Europe 2 litres est apparu, c’était peut-être la solution pour Vila Real?

– Évidemment, c’était l’option raisonnable. Mais pour 1971, avant que les 5 litres disparaissent, on a essayé d’en avoir encore quelques-unes. Et on a encore réduit la durée : un peu moins de 250 km, comme un grand prix. Mais il y avait toujours les courses à Hockenheim le même jour. Il aurait sans doute fallu changer de date, mais c’était pas évident. On a du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais à cette époque il y avait des courses de protos chaque week-end en Europe entre avril et octobre ! Heureusement on avait de bonnes relations avec David Piper. Il n’avait pas pu venir en 70 à cause du tournage du film de Steve McQueen. Malgré son grave accident, il est venu avec sa 917 verte et il l’a confiée à notre meilleur pilote local, Mario « Nicha » Cabral.

Cabral 917
La 917 de Cabral, la 512 de Herzog et au fond la 908 de Bagration, soit les trois principaux protagonistes de l’édition 71 – © DR

– Le seul Portugais ayant fait de la F1 …

– A l’époque, c’était le seul, bien avant Lamy et Monteiro. « Nicha » au volant d’une 917, c’était déjà l’assurance d’attirer du monde, mais on a pu obtenir aussi une Ferrari 512 M d’Herbert Müller, pilotée par Herzog. Avec une vieille T70, ça nous faisait quand même trois grosses 5 litres. Mais c’est une 3 litres qui a gagné, la 908 de Bagration. Ce pauvre prince s’est fait huer par la foule qui était à fond pour Cabral. « Nicha » aurait dû gagner d’ailleurs, mais Piper lui avait dit de ménager le moteur et quand le voyant de pression d’huile s’est allumé il a préféré s’arrêter à son stand. En fait, ce n’était qu’un court-circuit et il est reparti de plus belle, mais il n’a pas pu rattraper le temps perdu.

1971 - start
1971 : Alors que les favoris sont déjà partis, on voit s’élancer la Lola T70 de Mike Coombe, la Martin-Ford d’Edward Negus (n°37) et la Gropa-Ford de Martyn Denley (n°36) – © DR

2 litres

– Donc, vous passez aux 2 litres en 72, mais sans pour autant compter pour le championnat d’Europe.

– Non, et je n’ai jamais compris pourquoi. Notre plateau était loin d’être ridicule par rapport à certaines courses de ce championnat. On avait au moins autant de protos que certaines épreuves. Voire nettement plus : à Jarama par exemple en 72, ils avaient dû compléter la grille avec des Porsche GT ! Peut-être que l’ACP n’était pas assez offensif pour défendre nos intérêts à la CSI.

– Une question de sécurité, peut-être ? Dans son livre « La victoire ou … rien » (5), Vic Elford se montre sévère avec Vila Real.

– Je me souviens de ce livre et je n’ai pas trop apprécié de lire ça à l’époque. J’y voyais une remise en cause des efforts que nous faisions chaque année pour organiser cette course. Et bénévolement pour la quasi-totalité d’entre nous. Surtout que nous n’étions pas le seul circuit contestable sur ce point, le championnat des 2 litres allait bien à Montjuich qui était loin d’être un exemple en la matière !  Mais, aujourd’hui, avec le recul j’admets qu’il avait raison ; la sécurité était une notion théorique à Vila Real.

Une dernière avant la révolution

– Il y a encore eu une édition en 73 …

– Oui, mais je n’y étais pas, je suis parti en France à l’automne 72. J’avais presque trente ans et j’étais « feito ao bife », comme on dit ici (6). Pas de boulot durable, pas de perspectives, j’avais l’impression de ne pas avoir d’avenir dans ce pays. Salazar était mort, mais le Portugal était toujours une dictature. Et cette région, le Trás-Os-Montes (« derrière les montagnes ») était la plus pauvre du pays. Chaque année je voyais partir des cousins ou des amis, la plupart en France (7). Alors, j’ai sauté le pas, moi aussi. Grâce à un copain, j’ai trouvé un boulot dans la région parisienne. C’était dans une station-service Elf, je ne quittais pas complètement l’univers de la course auto !

– Et c’est là que vous avez rencontré Nadia ?

– Oui, au début du printemps 73. Elle était arrivée du Maroc quelques mois avant moi. Evidemment, je voulais la présenter à ma famille, par exemple début juillet pour voir la course et faire d’une pierre deux coups (il sourit en regardant Nadia). Mais je n’ai pas pu prendre mes congés comme je voulais. Je venais d’arriver sur mon poste, c’était assez normal. Rodrigo et les autres me l’ont racontée, ils étaient super contents car un Portugais avait gagné, enfin ! C’était Carlos Gaspar avec sa Lola BIP. Je l’ai en miniature, elle est sortie il y a quelques mois chez Trofeu, vous savez, le fabricant portugais …

Vila Real 1973
1973 : la GRD d’Ernesto Neves poursuivie par le futur vainqueur Carlos Gaspar. La police veille ! – © D

– Oui, je connais, je suis aussi collectionneur. En 73 aussi vous aviez un plateau digne du championnat d’Europe 2 litres. Gethin, Elford (il était revenu quand même !), Lafosse, Walker, les Chevron Tergal de l’Escuderia Montjuich, …

Fin et renaissances à Vila Real

– Du beau monde, oui, mais c’était le chant du cygne. Organiser cette course sur ce circuit, non permanent, revenait de plus en plus cher et le choc pétrolier d’octobre 73 a été une catastrophe pour le sport auto ici …

– Ailleurs aussi !

– Certes, mais chez nous en plus il y a eu la Révolution des Œillets. Non que je la regrette évidemment. Enfin, le Portugal devenait une démocratie, il était temps ! Mais ce fut aussi le début d’une période de grande instabilité : inflation, nationalisations, grèves, … Je voyais tout cela depuis la France, mais mes amis me tenaient informé ; ils ont vite compris qu’il n’y aurait pas de course en 74.

– Mais ce n’était pas le point final, …

– Exact. Un club, le CAVR (Clube Automóvel de Vila Real) a été créé en 1978 et les motos sont revenues, puis les voitures l’année suivante. Et le circuit a été rénové, il fallait absolument améliorer la sécurité. Ce qui n’a pas empêché le tragique accident de 1991 (8). Là, j’ai bien cru que c’était fini pour de bon. Il ne s’est plus rien passé pendant 15 ans …

Vila Real 1979
Un plateau assez hétéroclite en 1979 – © DR

– Mais le circuit a enfin accueilli une manche de championnat du monde en 2015 !

– Oui, celui des voitures de tourisme et j’y étais ! Je venais de prendre ma retraite et de rentrer ici. Dans cette maison où j’ai pu aménager ce dont je rêvais depuis longtemps : une pièce entièrement dédiée à mes miniatures. Grâce aux photos que j’ai pu prendre à l’époque, j’ai pu reproduire pas mal de voitures ayant couru ici. Il faut que je vous les montre.

Café et miniatures

– Allez-y, dit Nadia, je vous apporterai le café là-bas. Je sens bien qu’il est trop impatient de vous montrer son musée miniature !

Joaquim est déjà debout et je le suis, évidemment très intéressé de voir une collection originale car centrée autour d’une course qui, hormis au Portugal, a laissé relativement peu de traces. Ainsi, le Sport-Auto de Crombac et Lucas n’en parle quasiment pas à l’époque et, en dehors de sites amateurs portugais, le Net d’aujourd’hui n’est guère plus prolifique. C’est aussi pour cela que j’ai voulu rappeler l’existence de ces courses à Vila Real. Déjà un peu désuètes et décalées il y a 50 ans, elles reflètent bien une époque où la passion était l’ingrédient numéro un du sport automobile, en particulier dans une région pauvre et excentrée comme le Trás-Os-Montes.

Vila Real 71
Une 512 M en ville – © DR

NOTES :

 (1) Tirar o cavalinho da chuva, littéralement « sortir le petit cheval de la pluie », c’est-à-dire renoncer à une illusion, cesser d’attendre quelque chose de très improbable.

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(2) Sur la plupart des photos des courses à Vila Real on trouve trois sponsors rarement vus ailleurs : SACOR, Mabor et Sandeman. La SACOR (Sociedad Anonima Concessionaria da Refinacao de Petroleos) était la principale compagnie pétrolière portugaise. Mabor a longtemps détenu le monopole de la production de pneus au Portugal. Quant à Sandeman, fondée en 1790 par un Ecossais, George Sandeman, c’est la plus connue des marques de vins de Porto. Créé en 1928, son célèbre logo, le « Don » avec sa cape noire, son chapeau à larges bords et son verre de porto à la main, a largement contribué à la popularité de la marque.

(3) Paul Hawkins s’était tué le 26 mai 1969 à Oulton Park et John Woolfe 15 jours plus tard au Mans.

(4) Par politesse, je n’ai pas voulu corriger Joaquim, mais la McLaren M8C de Craft en 69 n’était pas une 5 litres. Elle était propulsée par un V8 Cosworth 3 litres.

(5) « Un circuit comme celui de Vila Real nous ramène quarante ans en arrière dans l’histoire de la course automobile. La sécurité est un mot dont visiblement on n’a jamais entendu parler là-bas. » – Editions Solar, 1974 (page 332)

(6) Feito ao bife, littéralement « fait au steak ». Autrement dit, être dans le pétrin.

 (7) Selon l’historien Victor Pereira (La dictature de Salazar face à l’émigration – Presses de Sciences Po – 2012), environ un million et demi de Portugais quittent leur pays entre 1957 et 1974, dont 900 000 partent pour la France.

(8) Une Renault Clio est entrée dans la foule et a fait 4 morts et une dizaine de blessés.

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Photo d’ouverture : l’édition 1969 avec en première ligne la Lola T70 de Udy-Gardner, la 908 de Piper-Craft et la GT40 de Santos-Fernandes. En deuxième ligne l’Alfa 33 VDS de Pilette-Slotemaker et la 907 de Manfredini-Moretti – © João Lacerda

Vila Real
Le virage de la Salsicharia aujourd’hui, tel qu’on peut le voir sur Google

La course de 1969 en vidéo :

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